Travailleurs et travailleuses étrangers en France : à quand une réforme des cartes de séjour qui soit enfin protectrice, pratique et réaliste ?

Travailleurs et travailleuses étrangers en France : à quand une réforme des cartes de séjour qui soit enfin protectrice, pratique et réaliste ?
Publié le 5 novembre 2025
  • Chargée de plaidoyer Migrations chez Amnesty International France
En août 2025, Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne, a déclaré : « même s’ils ne représentent qu’environ 9% de la force de travail totale en 2022, les travailleurs étrangers ont contribué à la moitié de la croissance ces trois dernières années »[1]. Des propos qui ont fait polémique, alors que les politiques migratoires de ces dix dernières années en France tendent plutôt à restreindre les droits de ces travailleurs. Des personnes que l’on est pourtant susceptibles de croiser au quotidien, sans le savoir, dans des cuisines de restaurants, sur des chantiers publics ou en train de nettoyer nos bureaux. Il est temps de parler correctement de leur réalité pour parvenir, enfin, à une politique migratoire digne et protectrice.

En janvier 2024, la loi dite « immigration » a mis le travail des personnes étrangères au centre des débats politiques, avec l’intention de faciliter la régularisation dans les métiers en tension via la délivrance de cartes de séjour1 pour le travail dites temporaires, car d’une durée d’un an maximum2, dont l’application serait toutefois amenée à rester exceptionnelle. Il s’agit des cartes portant les mentions « travailleur temporaire » (liées à un contrat à durée déterminée) ou « salarié » (liées à un contrat à durée indéterminée). Une proposition alors plutôt soutenue par des employeurs et syndicats des secteurs concernés au fait de leurs besoins élevés en recrutement, notamment l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH) via son président et chef cuisinier, Thierry Marx3.  

Si en apparence ce type de mesures semblent également favorables aux travailleurs étrangers, elles ne répondent en réalité pas aux défaillances structurelles auxquelles ils sont confrontés. Celles-ci ont pourtant été régulièrement dénoncées par la société civile, dont Amnesty International France, dans son rapport « À la merci d’un papier – Quand l’État français fabrique la précarité des travailleur.euses étranger.es »  : illisibilité du système, délais extrêmement longs pour le traitement des demandes en préfecture, contrats précaires, conditions de travail dégradées, défaillances des plateformes de dématérialisation sur lesquelles les demandes de cartes doivent être déposées… Force est de constater que le parcours du combattant que constitue l’accès à des papiers via la démarche de régularisation par le travail dans des métiers en tension – procédure supposément facilitée par la loi immigration de 2024 – continue même après l’obtention de cartes de séjour. Du reste, les préfets disposent d’un pouvoir discrétionnaire pour l’accorder ou non. De manière générale, en matière de droit au séjour, l’inflation législative, particulièrement notable depuis dix ans, a créé un empilement de lois ayant pour seul résultat de toujours durcir et complexifier les procédures de délivrance et de renouvellement des titres de séjour.

Aujourd’hui, les limites de ce système sont patentes. Il est désormais si illisible que la situation est devenue intenable, y compris pour les employeurs et les agents des administrations chargés de l’appliquer. Mais elle l’est avant tout pour les personnes concernées, qui subissent des violations parfois multiples de leurs droits. Loin des discours politiques fondés sur l’idéologie, concentrons-nous sur l’analyse des trois défaillances principales de ce système et de leurs impacts concrets.

Constat n°1 : les travailleurs étrangers sont exploités

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Arrêtons-nous pour commencer sur les travailleurs étrangers, en situation régulière4. Qui sont-ils ? Majoritairement originaires de pays d’Afrique et d’Asie5, ils sont surreprésentés dans des secteurs essentiels de l’économie française (aide à la personne, nettoyage, chantiers publics, restauration)6. Ces travailleurs détiennent principalement des cartes de séjour courtes  (jusqu’à un an en première délivrance, selon les situations), mention “travailleur temporaire” ou “salarié”.

Qui dit carte de séjour courte ou temporaire, dit carte de séjour précaire. Or, plus elle est précaire, plus nombreuses et fréquentes sont les démarches à effectuer en ligne et auprès des préfectures pour la renouveler. La détention des cartes spécifiques pour le travail mention « travailleur temporaire » et « salarié » est en outre conditionnée à l’obtention préalable d’une autorisation de travail – démarche effectuée par l’employeur. Depuis 2021, la procédure a encore été alourdie, en imposant de délivrer cette autorisation pour « tout nouveau contrat de travail »7. Dès lors, le droit au séjour du travailleur dépend de l’employeur, même pour une simple évolution professionnelle au sein de l’entreprise dans laquelle il se trouve. Sans carte de séjour, pas d’autorisation de travail, et vice-versa. Une dépendance aux employeurs dont certains tirent avantage, jusqu’à exploiter leurs salariés.

