Le RN à l’Assemblée : une mue en trompe-l’œil

Le RN à l’Assemblée : une mue en trompe-l’œil
Publié le 21 mars 2023
L’extrême-droite française a-t-elle vraiment changé ? S’est-elle « normalisée » ? C’est ce que le Rassemblement national voudrait faire croire. Mais ce n’est pas ce que révèle l’examen attentif du comportement de ses élus à l’Assemblée nationale. Nous avons observé la composition de leur groupe depuis sa création en juin 2022, les profils qui le composent, son travail au quotidien, ses choix de vote et d’alliances. Il en ressort le tableau de politiciens professionnels assez éloignés de la France populaire à laquelle ils prétendent donner voix. Soucieux de mettre leur statut au service d'une stratégie d’institutionnalisation, ils ont investi méthodiquement les différentes fonctions parlementaires, mais sans s'impliquer pleinement dans le travail de fond dans les commissions permanentes. Au total, loin d'avoir réalisé leur aggiornamento, ils n'ont cessé de consolider leurs fondamentaux idéologiques.
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L’extrême-droite française a-t-elle vraiment changé ? S’est-elle « normalisée » comme on l’entend désormais ? Est-elle devenue plus fréquentable ? Ces questions se posent aujourd’hui avec insistance. A tel point que la vieille idée du « front républicain » contre le RN apparaît de plus en plus incongrue. D’éminents intellectuels expliquent même que ce parti n’a plus « rien à voir avec ce qu’a été l’extrême-droite historiquement en France » et que Marine Le Pen « représente objectivement une sorte de droite autoritaire, nationale et populaire ». Le RN d’aujourd’hui, ce serait tout simplement « le RPR de la grande époque », celui de Charles Pasqua et du souverainisme social d’un Philippe Séguin. Franck Allisio, député RN des Bouches-du-Rhône, a d’ailleurs racheté en janvier 2022 la marque et le logo « RPR » qui étaient, semble-t-il, tombés en déshérence. Peut-être en prévision d’une future union des droites ou simplement pour que d’autres ne puissent pas l’acquérir…

A l’instar du parti de Giorgia Meloni en Italie, cette formation semble s’être débarrassée de ses complicités passées avec le fascisme, de son antisémitisme, de sa nostalgie de l’Algérie française, de ses accointances avec un catholicisme intégriste, de son homophobie viscérale, de son hostilité à l’émancipation des femmes et, bien sûr, de l’antiparlementarisme qui, du général Boulanger aux ligues fascistes des années 1930, avait été l’une des marques de fabrique de l’extrême-droite… Le virage social-populiste de Marine Le Pen au tournant des années 2010 aurait permis de nettoyer le parti de ses héritages réactionnaires, maurrassiens, vichystes, colonialistes… A tel point que ce courant politique refuse désormais lui-même la qualification d’extrême-droite. Le nationalisme du Rassemblement national serait tellement tempéré qu’il serait aisé de le doubler sur sa droite comme a tenté de le faire Eric Zemmour en 2022, désormais porteur de toutes les macules de l’ancienne extrême-droite et idiot utile de l’opération de dédiabolisation lancée par Marine Le Pen voici dix ans.

Ce tableau d’une famille de sensibilité parfaitement décontaminée de ses passions les plus sombres correspond en effet à la représentation que le parti tente d’imposer dans l’opinion. Un changement voulu et assumé par Marine Le Pen qui déclarait, en conclusion d’un colloque organisé le 6 octobre dernier à l’occasion du 50e anniversaire de la création du Front national : « Personne mieux que nous ne sait ce qu’il était opportun de modifier dans un mouvement qui n’a jamais cessé de s’améliorer, de se repenser, de se réformer pour atteindre aujourd’hui la maturité politique. »

Qu’en est-il au juste ? Si le RN a bel et bien révisé certaines de ses positions en matière culturelle et sociétale, l’idée qu’il aurait complètement intégré l’arc républicain des partis politiques touche vite ses limites. Les discours de la candidate trois fois battue à l’élection présidentielle (2012, 2017 et 2022) masquent la diversité des prises de parole des militants, des entourages et des réseaux du parti. Et ce diagnostic souffre d’un biais de perception : on regarde volontiers ce que le RN n’est plus, mais sans doute pas assez ce qu’il est encore, encore moins ce qu’il est en train de devenir. On procède par soustraction de modèles anciens et on omet de considérer ce qui demeure et ce qui s’ajoute.

