Parce que c’est une grande cause, le climat appelle de grandes décisions. Ainsi raisonnent la plupart des militants de l’écologie et une grande partie de la jeunesse. Ils veulent en conséquence des actes de rupture, un changement de modèle. Et on peut les comprendre : la décarbonation est et sera le combat de leur génération, elle conditionnera l’habitabilité de la planète pour les suivantes et, le dernier rapport du GIEC vient de le rappeler, les prochaines années seront décisives.
Malheureusement, le reste de la société ne l’entend pas toujours de cette oreille. Non que les Français soient hostiles par principe à la transition écologique – elle fait au contraire partie de leurs préoccupations – mais beaucoup d’entre eux ont manifestement d’autres priorités, à commencer par leur pouvoir d’achat. Or ils considèrent souvent, singulièrement dans les classes populaires, que les contraintes environnementales sont orthogonales à ces priorités. Et là encore, on peut les comprendre : changer de chaudière, acheter une voiture moins émettrice de CO2, isoler son logement, manger bio… tout cela a un coût. Et l’idée de consommer moins ne parle guère à des gens qui ont déjà le sentiment de se serrer la ceinture.
La clé des politiques écologiques du prochain quinquennat résidera en conséquence dans leur capacité à résoudre ce problème : accélérer radicalement la transition écologique en embarquant non seulement les convaincus, mais aussi tous les réticents. Pour cela, il faudra leur offrir des solutions tangibles de nature à répondre à la fois aux impératifs écologiques et aux difficultés matérielles des ménages. Bref, il s’agira d’accélérer la transformation de notre modèle sans fracturer la société. La ligne de crête est étroite. Elle sépare deux écueils qui mettraient dans les deux cas un coup d’arrêt à la transition : d’un côté, l’inaction ; de l’autre, la convulsion sociale. Cette ligne de crête, c’est celle d’une écologie populaire inscrite dans un récit positif et désirable.
Marine Le Pen a fait l’impasse sur ce défi. Plutôt que d’essayer de le relever, elle l’a tout simplement écarté. Elle a ainsi déclaré que la lutte contre le réchauffement climatique ne ferait pas partie des priorités de sa politique étrangère et qu’elle n’abonderait pas le fonds vert des Nations Unies comme s’y est engagé le Président sortant. Ce retournement diplomatique au détriment des mécanismes multilatéraux qui ont structuré l’engagement de la France et de l’Europe depuis plusieurs décennies ouvrirait la porte à tous les pays tentés par la stratégie du passager clandestin : tirer parti des efforts des autres sans en consentir soi-même aucun et, ce faisant, ralentir un mouvement qu’il faudrait au contraire accélérer.
Il en va de même de la politique intérieure envisagée par Marine Le Pen. Son programme n’est même pas celui de l’inaction mais celui du retour en arrière : le moratoire sur l’éolien et le solaire, le démantèlement des équipements installés, les promesses extravagantes sur le nucléaire (les premiers réacteurs de son plan ne verraient pas le jour avant le début des années 2030, au mieux), tout cela conduirait notre pays d’ici la fin de la décennie à accroître sa dépendance énergétique aux fossiles et sa dépendance commerciale (donc géopolitique) aux pays exportateurs d’hydrocarbures. La levée des interdictions sur les chaudières au fioul et la suppression des obligations de rénovation thermique imposées aux propriétaires bailleurs achèveraient d’enfermer durablement des ménages modestes dans des passoires thermiques et des factures d’énergie écrasantes. Pis, la sortie du marché européen de l’électricité renchérirait le coût de nos importations. Et la baisse de la TVA sur les carburants ne compenserait en rien ces sombres perspectives pour la simple raison qu’elle serait jugée illégale par l’Union européenne.
De son côté, Emmanuel Macron veut répondre à l’impératif de la transition mais en tenant compte des difficultés sociales. Dans son « discours de Marseille » (16 avril 2022), il prend acte du fait que « l’anxiété climatique » de la jeunesse et des écologistes fait face à une « autre anxiété », celle des classes populaires devant les nécessités du changement. Il en déduit le besoin de « réconcilier tout le pays » autour d’un nouveau paradigme d’action publique où la politique écologique est hissée au rang de « politique des politiques » et pour cette raison confiée au Premier ministre lui-même. Ce choix entend créer les conditions pour que désormais l’écologie devienne une dimension transversale des principaux actes réglementaires, législatifs et budgétaires du quinquennat. Le Président sortant souhaite également « planifier » la transition, que ce soit dans les territoires ou dans le domaine de la production énergétique. Empruntant le terme à Jean-Luc Mélenchon (mais aussi au Shift project…), il récuse cependant le refus du nucléaire porté par le leader de la France insoumise : le chemin de décarbonation du mix énergétique passe selon lui non seulement par des efforts de sobriété et un puissant développement des énergies renouvelables (éolien et photovoltaïque en particulier), mais aussi par la construction de nouveaux réacteurs EPR. Conscient que la transition appelle une large électrification des usages, il programme notamment un dispositif d’accès en leasing aux véhicules les moins polluants (donc à la voiture électrique) pour les ménages modestes : pour moins de 100 euros par mois, ceux-ci pourraient ainsi disposer d’une voiture leur permettant d’économiser plus de 100 euros par mois sur le carburant et de voir du même coup augmenter leur pouvoir d’achat.
