Les mots et les maux de l’écologie

Les mots et les maux de l’écologie
Publié le 11 février 2022
  • Consultant, ancien conseiller au ministère de la transition écologique
  • Directeur général de Terra Nova
C’est la nouvelle cible de nombreux candidates et candidats à l’élection : nous serions sur le point de renoncer aux petits plaisirs de la vie quotidienne en raison des nouvelles contraintes imposées au nom de la défense de l’environnement. Après le : « On ne peut plus rien dire ! », voici le : « On ne peut plus conduire vite, plus boire, plus fumer, plus rien ! » Peut-on échapper à ces caricatures et retrouver le sens des défis environnementaux qui nous attendent ?

« Ecologie punitive » : l’expression a le vent en poupe, singulièrement à droite et à l’extrême droite. C’est la réponse à tout.

A la fiscalité écologique bien sûr : « Je refuse la vision punitive de l’écologie, qui se révèle autoritaire et antisociale, en frappant à coups de taxes et d’amendes tous ceux qui n’auraient pas les moyens d’être vertueux » (Valérie Pécresse, le JDD, 7 août 2021). Mais aussi aux règles de circulation : « Je serai le président qui dira non à l’écologie soupçonneuse et punitive ! Je rétablirai les 90 km/h, je plafonnerai les amendes et je supprimerai le permis à points » (Eric Zemmour, discours de Chaumont-sur-Tharonne, 29 janvier 2022). Et même à la mondialisation : « La solution à la crise, nous ne la trouverons pas dans l’écologie punitive ou dans les lubies idéologiques des Khmers verts ! Notre modèle économique doit changer radicalement : il faut privilégier le local sur le global, le localisme sur le mondialisme » (Marine Le Pen, Twitter, mars 2019).

La promesse sous-jacente est presque toujours la même : je ne vous taxerai pas, je ne vous interdirai rien. Ma transition écologique sera « positive » (Ségolène Royal), « créative » (François Fillon), « souriante » (Jean Castex). Traduction : on « n’emmerdera » pas les agriculteurs qui en bavent avec l’interdiction des pesticides ; on n’empêchera pas les gros pollueurs de s’acheter des SUV pour aller faire leurs courses ; on n’imposera pas d’obligation de rénovation thermique aux propriétaires ; on ne taxera pas le diesel du BTP et des poids lourds, etc. Il suffit de se promener quelques minutes sur le web pour réaliser que chacune de ces politiques – réalisées ou projetées – et bien d’autres encore ont reçu à un moment ou un autre leur brevet d’écologie punitive. Au total, peu de mesures écologiques sont aujourd’hui susceptibles d’échapper à ce sceau d’infamie.

La transition douce et heureuse annoncée par les adversaires de l’écologie punitive promet au contraire d’encourager, de récompenser. Une orthopédie de l’enthousiasme aux allures de conte pour enfants. Les Français vont donc passer de 11 tCo2 par an (moyenne actuelle) à 2 tCO2 (objectif de la décarbonation) de leur propre initiative. Ils vont devenir spontanément héroïques : se mettre au vélo, à la marche, au bio, au végétarisme, changer de chaudière, cesser de prendre l’avion, isoler leur logement, trier leurs déchets… le tout en l’espace d’une génération et sans la moindre contrainte.

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On peut être à peu près sûr qu’à ce compte-là, la transition n’aura pas lieu car, si tel devait être le cas, l’affaire serait entendue depuis longtemps. Mais l’essentiel est en réalité d’esquiver la question la plus difficile. Cette question n’est pas : faut-il réduire nos émissions de gaz à effet de serre et protéger la biodiversité ? On ne trouvera pas un candidat – et très peu de Français – pour prétendre le contraire. Cette question est : comment allons-nous y arriver ? Non seulement la dénonciation de « l’écologie punitive » ne répond pas, mais elle ferme de très nombreuses portes.