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Alors, aggiornamento idéologique ou normalisation de façade ? Recentrage politique ou maquillage électoral ? Pour essayer d’y voir plus clair, nous ne revenons pas ici en détail sur l’analyse du programme du RN, déjà conduite dans le cadre de La Grande Conversation de Terra Nova lors de la dernière campagne présidentielle. Rappelons simplement que la préférence nationale, rebaptisée « priorité nationale », en occupe toujours le cœur et qu’elle est inconstitutionnelle en l’état : réserver certains droits à une partie des citoyens en raison de leur origine crée une rupture d’égalité incompatible avec notre loi fondamentale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, en 2022, Marine Le Pen souhaitait organiser quelques semaines après l’élection un référendum sur l’immigration visant à modifier la constitution par un moyen généralement jugé inconstitutionnel (son article 11) et à consacrer une idée nouvelle : « la sauvegarde de l’identité et du patrimoine de la France ». Celle-ci devait permettre la dénonciation des engagements européens de notre pays et des traités internationaux comme le traité de New York sur les droits de l’enfant ou la Convention de Genève sur le statut des réfugiés de manière à revoir entièrement les principes comme le regroupement familial ou le droit d’asile.

Cette fois-ci, nous nous sommes concentrés sur la pratique et le comportement du groupe parlementaire RN à l’Assemblée nationale, les 89 (aujourd’hui 88) députés qui ont pris place dans l’Hémicycle en juin dernier, en essayant de répondre à trois questions :  

  • Qui sont-ils ? Sont-ils à l’image des ouvriers, des employés et des petites classes moyennes qu’ils prétendent incarner ? Les Français ont-ils « enfin une Assemblée nationale qui leur ressemble » comme le prétendait la député RN du Var Laure Lavalette au Palais Bourbon le 5 octobre 2022 ?
  • Quel type d’opposition incarnent-ils ? Quelle stratégie politique adoptent-ils dans l’Hémicycle, les commissions, les groupes d’études… ? Jouent-ils pleinement le jeu du parlementarisme ?
  • Leurs choix de vote, d’amendements, de propositions de loi traduisent-ils une transformation radicale de leur logiciel idéologique ? Illustrent-ils le renouveau que Marine Le Pen annonce urbi et orbi depuis 2017 ?

Premier constat : les élus RN ne sont pas à l’image de la France qu’ils entendent représenter, et sans doute même de moins en moins. Ils se sont largement professionnalisés et ressemblent à beaucoup d’égards aux autres groupes parlementaires de droite. Ils se sont d’ailleurs dotés d’entourages plus compétents et plus expérimentés que par le passé. La radiographie sociologique et politique de ce groupe n’est plus celle d’une jeune formation, mais celle d’une organisation désormais dans la maturité, à l’image de leur leader.

Second constat : leur présence à l’Assemblée nationale, la façon dont ils habitent les différentes fonctions parlementaires et leur travail au quotidien épousent une quête d’institutionnalisation, voire de notabilisation. Suivie avec rigueur et discipline, cette stratégie les conduit à prendre leurs adversaires à contre-pied sur de nombreux sujets, à multiplier les efforts de triangulation et à n’être jamais où on les attend. Mais la finalité poursuivie est toujours la même : faire de l’Assemblée nationale le théâtre central de leur normalisation et de leur conquête du pouvoir.

Troisième constat : à l’examen de leur travail législatif, leur virage idéologique et doctrinal ne saute pas aux yeux. Au-delà des distances prises avec certains aspects traditionnels du conservatisme culturel, ce qui apparaît surtout, ce sont à la fois le flou, voire le vide, sur plusieurs questions majeures, et une idéologie maintenue sur les fondamentaux du parti (notamment sur le thème de la « préférence nationale »), quoique dans des formes rhétoriques renouvelées et adoucies. La thèse du maquillage reste ici la plus pertinente.