L’accélération de la transition écologique passe aussi, dans son programme, par un effort de négociation au plus près du terrain, dans les territoires et les secteurs économiques les plus concernés, de façon à construire les consensus nécessaires et à désamorcer la mécanique explosive de ces dernières années où la multiplication de nouvelles normes entraîne instantanément la mobilisation et la résistance des acteurs auxquelles elles s’appliquent (agriculteurs sur les pesticides, bonnets rouges sur l’écotaxe, gilets jaunes sur la taxe carbone…). Au plan européen, le Président sortant assume en outre pleinement le Green Deal et le « fit for 55 » et se félicite que l’ajustement carbone aux frontières soit en passe de devenir une réalité. Pour boucler le tout, il propose dans le chiffrage de son programme d’allouer 10 milliards d’euros supplémentaires par an à la transition écologique, une somme en ligne avec ce que l’Institute for climate economics (I4CE) juge nécessaire sur les prochaines années.
Mais Emmanuel Macron souffre sur ces sujets d’un handicap de réputation qui entache sa crédibilité. Placé sous le feu continu de ses opposants depuis de longs mois, il a été systématiquement accusé d’« inaction climatique ». Il faut dire que, tout au long de cette campagne, beaucoup ont préféré les philippiques bouillonnantes contre le président sortant aux diagnostics aiguisés sur sa politique. Ce faisant, ils ont cru pouvoir plaider pour la justice en faisant fi de la justesse. S’accordant mutuellement un permis de déchaînement, ils ont flatté les inclinations d’un espace public avide de clash et enclenché une dangereuse mécanique. Car si l’exagération et la caricature font partie du combat électoral, leur usage immodéré et systématique finit par organiser une funeste indistinction. « Désolation sociale », « inaction climatique », « destruction de l’école », « massacre des retraites », « dictature »… Que dira-t-on le jour où une candidate hostile à l’Etat de droit, au climat, à la lutte contre les discriminations et notoirement incompétente sera élue ? Et comment s’étonner que, d’ores et déjà, autant d’électeurs soient tentés de renvoyer dos-à-dos des projets que tout oppose pourtant ? Je fais partie de ceux qui pensent qu’il aurait fallu et qu’il faudra avancer beaucoup plus vite sur le chemin de la transition écologique et je ne méconnais pas les limites de la mandature qui s’achève. Mais le bilan comme le programme d’Emmanuel Macron valent mieux que les slogans emportés et confus qu’on lui oppose aujourd’hui.
Pour le mesurer, il faut revenir sur les cinq années écoulées et évaluer les résultats à la double lumière des intentions et des circonstances. En matière écologique, ce quinquennat aura été celui de l’entrée dans le réel. Jusqu’ici, la plupart des prédécesseurs d’Emmanuel Macron avaient pu se contenter de déclarations générales, de promesses internationales et de textes législatifs dont l’exécution était… reportée au quinquennat suivant ! Ainsi, ils n’avaient pas entamé réellement la lutte contre les pesticides ou les plastiques à usage unique ; ils n’avaient pas eu à fermer les dernières centrales à charbon ; ils n’avaient pas tranché les dossiers de l’aéroport de Notre-Dame des Landes, d’Europacity ou de la Montagne d’or ; ils n’avaient pas interdit les installations de chaudières au fioul ; ils n’avaient pas réellement soutenu le marché des voitures électriques et du vélo ; ils n’avaient pas durci les clauses environnementales des marchés publics ; ils n’avaient pas négocié à Bruxelles une « taxe carbone aux frontières » ; ils n’avaient pas fait obligation aux propriétaires bailleurs d’isoler leur logements pour protéger leurs locataires ; ils n’avaient pas rendu obligatoires la création de zones à faibles émissions dans les villes de plus de 150 000 habitants ; ils n’avaient pas imaginé l’interdiction à la location des logements classés E, F ou G au diagnostic de performance énergétique ; ils n’avaient pas programmé le coup de frein à l’artificialisation des sols ; ils n’avaient pas mis en place une stratégie protéines végétales ; ils n’avaient pas investi dans l’hydrogène ; ils n’avaient pas négocié un Green deal au niveau européen ; ils n’avaient pas décidé de placer 30% du territoire national terrestre et maritime sous protection ; ils n’avaient pas lancé la lutte contre la déforestation importée… Tout cela, et d’autres choses encore, Emmanuel Macron l’a fait. En partie de sa propre initiative, en partie sur la recommandation de la Convention citoyenne pour le climat qu’il avait lui-même mise en place et dont est sortie la loi « Climat et résilience ». On peut juger que c’est insuffisant, on peut souligner des problèmes de mise en œuvre ou de moyens, mais on ne peut pas dire que cela n’existe pas. Emmanuel Macron n’a pas été le « Président de l’inaction climatique ». Ce sont là des invectives de tribune, pas des jugements documentés.
