Pouvoir d’achat et niveau de vie : le(s) bilan(s) du quinquennat

Pouvoir d’achat et niveau de vie : le(s) bilan(s) du quinquennat
Publié le 15 décembre 2021
Le pouvoir d’achat est la première préoccupation des Français, comme en témoignent de nombreuses enquêtes récentes. Pourtant le bilan du quinquennat qui s’achève affiche des gains de pouvoir d’achat supérieurs aux deux quinquennats qui l’ont précédé

Les controverses sur le bilan redistributif de l’actuelle majorité se sont concentrées pour l’essentiel sur le sort des 5% les plus modestes et sur celui du 1% le plus aisé, soit 6% de la population. Mais pour l’immense majorité des autres catégories, le solde des mesures socio-fiscales des « années Macron », conjugué avec la reprise de l’emploi et la hausse des salaires réels de la première partie du quinquennat, est positif, voire très positif, singulièrement pour les actifs. Un fait que les médias et les observateurs ont peu relevé.

Il reste que les Français ne l’entendent pas de cette oreille : d’enquête en enquête, ils se plaignent d’un pouvoir d’achat en recul. Pourquoi cet écart entre les chiffres et la perception ? Alors que la statistique observe l’évolution du revenu disponible brut, la plupart des Français considèrent ce qu’il leur reste quand ils ont payé leurs dépenses pré-engagées (logement, assurances, télécommunications, cantine scolaire…) et leurs dépenses quasi-incompressibles (alimentation, transport…). C’est-à-dire non pas leur revenu disponible brut mais leur revenu arbitrable. A cette première distorsion s’ajoutent sans doute toute une série de biais de perception : plus grande sensibilité aux pertes qu’aux gains ; plus grande sensibilité à l’évolution des prix des biens et services que nous consommons régulièrement qu’à ceux que nous payons plus rarement ; moindre sensibilité à l’amélioration de la qualité de certains biens ou services dont le prix évoluent moins vite ; appréciation relative des variations de son pouvoir d’achat par rapport à celui des autres ; hausse du prix des logements non prise en compte dans l’inflation en dehors des loyers, etc. Conjugués à d’autres éléments de contexte, ces phénomènes expliquent en grande partie l’écart entre les bilans statistiques et la perception des Français.

Le pouvoir d’achat s’est installé depuis plusieurs mois comme la première préoccupation des Français. Selon un récent sondage Odoxa, 80% des Français ont le sentiment qu’il s’est plutôt dégradé depuis un an, et 94% pensent que les confinements ont entraîné une accélération de l’inflation.  Selon une autre enquête réalisée un mois plus tôt, « 57 % des Français ont le sentiment que leur pouvoir d’achat a baissé », et seuls « 17 % considèrent qu’il a augmenté ». Inutile de multiplier les sources : si l’intensité des résultats diffère, elles sont toutes convergentes et expliquent que cette question devance toutes les autres dans l’esprit des électeurs.

C’est sur cette toile de fond que s’est nouée une controverse sur le bilan redistributif de l’actuelle majorité. Son action s’est-elle traduite, comme le prétendent ses adversaires, par un enrichissement des plus riches et un appauvrissement des plus pauvres ? Ou bien, comme l’affirme la majorité, Emmanuel Macron est-il, depuis 15 ans, le président dont la politique aura le plus profité au pouvoir d’achat des Français et singulièrement des plus modestes ? Et, si oui, comment s’expliquer la perception aujourd’hui contraire de l’opinion ?

1. Le bilan redistributif du quinquennat selon la Direction générale du Trésor

Commençons par les analyses de la Direction générale du Trésor (DG Trésor), consignées dans le Rapport économique, social et financier 2022 (pp. 42 et sq). Selon ce document, le pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages a progressé de façon constante depuis 2017. Après prise en compte de l’inflation, il devrait être supérieur de 8% en 2022 à son niveau de 2017. Ce mouvement serait dû d’abord à l’évolution des revenus d’activité (notamment sous l’effet de la réduction du chômage mais aussi de la hausse du salaire net moyen après prise en compte de l’inflation qui atteignait +2,5% en cumulé selon l’Insee entre 2017 et 2019) et aux prestations sociales.