Un peu d’histoire pour commencer : comment cette expression est-elle devenue le pont-aux-ânes du discours politique sur l’environnement ? S’il est difficile d’en identifier l’inventeur, on peut affirmer qu’elle a d’abord été popularisée par des personnages qui ne portaient pas l’écologie dans leur cœur, voire qui avaient un intérêt manifeste à y résister : le candidat du parti Chasse, pêche, nature et tradition (CPNT) à l’élection présidentielle de 2007, Frédéric Nihous semble avoir été l’un des précurseurs ; l’ancien ministre de la Recherche, climatosceptique revendiqué, Claude Allègre la reprend dans une interview à Libération en mars 2008 ; il est encore suivi par Xavier Beulin, président de la FNSEA, lors de la campagne présidentielle de 2012… Sans oublier le Premier ministre François Fillon dans un discours de politique générale à l’Assemblée nationale en 2010 : la majorité parlementaire d’alors est revenue des élans du Grenelle de l’environnement (« L’environnement, ça commence à bien faire » lâche Nicolas Sarkozy cette même année au Salon de l’agriculture). Pour chacune de ces personnalités, l’« écologie punitive » signifie que la défense de l’environnement telle que la promeuvent les écologistes serait liberticide et autoritaire, typique d’une gauche qui ne sait que taxer et interdire.

C’est justement une figure de gauche qui va donner définitivement droit de cité à la formule : Ségolène Royal, alors ministre de l’environnement. En mars 2014, 24h à peine après sa nomination à l’Hôtel de Roquelaure, alors que les Bonnets rouges demandent la tête de l’écotaxe, elle enterre d’un trait la mesure adoptée à la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale : « L’écologie ne doit pas être punitive. »

Depuis, l’expression ne cesse de ressurgir en toute occasion. On crée l’Agence française de la biodiversité (AFB), un établissement public qui rassemble tous les services de protection de la nature ? « Non à la bobo-écologie punitive ! » répondent les députés du Front national. On souhaite inscrire dans le code civil un « préjudice écologique » afin de mieux prendre en compte les atteintes à l’environnement ? « La tentation d’une logique punitive me paraît dangereuse », rétorque une députée socialiste lors d’un débat parlementaire. On souhaite renforcer la lutte contre les passoires thermiques ? « Nous sommes opposés à toute forme de punition », riposte la Fédération nationale de l’immobilier (Fnaim). On réintroduit l’ours dans les Pyrénées ? Les éleveurs locaux hurlent à l’écologie punitive.

En somme, plus la formule fait florès moins nous questionnons son usage. Pourtant, elle ressemble à un piège rhétorique assez grossier qui mérite d’être passé au crible.   

D’abord, cette expression a pour effet de confisquer le débat. Et pour cause, dès qu’une mesure se voit apposer le tampon « écologie punitive », il ne s’agit plus de questionner son efficacité, d’interroger ses modalités de mise en œuvre ou d’examiner les dispositions compensatoires qui l’accompagnent. A peine prononcé, le slogan agit comme un répulsif : la proposition est mise au ban sans autre forme de procès. Au final, c’est toute la discussion sur l’action politique, ses nuances et ses complexités, qui se retrouve écartée a priori.  

Ensuite, cette mention agit comme une diversion. En introduisant l’idée d’un continuum entre un objectif (l’écologie) et un supposé registre d’action (la punition), l’écologie punitive remplace un débat sur la fin par une querelle sur les moyens. Il n’est alors plus question de se demander si une politique est bonne pour l’environnement mais d’affirmer qu’elle est néfaste pour nos libertés.  Voilà la punition érigée en baromètre de l’action écologique. 

Enfin, ce tour de passe-passe réussit la prouesse de faire passer une politique de progrès pour un exercice de contrition. L’écologie punitive serait le mantra d’une gauche pénitentielle, fâchée non seulement avec l’initiative et la liberté, mais avec le plaisir, la croissance et la jouissance. L’écologie serait un jansénisme des temps modernes, ascétique, abstinent et triste, une nouvelle prédication d’effroi déployée dans l’imminence du malheur. Une vallée de larmes, en somme. Dans ses formulations les plus sophistiquées, elle voisinerait avec une forme de sanglot anti-humaniste, reléguant les hommes au rang d’irrépressibles pécheurs, tout en haut de la chaîne alimentaire mais au dernier degré de l’échelle morale du vivant. Derrière l’écologie punitive, c’est l’idée même de bonheur terrestre qui serait ainsi atteinte. Bonheur de rouler à tombeau ouvert, de se régaler des mets les plus divers, de jouir ad libitum des ressources de la nature et de nous en rendre définitivement « maîtres et possesseurs » pour achever le programme de Descartes.

A rebours de ces caricatures, l’écologie politique ne poursuit pourtant d’autres fins que de rendre le monde plus hospitalier à notre séjour, notre vie plus harmonieuse avec le vivant et de faire que se renouvelle encore longtemps pour les générations futures l’éblouissant spectacle de la nature. La clé-de-bras rhétorique est d’arriver à retourner l’émancipation en continence, et le progrès en chagrin.