Une partie de ces efforts ont certes été consentis sous la pression, mais là encore, ses devanciers n’avaient rien connu de tel. Quand Jacques Chirac déclarait dans un discours resté célèbre au Sommet de la terre à Johannesburg en 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs
», il était jugé visionnaire… mais personne ne lui réclamait un programme d’actions immédiates. Aux yeux de la majorité des Français et des responsables politiques, tout cela se jouait encore dans un avenir relativement lointain et abstrait. Sous Nicolas Sarkozy et sous François Hollande, les jeunes ne marchaient pas encore dans la rue pour le climat et Greta Thunberg n’avait pas encore fait irruption sur la scène internationale. La vérité est que le quinquennat d’Emmanuel Macron aura été contemporain d’une prise de conscience inédite des enjeux écologiques, et pas seulement dans la jeunesse : en 2013, seuls 9% des Français plaçaient le réchauffement climatique parmi l’une de leurs trois principales préoccupations ; en 2021, ils étaient 41%.
Ce quinquennat aura également été contemporain des premières crispations sociales contre les contraintes climatiques, en particulier avec la mobilisation des Gilets jaunes contre les augmentations de la taxe carbone en 2018. Il aura dû tenir compte des difficultés rencontrées par tous ceux dont les exigences de la transition changent les pratiques, les décisions, le mode de vie, voire les revenus (agriculteurs, automobilistes, camionneurs, professionnels du BTP, élus locaux, etc.). Bref, il aura dû affronter toutes les contradictions de la société.
Non seulement ce président en aura fait plus que ses prédécesseurs, mais il aura été le premier à sortir du seul magistère de la parole pour se confronter avec les difficultés pratiques. Si l’on juge ce bilan à la lumière des objectifs globaux, le résultat est bien sûr insuffisant ; il l’est hélas partout et souvent plus encore dans le reste de l’Europe et du monde. Mais si on le juge à la lumière de l’expérience et des résistances concrètes au changement, il est loin d’être aussi modeste que le prétendent ses adversaires.
Le quinquennat qui s’achève comporte en tout cas un enseignement : contrairement à ce que laissent penser de nombreux militants de l’écologie, la transition n’a rien de simple et le pouvoir politique ne dispose d’aucune baguette magique. De nombreux candidats de gauche auront présenté aux Français lors du premier tour de l’élection présidentielle des programmes écologiques ambitieux mais construits pour l’essentiel autour d’interminables listes d’interdictions. Ces candidats ont paru généreux et animés d’une volonté de fer à tous ceux qui sont convaincus de la nécessité d’une transition rapide et déterminée. Mais l’hypothèse qu’ils ont faite sur notre société est contredite par l’expérience que nous en avons depuis cinq ans : ce n’est pas une cire molle dans laquelle il serait aisé d’imprimer la marque de son choix, non plus qu’un troupeau docile qui se laisserait mener sans broncher. Au contraire, notre société est traversée de puissantes contradictions. Elle est toute entière prise dans le paradoxe de Bossuet (« Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes
») : la majorité des Français est prompte à condamner les effets sur le climat de choix dont elle entretient chaque jour les causes par son comportement ou ses habitudes. Elle condamne en général ce qu’elle chérit en particulier. Voici ce qu’une gauche à la recherche d’une critique sociale avisée devrait comprendre et ce à quoi elle devrait chercher à remédier.
Il peut paraître curieux qu’il revienne à un candidat centriste de prendre en charge ces contradictions pour essayer de les surmonter en combinant la verticalité technocratique de la planification et l’horizontalité sociale-démocrate du contrat collectif. Certes, il ne promet pas le grand soir de l’écologie, mais du même coup il ne risquera pas les petits matins blêmes des lendemains d’émeute où tout est à reconstruire. Dans ce domaine, la réussite ne passe pas par quelques grands gestes majestueux ou quelques lois définitives, mais par une multitude de combats et de négociations qu’il faudra mener pied à pied et qui composeront les différents épisodes d’une grande aventure collective. Peut-être la seule qui soit aujourd’hui susceptible de redonner du sens à la politique.