Graphique 1 : Contributions à l’évolution du revenu disponible brut des ménages sur la période 2008–2022

Graphique 1 : Contributions à l’évolution du revenu disponible brut des ménages sur la période 2008-2022
Source : RESF, DG Trésor
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Même lorsqu’on tient compte de l’augmentation de la population (en analysant les données par unité de consommation (UC) ou par ménage), la progression reste marquée (entre +4 et +6 %) et plus rapide que lors des deux précédents quinquennats : +4% en 2013–2017 sous François Hollande, et +3,5% en 2008–2012 sous Nicolas Sarkozy. Il faut remonter au second mandat de Jacques Chirac pour voir une croissance du pouvoir d’achat supérieure, à plus de 9,5% dans un contexte macro-économique particulièrement porteur avant la crise financière. Au total, la quarantaine de mesures socio-fiscales mises en place sous la présente mandature aurait permis d’augmenter le revenu disponible brut des ménages de 24 Mds€ à l’horizon 2022.

Comment ces gains sont-ils répartis dans la population ? Selon la DG Trésor, les mesures retenues augmentent le pouvoir d’achat de tous les déciles de niveau de vie (autour de +2% pour la plupart des déciles), mais singulièrement celui des plus modestes (+4% pour le premier décile, +2,6% pour le deuxième).

Graphique 2 : Bilan redistributif des mesures mises en œuvre depuis le début du quinquennat à horizon 2022

Graphique 2 : Bilan redistributif des mesures mises en œuvre depuis le début du quinquennat à horizon 2022
Source : RESF, DG Trésor

La progression du pouvoir d’achat des ménages modestes s’explique principalement par la revalorisation de la  prime d’activité et des prestations en faveur des plus fragiles (+13% pour l’Allocation aux adultes handicapés, +14% pour l’Allocation de solidarité aux personnes âgées en particulier) ainsi que par l’extension de la Garantie jeunes ou du chèque énergie. Le tout en dépit de la réforme des aides au logement, de la réforme de l’assurance chômage et de la hausse de la fiscalité énergétique et de la fiscalité sur le tabac qui amoindrissent partiellement ces gains.

Pour les ménages de la classe moyenne, la hausse du pouvoir d’achat est d’abord liée à la suppression de la taxe d’habitation sur les résidences principales, à la bascule des cotisations sociales vers la CSG qui a favorisé les actifs, et à la baisse de 5 milliards d’euros de l’impôt sur le revenu sur les deux premières tranches d’imposition.

Quant aux ménages les plus aisés, ils ont surtout profité de la transformation de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI), et de la mise en place  du prélèvement forfaitaire unique (PFU) sur les revenus du capital.

Il faut noter que les mesures nouvelles de transferts mises en place sous ce quinquennat ont, dans l’ensemble, surtout favorisé les actifs. C’est particulièrement le cas des actifs aux revenus modestes : un travailleur célibataire au  Smic peut gagner 170€ par mois de  plus par l’effet des mesures de transfert, soit l’équivalent de 1,7 mois de  salaire sur un an, à quoi s’ajoute la revalorisation annuelle du Smic (+7,4 % en cumulé sur 2017– 2021). L’État a aussi contribué   à la revalorisation des salaires d’actifs dans la crise Covid, notamment ceux des aide-soignants, des infirmiers, des masseur-kinésithérapeutes avec les conclusions du Ségur de la santé.

Enfin, les efforts exceptionnels réalisés en 2020 au plus fort de la crise Covid ont bien sûr joué un rôle majeur pour maintenir le pouvoir d’achat des plus modestes et contenir le taux de pauvreté (qui semble être resté stable). Pour mémoire : deux primes successives de 150 euros en faveur des bénéficiaires du RSA ou de l’Allocation de solidarité spécifique ; une prime de 100 euros par enfant à charge de moins de 25 ans pour les familles bénéficiaires du RSA, de l’ASS ou d’une aide au logement ; une prime de 200 euros puis à nouveau de 150 euros pour les étudiants ayant perdu un emploi ou un stage et pour les jeunes précaires de moins de 25 ans ; une majoration de 100 euros de l’allocation de rentrée scolaire ; une indemnisation de l’activité partielle à hauteur de 83% du salaire net antérieur (avec un plancher à 1 Smic net) ; une aide mensuelle aux « permittents »…

Au total, si l’on suit la DG Trésor, non seulement le pouvoir d’achat des Français aura augmenté sous ce quinquennat que sous les deux précédentes mandatures, mais sa hausse aura d’abord profité aux plus faibles et à ceux qui travaillent. On peut bien sûr faire observer qu’un certain nombre de mesures ont été obtenues sous la pression de la crise sociale des Gilets jaunes ou de la crise Covid. Mais, de fait, ce premier tableau cadre mal avec l’image de « président des riches ».