On peut bien sûr distinguer, dans l’ensemble des politiques écologiques, entre celles qui entendent gendarmer les comportements par l’impôt et l’interdit, celles qui composent de façon plus progressive avec le consentement social au moyen d’incitations (signal-prix, labels, etc.), celles qui promeuvent le contrat et la négociation, etc. L’enjeu de l’action publique est précisément de trouver le juste équilibre entre ces différents leviers. Mais soyons clairs : en érigeant la contrainte au rang de tabou et en exigeant de l’écarter par principe, le débat sur l’écologie punitive risque de transformer l’action environnementale en couteau sans lame.

Comme d’autres causes, l’écologie a ses ayatollahs et ses « technologistes », ses révolutionnaires et ses réformistes, ses idéalistes et ses réalistes, etc. Mais, en l’état actuel de la science, on ne connaît pas de politiques qui soient capables d’atteindre les objectifs de décarbonation de notre économie et de protection de la biodiversité dans les délais requis sans exiger de chacun un minimum d’effort et de changement. On sait même que la transition coûtera cher car il faudra mettre au rebut une très grande quantité de capital brun pour lui substituer une très grande quantité de capital vert. L’institut pour l’économie du climat (I4CE) chiffre à 50 à 54 milliards d’euros par an les investissements publics et privés nécessaires pour y parvenir jusqu’en 2023 (puis 65 à 74 milliards par an entre 2024 et 2028), en précisant bien que ces investissements devront être combinés à des mesures d’accompagnement et de règlementation (encore et toujours le « juste équilibre »). Ici comme ailleurs, le progrès implique donc des efforts et la question est aussi celle de leur juste répartition.

Raisonnons autrement : qu’aurions-nous dû renoncer à faire si cette intolérance à l’effort et à la contrainte avait été le credo central de la politique, et la recherche du plaisir immédiat sa seule profession de foi ? Nous avons déjà évoqué dans une précédente note de La Grande Conversation le cas de la ceinture de sécurité ou de la lutte contre le tabagisme (« La bataille du bifteck »). Chacune de ces politiques de santé publique auraient pu être qualifiée de « punitive » en son temps. Elles brimaient en effet des usages dominants dans le cœur de la société : au début des années 1970, près de 60% des hommes étaient fumeurs occasionnels ou réguliers (contre 35% aujourd’hui) et le goût de la vitesse combiné à celui de l’alcool (les Français absorbaient alors l’équivalent de 23 litres d’alcool pur par an contre 12 aujourd’hui) faisait plus de 15 000 morts sur les routes. La ceinture de sécurité couplée à des limitations de vitesse et au durcissement des sanctions contre « l’alcool au volant » a clairement permis de limiter la casse, c’est-à-dire de se protéger soi-même et de protéger les autres. Les libertés individuelles en ont certes été diminuées, mais la sécurité collective infiniment grandie. Quand Eric Zemmour promet de « rétablir les 90 km/h », de « plafonner les amendes » et de « supprimer le permis à points », il retourne contre l’écologie punitive des arguments du type de ceux que l’on opposait naguère aux politiques contraignantes de sécurité routière. Ce faisant, il prend à contre-sens le chemin du progrès et de l’intérêt général.