L’« exploitation au travail » recouvre en l’espèce l’ensemble des conditions de travail portant atteintes aux droits définis dans les textes de droit international. Ainsi, l’OIT définit les « formes de travail inacceptables » comme « des conditions qui nient les principes et droits fondamentaux au travail, qui mettent en danger la vie, la santé, la liberté, la dignité humaine et la sécurité des travailleurs ou qui maintiennent les ménages dans des conditions de pauvreté »8.

Il s’agit donc d’un spectre de violations prenant des formes variées et très concrètes. Les personnes rencontrées dans le cadre de l’enquête menée par Amnesty International France9 ont révélé avoir subi des vols de salaires et une rémunération sans rapport avec le travail fourni, du temps de travail prolongé et non rémunéré, des tâches supplémentaires et sans rapport avec le contrat, des conditions de travail dangereuses, des violences et harcèlement au travail… Des abus parfois subis de façon cumulée par des milliers au moins de travailleurs étrangers en France10 et permis par la précarité des cartes de séjour qui leur sont délivrées. C’est ce qui est arrivé par exemple à Laura, agente d’entretien, qui a témoigné pour Amnesty International France11. Pendant des mois, elle a travaillé chaque jour trois heures supplémentaires non payées. Son supérieur a eu connaissance de cette situation, mais seule l’intervention d’un syndicat a permis d’en obtenir le paiement, au bout de quatre mois.  

Constat n° 2 : en France, les travailleurs étrangers font l’objet de multiples discriminations

Il ressort des témoignages recueillis dans le rapport « À la merci d’un papier – Quand l’État français fabrique la précarité des travailleur.euses étranger.es » publié par Amnesty International France12 que ces travailleurs sont victimes de racisme. Ils font également l’objet de discriminations au travail fondées sur la précarité économique ou le statut administratif. Cette dernière s’illustre par exemple lorsqu’un employeur confie les missions les plus difficiles aux personnes dont le statut administratif est le plus précaire, et qui sont donc plus susceptibles d’être maintenues durant plusieurs années dans des contrats à durée déterminée de six mois, alors que, à travail égal, les personnes disposant de cartes de résident ou de la nationalité française obtiennent un contrat à durée indéterminée dès la fin de leur premier contrat court.

L’accès à la carte de résident de dix ans13, seule carte de séjour réellement stable et pérenne à laquelle ces personnes peuvent prétendre, est à l’intersection de ces discriminations. En effet, les différentes lois relatives à l’immigration adoptées depuis une dizaine d’années ont successivement augmenté les exigences de preuves d’intégration pour y accéder. Ces prérequis se caractérisent notamment par l’impératif d’un certain niveau de maîtrise de la langue française. En apparence neutre, cette disposition impacte de façon disproportionnée certains étrangers : les personnes racisées, les femmes, les personnes économiquement précaires, allophones et/ou ayant eu un accès limité à la scolarité dans leur pays d’origine. Des facteurs de vulnérabilité qui peuvent se cumuler entre eux, pour les femmes en particulier. Autrement dit, parce qu’elles ne disposent pas des ressources financières, temporelles, scolaires et linguistiques suffisantes, ces personnes peuvent être privées de l’accès à une carte de séjour leur permettant une véritable stabilité administrative en France. Elles sont maintenues dans un cycle de détention de documents de séjour courts, parfois durant de nombreuses années et se retrouvent ainsi exposées à un risque accru de subir de l’exploitation au travail. C’est le cas de Madou, une des personnes qui a témoigné auprès d’Amnesty International France14. Si son français oral atteint largement le niveau requis, ce n’est pas le cas de son niveau écrit. Madou n’a pas bénéficié d’une véritable scolarité dans son pays d’origine. Elle essaie de suivre comme elle le peut des cours de français mais il est difficile pour elle de trouver suffisamment de temps, en raison de son travail pénible et précaire de femme de chambre aux quatre coins de Paris et des soins à apporter à son mari en situation de handicap une fois rentrée chez elle. Des journées interminables, qui ne permettent pas de prendre ce temps-là. Résultat, cela fait des dizaines d’années que Madou reste bloquée dans deux CDI et une carte de séjour temporaire renouvelée tous les deux ans.