2. Le bilan redistributif du quinquennat selon l’Institut des politiques publiques

Une autre étude, conduite par l’Institut des politiques publiques (IPP), aboutit à des conclusions plus nuancées. L’IPP raisonne lui aussi en niveau de vie, mais pas en décile : il analyse les effets redistributifs au centile. Autrement dit, l’IPP découpe la population en cent tranches de 1%. Le tableau général qui en résulte est le suivant :

Source : IPP

Ce bilan manifeste d’abord un point d’accord avec la DG Trésor : l’immense majorité de nos concitoyens auront connu depuis 2017 une hausse de leur niveau de vie, en particulier dans les centiles 5 à 37 dans le bas de la distribution, et dans les centiles 70 à 90 dans le haut de la distribution.

Toutefois ce même graphique met en lumière deux autres phénomènes. Le premier est que les hausses de niveau de vie apparaissent moins soutenues dans les calculs de l’IPP que dans ceux de la DG Trésor. Pour une large part, ces différences tiennent à des différences méthodologiques comme le champ temporel des réformes prises en compte (l’IPP prend pour critère le vote des mesures et non leur entrée en vigueur, ce qui le conduit à exclure de ce bilan des mesures adoptées sous la précédente mandature et mises en œuvre sous celle-ci…), la montée en charge des réformes (l’IPP, par exemple, considère la suppression totale de la taxe d’habitation qui ne sera pleinement accomplie qu’en 2023), un accès inégal aux données (faute de données, l’IPP ne tient pas compte du 100% santé, de la CMU-C, de MaPrimeRenov…) et des divergences quant à l’effet de certaines mesures sur le comportement des publics concernés (l’IPP estime, par exemple, que la hausse de la fiscalité du tabac entraine une moindre baisse de la consommation que la DG Trésor, ou encore que la hausse de la fiscalité énergétique entraine une hausse des prix à la consommation plus forte…). L’IPP s’est d’ailleurs livré à un exercice de réplication des calculs en partant des mêmes bases méthodologiques que la DG Trésor et arrive à des résultats très proches des siens, les divergences résiduelles portant sur le premier et le dernier décile (voir graphique ci-après).

Source : IPP

Le second phénomène est que les résultats de l’IPP s’écartent sensiblement du visuel présenté par la DG Trésor tout en bas et tout en haut de la distribution. D’une part, dans les cinq premiers centiles (les 5% les plus pauvres), ce n’est pas une hausse que l’on observe, mais une perte de niveau de vie. D’autre part, dans le tout dernier centile (le top 1% en niveau de vie), on découvre la plus forte progression de toute la distribution (elle culmine même à +4,1% dans le top 0,1%). Ces deux points étaient sans doute « noyés » dans les moyennes par décile dont la DG Trésor faisait elle-même observer les limites : « ces évolutions sont des moyennes sur des populations hétérogènes au sein d’un même dixième de niveau de vie. Malgré un gain moyen de 2 % ou plus, il existe au sein de chaque dixième des ménages connaissant de moindres gains aux mesures de transferts étudiées, voire des pertes, et d’autres connaissant des gains plus importants. » L’étude de l’IPP fait précisément apparaître une partie de cette hétérogénéité.

L’IPP confirme également que le statut d’activité joue un rôle important : l’augmentation du niveau de vie est, dans presque tous les centiles, plus importante pour les actifs que pour l’ensemble de la population. C’est en particulier le cas en bas de la distribution entre les 8e et 20e centiles où l’augmentation dépasse +4%. Et cette augmentation n’est inférieure à +3% que dans les trois premiers centiles de la distribution et entre le 40e et le 47e centile. Dans l’ensemble, comme l’indiquait déjà la DG Trésor, les mesures adoptées sous ce quinquennat ont bel et bien favorisé le travail.

Source : IPP

En revanche, les effets des mesures non liées au statut d’activité tendent à croître avec le niveau de revenu (à l’exception des 6e et 7e centiles où la revalorisation de l’ASPA notamment a « boosté » le niveau de vie).