Le cas du tabagisme est, lui aussi, très instructif. C’est le premier facteur de risque de cancer. Il serait responsable de 83% des cancers du poumon chez les hommes et de 69% chez les femmes, selon le CIRC. Le moins que l’on puisse dire est que, si elles ont été progressives, les mesures qui ont accompagné les politiques de santé publique en la matière n’y sont pas allées avec le dos de la cuiller : interdiction de la publicité et de la propagande en faveur du tabac à partir du début des années 1990, inscription d’avertissements puis de « photos choc » sur les paquets de cigarettes, interdiction de fumer dans les lieux publics à partir de 2006, explosion des taxes sur le tabac depuis vingt ans. Du coup, la consommation a baissé mais au prix d’une contrainte croissante et d’une pression très sensible sur le budget des fumeurs les plus modestes : que l’on soit riche ou pauvre, le prix moyen d’un paquet de cigarettes a en effet augmenté de 310% depuis le début du siècle ! Dans son livre sur les Gilets jaunes, le sociologue Pierre Blavier décrit de façon détaillée le budget du foyer de José, mécanicien de profession. Son ménage dispose de 2 800 euros de revenu net par mois. Parmi ses dépenses, 355 euros de cigarettes, soit 14% de son budget : moins que l’alimentation (19%) mais plus que le transport (12%), les loisirs (5%) ou la téléphonie (3%). Si José s’est mobilisé contre l’augmentation de la taxe carbone (les taxes sur les carburants lui coûtent environ 100 euros par mois), il ne se plaint pas des taxes sur le tabac qui lui coûtent pourtant près de trois fois plus (284 euros, soit 80% de son budget tabac). Ces comparaisons ont bien sûr leurs limites : José « choisit » de fumer ; en revanche, il n’a pas le choix de ne pas utiliser son véhicule pour aller travailler. Soit. Mais les augmentations des taxes sur le tabac ont tout de même été massives ces dernières années et il ne vient à l’idée de personne, pas même des premiers intéressés, d’en contester sinon le principe du moins l’ampleur. Addiction au tabac et aux énergies fossiles ont bien des points en commun, mais ce qui vaut pour la santé publique ne vaut pas encore pour l’environnement.

Un dernier exemple, très récent, mérite également l’attention : la politique vaccinale. Là encore, les Français étaient réputés très réticents à la contrainte et extrêmement méfiants à l’égard de cette solution. Si le Gouvernement n’a jamais adopté le principe de l’obligation vaccinale, il n’a pas mégoté sur les mesures liberticides et protectrices, à commencer par le confinement strict de la population en mars 2020 et les couvre-feux qui ont suivi. En matière de vaccination, il a par ailleurs imposé avec le pass sanitaire d’abord et le pass vaccinal ensuite de sévères restrictions de leur vie sociale à tous ceux qui refusaient de se faire injecter le vaccin. Selon une récente étude du Conseil d’analyse économique, notre pays aurait pourtant, grâce au pass sanitaire, gagné 13 points de couverture vaccinale, évité 4 000 décès et 31% d’hospitalisations supplémentaires, ainsi que la perte de 6 milliards d’euros de PIB. Ces mesures furent pourtant, là encore, qualifiées de punitives par une partie des oppositions, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite.

Finalement, le plus surprenant est sans doute la facilité avec laquelle les pourfendeurs de l’écologie punitive déportent le débat sur le terrain social, en se présentant comme les hérauts des petites gens « qui n’ont pas les moyens d’être vertueux », comme dit Valérie Pécresse. On sait par exemple que 3,5 millions de ménages vivent en situation de précarité énergétique, principalement parmi les 30% de Français les plus pauvres, et que le nombre de foyers ayant des difficultés à payer leurs factures d’énergie a presque doublé entre 2013 et 2020 (la récente flambée des prix dans ce secteur a certainement assombri un peu plus le tableau ces derniers mois). Pour eux, ce n’est pas la rénovation thermique ou le changement de chaudière qui sont punitifs, mais le statu quo.

On sait aussi que des centaines de milliers de personnes, exploitants agricoles et riverains sont directement exposés aux pesticides avec des risques avérés pour leur santé (le Conseil d’État a récemment ordonné au gouvernement de modifier les règles d’épandage pour mieux protéger la population). On sait encore que 17 millions de Français occupent des logements situés dans des zones inondables par débordement de cours d’eau, alors que le dérèglement climatique occasionne déjà une nette augmentation des épisodes météorologiques extrêmes (en 2019 et 2020, les dix principaux épisodes d’inondation ont représenté 1 milliard d’euros de sinistres). On sait enfin que 1,4 millions de Français sont menacés par la submersion marine et que le réchauffement climatique est l’un des facteurs principaux de ce risque.

Pour toutes ces personnes, c’est précisément l’absence d’écologie – et parfois de mesures contraignantes – qui est punitive. Avec à la clé des effets très concrets : un effondrement du pouvoir d’achat, des pertes de logements, une dégradation de la santé. Derrière la bataille sémantique se cache donc bien une bataille politique. Face à ce mélange des genres, prenons garde à ce que les mots de l’écologie ne deviennent pas, demain, les maux de l’écologie.  

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Léo Cohen

Consultant, ancien conseiller au ministère de la transition écologique, auteur de "800 jours au ministère de l’impossible, l’écologie à l’épreuve du pouvoir" (Les Petits Matins, 2022)

Thierry Pech