Une majorité des cartes de résident sont délivrées pour des motifs relatifs aux liens familiaux en France, soit des motifs distincts du travail (personne étrangère conjoint de ressortissant français, parent d’enfant français, enfant étranger d’une personne française…). Pour cette raison, parmi les différents types de cartes de résident de dix ans, la carte de résident longue durée-UE15 semble, par sa nature, une voie possible privilégiée d’accès à la stabilité pour les personnes étrangères qui travaillent en France, puisqu’elle peut être demandée après une résidence de façon légale et ininterrompue depuis au moins cinq ans en France. Sauf que l’une de ses conditions d’accès impose à une grande partie des personnes qui y prétendent de justifier de « ressources stables, régulières et suffisantes », lesquelles devront « atteindre un montant au moins égal au salaire minimum de croissance »16. Cette condition de ressources minimum discrimine, de fait, les travailleurs disposant de faibles revenus. Or, les personnes étrangères racisées originaires de pays hors Union Européenne sont particulièrement nombreuses à ne pas atteindre le seuil de revenu suffisant17, surtout les femmes, notamment parce qu’elles exercent à temps partiel dans des emplois peu rémunérés. En conditionnant l’accès à cette carte de résident à des ressources supérieures ou égales à un SMIC mensuel et en en excluant les prestations familiales en particulier, la législation française discrimine les personnes ne disposant ni d’un emploi stable et à temps complet, ni d’autres ressources propres. Une disposition qui, de nouveau, affecte davantage les femmes racisées, qui sont plus nombreuses dans les emplois à temps partiels et qui endossent souvent des rôles de soin et d’autres responsabilités familiales.

Constat n° 3 : l’Etat fabrique de l’irrégularité et de la précarité

Malheureusement, en France, l’obtention de papiers ne garantit pas la fin de l’irrégularité : à chaque renouvellement de carte de séjour, les travailleurs étrangers risquent de se trouver de nouveau dans cette situation, de manière injustifiée. Pour certaines personnes, cela signifie qu’à peine leur carte de séjour en main, elles doivent déjà s’occuper de son renouvellement, parce qu’il est court, que le processus est long, de plus en plus complexe et dysfonctionnel. Un chemin long, tortueux, traversé par la précarité.

De surcroît, les procédures sont absurdes. Si les demandes de renouvellement de cartes de séjour doivent être effectuées dans un délai précis (entre deux et quatre mois avant l’expiration de la carte précédente), le droit français ne prévoit aucun mécanisme contraignant les préfectures à respecter un temps maximum d’instruction. En revanche, l’absence d’une réponse de l’administration sous quatre mois (sauf exceptions), vaut rejet implicite. On peut donc voir sa demande de renouvellement rejetée par la préfecture, sans aucune garantie que celle-ci a bien été examinée. Dans les faits, ce cycle de renouvellement sature des préfectures, déjà en sous-effectif. Nombre de demandes sont instruites en un temps bien supérieur à quatre mois et aboutissent néanmoins au renouvellement de la carte de séjour. En d’autres termes, on peut « tomber » dans une situation d’irrégularité en raison d’un rejet implicite de l’administration, pour finalement récupérer une carte de séjour des mois plus tard, laquelle est susceptible d’expirer peu de temps après au vu du temps pris pour le délivrer. Cela n’a aucun sens.  

Une telle interruption des droits est une atteinte directe aux droits fondamentaux des personnes concernées : perte de l’emploi, du travail, du bénéfice des prestations sociales, des moyens de subsistance…  Une bascule dans l’irrégularité à laquelle elles sont d’autant plus régulièrement exposées à cause de la brièveté de leurs cartes, lesquelles les maintiennent de fait dans la précarité. Certaines personnes vivent dans cette incertitude depuis des dizaines d’années18.

La solution : une loi sur l’immigration qui soit enfin protectrice, pratique pour tous et réaliste

Pour en finir avec ce mille-feuille administratif qui ne convient à personne et dont les travailleurs étrangers sont les premières victimes, une solution : simplifier le système de cartes de séjour, grâce à une réforme enfin protectrice de leurs droits, élaborée en concertation avec des personnes concernées et des organisations de la société civile. Pour Amnesty International France, celle-ci devra notamment inclure la création d’une carte de séjour unique de quatre ans au moins pour le travail, permettant l’exercice de tous les droits fondamentaux, dont le droit au travail et à l’accès au marché du travail, délivrée dès la première demande. Une mesure qui serait bien sûr bénéfique pour les personnes concernées en premier lieu, libérées de leur dépendance à l’employeur, des risques d’exploitation et du maintien dans une situation de précarité. Quant aux employeurs, ils seraient, eux-mêmes allégés de leur charge administrative et en mesure de voir leurs salariés évoluer au sein de leurs entreprises. Enfin, les préfectures pourraient être désengorgées de manière durable.

Pour qu’enfin la réalité des personnes étrangères qui travaillent en France soit entendue, respectée et prise en compte. Pour que les politiques migratoires à venir soient enfin cohérentes. Pour un modèle de société protecteur de toutes et tous.

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Diane Fogelman