Source : IPP

Une précision s’impose encore. Jusqu’ici, le bilan redistributif du quinquennat a été estimé en valeur relative, c’est-à-dire en pourcentage de niveau de vie par rapport à la période passée. Mais il est bien évident qu’une augmentation de 2% d’un revenu disponible brut de 1500 euros (soit 30 euros) n’est pas grand-chose en regard d’une augmentation de 1,5% d’un revenu de 4000 euros (soit 60 euros), pour ne rien dire d’une augmentation de 4% dans le top 1%… Evalué en montants, le bilan redistributif prend une autre forme, comme en témoigne le graphique ci-dessous :

Source : IPP

Dans le premier tiers de la distribution, les gains sont pour l’essentiel inférieurs à 300 euros (ce sont même des pertes pour les centiles 1, 2, 4 et 5) tandis qu’ils sont supérieurs à 500 euros dans le dernier tiers et explosent dans le dernier centile (3500 euros). Evaluées en montants, les mesures socio-fiscales adoptées au cours de ce quinquennat n’auront pas « pris aux riches pour donner aux pauvres », mais fait croître le niveau de vie de la presque totalité des Français et singulièrement de la petite minorité la plus aisée. Il faut noter toutefois que cet indicateur ne permet ni de rapporter les effets des mesures considérées au niveau de vie des individus avant les réformes, ni de visualiser l’impact de ces réformes sur la progressivité du système socio-fiscal. Il permet juste d’observer l’allocation des dépenses ou recettes publiques associées aux réformes. Bref, il apporte une autre information.

Au total, en s’appuyant sur les conclusions de l’IPP et sur celles de la DG Trésor, on peut tout à fait affirmer à la fois que les très riches ont tiré un profit monétaire plus grand que les très modestes aux mesures socio-fiscales du présent quinquennat, et que l’ensemble des Français modestes (les trois ou quatre premiers déciles) a vu son niveau de vie progresser plus vite que celui du tiers des Français les plus aisés (à l’exception du top 1%)

3. Le bilan socio-fiscal du quinquennat selon l’OFCE

L’OFCE a également réalisé un exercice d’analyse et de quantification de l’impact du quinquennat sur le pouvoir d’achat des Français. Comme l’étude de l’IPP, celui-ci se concentre sur l’impact redistributif des mesures prises, mais ne prend pas en compte l’évolution des revenus attribuable à la croissance ainsi qu’à l’inflation. Une telle analyse permet d’éviter de prendre en compte des évolutions macro-économiques qui ne sauraient être attribuées dans leur intégralité aux choix de la majorité, mais à l’inverse elle ne permet pas de rendre pleinement justice à des mesures visant à favoriser l’investissement et la croissance, notamment dans leur impact secondaire sur les déciles les plus pauvres. Les phénomènes dits de « ruissellement », quelle que soit leur importance réelle, ne peuvent être capturés par une telle approche, ce qui constitue une limitation significative dans la mesure où des réformes importantes en termes d’effet redistributif (prélèvement forfaitaire unique, transformation de l’Impôt sur la fortune en Impôt sur la fortune immobilière…) avaient pour justification principale leur effet de second tour sur la croissance.

Une deuxième limite de l’étude est sa date de parution (début 2020) qui ne permet pas de prendre en compte les mesures postérieures, notamment celles en lien avec la crise sanitaire qui ont en grande partie bénéficié aux actifs du milieu de la distribution. L’étude capture tout de même la majorité des grandes réformes du quinquennat et permet déjà d’obtenir une vision des gagnants et perdants ces cinq dernières années. Le graphique ci-après résume les principales conclusions de ce travail pour chaque vingtile de population (c’est-à-dire des tranches de 5%).

Le constat, similaire à celui de l’IPP, est celui d’un effet très majoritairement positif centré sur les classes moyennes qui bénéficient tout particulièrement de la baisse de l’impôt sur le revenu et, dans une moindre mesure, de la baisse de la taxe d’habitation et de la défiscalisation des heures supplémentaires (voir graphique ci-dessus), correspondant là encore à l’accent mis par le gouvernement sur la valorisation du travail.

On observe également, comme le relève l’IPP, que le bénéfice de l’introduction du prélèvement forfaitaire unique a profité de façon disproportionnée au dernier vingtile, qui voit ainsi son pouvoir d’achat progresser plus que tous les autres sous l’effet des réformes socio-fiscales des trois premières années du quinquennat.

A l’inverse, les deux premiers vingtiles ont perdu en niveau de vie, notamment à cause de la baisse des aides au logement et surtout leur désindexation ainsi que suite à la réforme de l’assurance chômage. La fiscalité du tabac pèse également lourdement sur le revenu des ménages du bas de la distribution, avec un effet moyen similaire à celui de la baisse des APL et de 75% de celui de la réforme de l’assurance chômage. Il faut avoir à l’esprit qu’un fumeur qui consomme 20 cigarettes par jour a un budget tabac de 3 775 euros par an en moyenne ; si ses revenus sont de 25 000 euros par an, ce poste de dépense représente 15% de son revenu (soit plus que la part du budget des ménages consacrée à la voiture en moyenne selon l’Insee) et une augmentation de 1 euro du prix de paquet de cigarettes représente une dépense supplémentaire de 365 euros par an, soit 1,5% de son revenu. Pour les fumeurs du bas de la distribution, la hausse de la fiscalité du tabac est donc vraisemblablement le facteur principal de baisse de pouvoir d’achat observée par l’OFCE dans le bas de la distribution.

Source : OFCE

Lecture : La baisse de l’impôt sur le revenu, et dans une moindre mesure la baisse de la taxe d’habitation, expliquent la majorité de la progression du niveau de vie des classes moyennes en 2020, et plus généralement sur les trois premières années du quinquennat. Les classes aisées ont néanmoins également bénéficié de la réforme de la fiscalité du capital, leur niveau de vie progressant finalement plus que les autres.

Ces constats agrégés masquent cependant des situations parfois hétérogènes dans une même classe de revenus, tout particulièrement pour les premiers et derniers vingtiles dont les sources de revenus sont plus diversifiées et réagissent donc de façon plus hétérogène aux mesures du quinquennat (graphique ci-dessous). Ces impacts différenciés peuvent être une piste d’explication du mécontentement face à une hausse du coût de la vie, les citoyens étant peut-être plus sensibles aux mesures qui leur sont néfastes plutôt qu’aux autres, quand bien même l’effet global serait positif. En particulier, l’OFCE relève que pour les retraités, le quasi-gel des retraites de plus de 2000 euros par mois a eu pour conséquence de leur faire perdre du pouvoir d’achat quand bien même le vingtile auquel ils appartiendraient aurait très majoritairement vu ses revenus s’accroître suite aux réformes socio-fiscales.

Source : OFCE

Enfin, l’étude de l’OFCE donne un diagnostic par situation personnelle de l’effet des mesures de la première moitié du quinquennat. Encore une fois, ce sont les actifs qui bénéficient le plus des réformes, qu’ils soient seuls ou en couple avec enfants, voire en couple avec un seul actif. A l’inverse, les retraités et les chômeurs voient leur pouvoir d’achat reculer sous l’effet des réformes.

Source : OFCE

4. Comment expliquer l’inquiétude des Français pour leur pouvoir d’achat ?

Au total, même si leurs diagnostics divergent sur le premier décile (en particulier les 5% du bas de la distribution) et sur le top 1%, les trois études examinées ici (DG Trésor, IPP et OFCE) convergent sur un point majeur : le bilan socio-fiscal du quinquennat est marqué par une hausse objective du revenu disponible brut de la très grande majorité des ménages français. Comment s’expliquer alors l’écart entre les faits décrits par ces différents bilans et la perception qu’en ont les Français ?

  • Le poids des dépenses pré-engagées et peu compressibles

La première explication est sans doute la plus simple : en réalité, les statisticiens et les Français ne parlent pas de la même chose quand ils parlent du pouvoir d’achat…Quand on interroge les Français sur son évolution, ils n’évoquent pas d’emblée les variations de leur revenu disponible brut, mais la part de leur budget librement arbitrable une fois payés, non seulement leurs taxes et impôts, mais aussi leurs dépenses pré-engagées (bail locatif, remboursement d’emprunt, abonnements…) et leurs dépenses peu compressibles (alimentation, transports…).

Nous avons fait l’exercice avec la communauté citoyenne formée par BVA pour Terra Nova. Interrogés sur l’évolution de leur pouvoir d’achat, les membres de la communauté mettaient spontanément en avant leur capacité à se payer de « petits plaisirs » (« un restau de temps en temps », un « cadeau à ma petite-fille »…). « Le pouvoir d’achat, c’est le petit plus que l’on s’offre quand on a tout payé », résumait l’un d’eux. C’est donc d’abord à la lumière de ce « reste » qu’ils jugent la baisse ou la hausse de leur pouvoir d’achat, c’est-à-dire qu’ils mesurent l’évolution de leur liberté de consommation.

Or le volume de dépenses librement arbitrables varie en fonction du comportement des autres variables, c’est-à-dire 1) l’évolution du revenu d’ensemble lui-même (dans lequel s’enregistrent les gains mentionnés par les documents cités plus haut) et 2) l’évolution des dépenses pré-engagées et peu compressibles. Si ces dernières augmentent sensiblement, elles peuvent effacer les gains observés dans le revenu d’ensemble. C’est cette dynamique qui est à l’œuvre aujourd’hui dans de nombreux ménages, en longue période comme de manière plus conjoncturelle.

En longue période, car le volume des dépenses pré-engagées tend à s’accroître depuis plus de 50 ans. Selon l’Insee, la part de ces dépenses est passée 12% au seuil des années 1960 à 26% au milieu des années 1980, puis à 29% en 2019. Cette augmentation pèse d’autant plus sur les ménages qu’elle décroît avec le niveau de vie et affecte donc plus durement les plus modestes, c’est-à-dire ceux dont le revenu librement arbitrable est déjà le plus mince. Ainsi, les dépenses pré-engagées représentent un peu moins du tiers des revenus des 20% les plus pauvres contre moins d’un cinquième pour les 20% les plus riches. Parmi ces dépenses, le coût du logement (loyers ou remboursement d’emprunt, gaz, électricité, etc.) occupe la plus grosse part chez les 20% les plus pauvres : à la fin des années 2010, il représentait 22,1% budget et même 29,3% pour les seuls locataires.

Quant aux dépenses peu compressibles (alimentation, transports…), elles représentent elles aussi, en moyenne, un petit tiers des dépenses totales. Elles sont bien sûr dominées chez les 20% les plus pauvres par les frais d’alimentation (18,3% en 2017) et de transports (13,6%).

Au final, pour de très nombreux ménages français, la dépense librement arbitrable se résume à environ un tiers de leurs revenus. Et cette moyenne cache naturellement d’importantes disparités. Sur un revenu d’ensemble de 1400 euros par mois après revenus de transfert et impôts, le volume de dépenses librement arbitrables peut ainsi osciller entre 200 et 400 euros. Et plus on descend dans la hiérarchie des revenus, plus la situation se tend. Une récente enquête de Terra Nova et de la FinTech Nickel réalisée à partir de l’observation anonymisée de plus de 100 000 comptes bancaires concluait ainsi que, dans les QPV, 80% des l’échantillon retenu avait dépensé 80% de ses revenus au 15e jour du mois.

Les tendances en longue période n’expliquent cependant qu’une part de la perception des variations de pouvoir d’achat, d’autant que, dans la dernière décennie, le poids des dépenses pré-engagées a plutôt légèrement reculé (de 29,8% en 2013 à 28,8% en 2019). Elles peuvent structurer la comparaison entre les générations (les citoyens de la communauté BVA/Terra Nova avançaient d’ailleurs ce genre de comparaisons), mais ne donnent pas d’assise véritablement rationnelle à la perception d’une baisse de pouvoir d’achat aujourd’hui.

Ce sont des phénomènes plus conjoncturels et encore indécelables dans l’analyse du budget des familles qui peuvent éclairer la perception actuelle. C’est le cas des hausses de prix soudaines sur les produits énergétiques ou alimentaires, comme on l’a vu ces dernières semaines. Ainsi, la hausse des prix du gaz pèse sur les dépenses pré-engagées, celles des prix de l’essence et des biens alimentaires sur les dépenses peu compressibles. Ces hausses de prix sont particulièrement ressenties par les ménages modestes du périurbain intégrés dans l’emploi qui cumulent des charges d’emprunt liées à l’acquisition d’une maison individuelle et d’une voiture à crédit, des coûts de transport liés à l’éloignement du lieu de travail, des coûts de chauffage liés à un habitat individuel souvent mal isolé, des coûts de garde d’enfants liés au fait que les parents rentrent tard le soir ou partent tôt le matin, etc. Elles le sont plus encore par les jeunes sur qui les charges de logement pèsent proportionnellement encore plus lourd.

Au total, les gains de pouvoir d’achat mesurés à partir de l’évolution du Revenu disponible brut des ménages peuvent être partiellement recouverts temporairement ou plus durablement par la hausse des dépenses pré-engagées ou peu compressibles et donner à beaucoup, singulièrement dans les classes populaires et les petites classes moyennes, le sentiment que leur liberté de consommer a plutôt reculé, voire qu’elle s’est amoindrie par rapport aux générations précédentes.

  • Le ressenti du pouvoir d’achat

La perception du coût de la vie est également structurée par l’expérience. Le public est plus sensible aux variations de prix des produits qu’il consomme régulièrement et dont il connaît précisément la valeur, qu’à des dépenses prélevées annuellement par exemple ou réalisées plus rarement. Une augmentation conjoncturelle de quelques centimes du litre d’essence est ainsi mieux identifiée et plus durement ressentie qu’une baisse de la taxe d’habitation, quand bien même l’impact de la seconde sur le budget du ménage serait au total plus positif que celui de la première. En outre, les travaux d’économie comportementale sur l’aversion à la perte suggèrent que l’on est en moyenne deux fois plus sensible aux pertes qu’aux gains. C’est l’un des enseignements de la théorie des perspectives de Daniel Kahneman.

Les ménages évaluent leur niveau de vie par rapport à leur capacité à s’offrir un panier relativement réduit de biens dont ils connaissent parfaitement les prix. Ils ne raisonnent pas nécessairement en moyenne sur l’ensemble de ces dépenses : quand bien même le niveau général des prix dont ils ont conscience et auxquels ils sont sensibles diminuerait par rapport à leurs moyens, certaines hausses particulièrement fortes suffisent à choquer et à pousser à la conclusion que leur niveau de vie se détériore, sous l’effet d’un biais cognitif mais aussi d’une crainte que ces quelques hausses marquantes soient un signe avant-coureur d’une augmentation plus générale.

Par ailleurs, les effets de qualité ne sont pas pris en compte de la même façon par les consommateurs et par les statistiques. Pour ces dernières, si la qualité moyenne d’un type de bien progresse plus vite que les prix, l’inflation est négative et le pouvoir d’achat des ménages augmente. Par exemple, l’amélioration constante de l’électronique et des télécommunications ces vingt dernières années conduit à une inflation négative en longue période pour ces catégories (baisse des prix de respectivement –75% et –25% depuis 2000). De fait, le prix de l’envoi ou du stockage d’une certaine quantité de données a chuté depuis vingt ans. Néanmoins, si les consommateurs perçoivent bien la hausse de la qualité, ils ne considèrent pas que leur pouvoir d’achat en est amélioré, dans la mesure où le prix des équipements standards, ordinateur, téléphone et abonnements, n’a pas baissé dans la même proportion Il en va de même dans d’autres secteurs comme l’automobile où l’amélioration de l’électronique mais aussi des performances, notamment du fait des régulations environnementales en termes d’émissions de gaz à effet de serre et de pollution sonores, modère, dans les statistiques d’inflation, la hausse du prix du panier standard des ménages.

Le public est également peu sensible aux variations de comportement dont les évaluations statistiques tiennent compte. Les fumeurs qui voient augmenter les taxes sur le tabac et donc le prix de leur paquet de cigarettes sont assez indifférents au fait que 10 ou 20% d’entre eux sont susceptibles de s’arrêter de fumer en raison de ces augmentations et d’en tirer un bénéfice non seulement sanitaire mais économique. L’appréciation du pouvoir d’achat de quelques-uns s’accompagnent d’une perte pour le plus grand nombre.

En outre, la hausse du prix des actifs en lien avec la baisse des taux ces cinq dernières années peut également jouer un rôle. Les actifs ne sont pas pris en compte dans le calcul de l’inflation, puisque l’achat d’un bien immobilier, par exemple, ne correspond pas à une dépense mais à un investissement qui n’appauvrit pas le consommateur et peut même conduire à un enrichissement des propriétaires si les prix augmentent. En revanche, les ménages y sont tout de même fortement sensibles et l’incluent dans leur perception du coût de la vie. Sur longue période, l’indicateur du pouvoir d’achat immobilier des primo-accédants publié par le CGEDD (qui prend en compte l’environnement de taux) présente une chute de 25% sur l’ensemble de la France et de 50% à Paris. Le prix des biens a augmenté 80%, le quart de cette augmentation correspondant aux cinq dernières années. Ces évolutions pèsent fortement sur le ressenti des ménages, non seulement des primo-accédants mais aussi des propriétaires qui souhaitent s’agrandir ou voient leurs enfants peiner à se loger. Outre son impact sur le pouvoir d’achat immobilier des ménages, la baisse des taux d’intérêts en zone euro et aux Etats-Unis, et parallèlement la hausse du prix des actifs, a conduit à une forte augmentation des inégalités de patrimoine, les détenteurs d’actifs s’enrichissant beaucoup plus vite que le reste de la population. A l’extrême, la hausse des actifs financiers explique en grande partie l’enrichissement historique des plus grandes fortunes puisque leur patrimoine, et notamment leurs actions, se sont fortement appréciées. Il en résulte un sentiment d’injustice et de pauvreté relative qui participe d’une perception de hausse du coût de la vie.

La perception de l’évolution de son pouvoir d’achat peut en effet être relative, c’est-à-dire appréciée moins par rapport à une situation précédente que par rapport à celle des autres. Dans ce cas, que la mer monte pour tout le monde ne change pas grand-chose aux inégalités et ne soulève pas nécessairement l’enthousiasme. Même si je vois mon pouvoir d’achat progresser dans l’absolu, je peux avoir le sentiment d’une moindre progression si celui de mon voisin progresse encore plus vite. La hausse du niveau de vie moyen fait des gagnants et des perdants, comme le montre l’analyse de l’OFCE. Et ces derniers sont naturellement plus enclins à protester que les premiers à se réjouir, d’autant plus que leur perte de niveau de vie se produit dans un contexte où certains de leurs concitoyens et notamment les plus aisés voient le leur s’accroître.

  • Quelques éléments de contexte

Il faut, pour finir, évoquer des éléments de contexte qui peuvent avoir influé ces derniers mois sur la perception du pouvoir d’achat des ménages. Ainsi, le reflux du chômage est à double tranchant. Il explique une partie des gains de niveau de vie ces dernières années mais il libère aussi d’autres préoccupations. La moindre peur pour l’emploi place les salariés dans un autre rapport de force avec leurs employeurs et aiguise les impatiences.

Classiquement, c’est en sortie de crise que se font sentir les demandes et les insatisfactions les plus fortes sur le pouvoir d’achat. Après des mois d’épreuve, de nombreux Français veulent leur part de la reprise. En particulier dans les secteurs qui sortent d’une longue période de modération salariale comme dans les fonctions publiques, où le point d’indice n’a pas progressé pendant près de 10 ans et où le pouvoir d’achat réel a donc reculé.

Plus généralement, le contexte inflationniste actuel peut avoir un effet asymétrique : là où les hausses de prix sont subies, les hausses de salaires sont, elles, incertaines et impliquent des efforts de négociations. Dans ces conditions, une augmentation acquise de haute lutte, ou en changeant d’emploi, n’est pas attribuée à des mouvements macro-économiques dont le travailleur bénéficierait, mais considérée comme le fruit d’efforts personnels pour faire face à la hausse des prix qui menacent son niveau de vie.

Autre effet de contexte : la crise sanitaire a revalorisé le regard social sur les métiers de « deuxième ligne ». Le Secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger l’écrivait ici même fin mars 2020 : « la crise sanitaire a permis de mettre en lumière le rôle vital d’un certain nombre de professions qui sont habituellement peu considérées, voire reléguées dans des rôles subalternes ou tout simplement ignorées ». Ces professionnels n’occupent pas le haut de la hiérarchie salariale en dépit de leur utilité sociale manifeste. Objet d’une forte reconnaissance au plus fort de la crise sanitaire, ce décalage a pu alimenter de nombreuses frustrations et façonner une perception durablement négative.

Un dernier élément de contexte plus général lié à l’environnement économique doit être souligné : si la croissance du pouvoir d’achat moyen sur le quinquennat est une réalité pour la grande majorité des Français, celle-ci reste très inférieure aux performances observées avant la crise financière de 2008. Les Français ont ainsi vu leur pouvoir d’achat s’accroître chaque année de 1 % à 2 % entre 2003 et 2006, et plus de 3% tous les ans entre 1998 et 2002, soit une hausse de près d’un quart en une décennie. Le souvenir de cette période, chez ceux qui l’ont connue, peut influer sur la perception actuelle et nourrir la frustration face aux performances plus faibles du quinquennat qui s’achève et plus généralement des quinze dernières années.

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Thierry Pech