1. Portrait des élus RN

En juin 2022, 89 députés RN sont entrés à l’Assemblée nationale. Ils n’étaient que 8 sous la précédente mandature, pas même de quoi former un groupe parlementaire. Fort à présent de 15% des sièges, le RN a multiplié par plus de 10 sa présence au Palais Bourbon en l’espace de cinq ans. Il n’avait jamais occupé une telle place dans l’Hémicycle depuis 1945, pas même en 1986 lorsque la proportionnelle avait porté 35 députés Front National à l’Assemblée – preuve que le scrutin majoritaire à deux tours n’empêche plus leur montée en puissance dans les institutions.

La sociologie de ce groupe ressemble-t-elle pour autant à l’image que ce parti a voulu donner de lui-même ces dernières années, celle d’un mouvement ancré dans les classes populaires et les petites classes moyennes, fidèle à leur réalité sociale par opposition à un monde politique jugé embourgeoisé, vieillissant, acquis au « mondialisme » et aux intérêts des élites ? Sébastien Chenu, député RN du Nord, en résumait le portrait à la tribune de l’Assemblée nationale le 31 octobre 2022 dans l’une de ces litanies dont les élus RN ont le secret :

« Nous sommes les défenseurs de cette France qui travaille, de cette France des ouvriers, des employés, des agents de maîtrise, des routiers, des agriculteurs, des petits chefs d’entreprise, des infirmières, des soignants, des commerçants, des fonctionnaires de terrain, des enseignants, des salariés aux horaires contraints, des travailleurs de l’ombre et de la nuit, des invisibles du quotidien.
Nous sommes les défenseurs de cette France qui voudrait travailler : les étudiants, les stagiaires, les intérimaires, les galériens des petits boulots, les chômeurs, les petits contrats, les petits salaires, les mères de famille. Nous sommes les défenseurs de cette France qui a travaillé toute sa vie : les retraités, les pensionnés, les veufs et les veuves.
Nous défendons cette France qui ne vous intéresse pas, mais qui fait tourner l’économie réelle. Cette France qui doit compter tous les jours jour pour manger, pour se transporter, pour élever ses enfants, pour faire avancer son entreprise, pour se soigner, pour essayer parfois de s’offrir quelques vacances, un resto ou un ciné. Cette France qui ne défile pas, qui parfois ne vote même plus, mais qui continue à se lever, à se former, à se bouger. »

Les nouveaux venus RN à l’Assemblée nationale sont-ils à l’image de « cette France-là » ?

Ils sont un peu plus jeunes que la moyenne des députés mais un peu moins que la moyenne des Français : les députés RN ont en moyenne 46 ans contre 49 ans pour l’ensemble de l’Assemblée et un peu plus de 42 pour l’ensemble des Français (43,7 pour les femmes et 40,9 pour les hommes). L’effectif du groupe n’est en revanche pas plus féminisé que le reste de l’Assemblée : il compte 36% de femmes contre 37,3% pour l’ensemble des députés. Il l’est même moins que la majorité (40,4%) et que la Nupes (43,6%). Cette situation résulte en grande partie des choix d’investiture du parti de Marine Le Pen : en 2022, les circonscriptions les plus « gagnables » (celles où elle avait réalisé ses meilleurs scores au premier tour de la présidentielle en particulier) ont été majoritairement confiées à des hommes.

Au regard des origines socioprofessionnelles, le RN est un parti politique classique et non pas ce représentant de la France d’en bas chantée par Sébastien Chenu. Selon des décomptes réalisés dès la formation du groupe, entre 12 et 15% des élus RN viennent du monde des ouvriers et des employés, c’est-à-dire des classes populaires. Avec 4 ouvriers et 10 employés, il fait mieux que la moyenne des autres groupes politiques qui n’en comptent en réalité que très peu (et la plupart du temps aucun !), mais un peu moins bien que LFI (3 ouvriers et 14 employés). Au total, 1 élu RN sur 6 est issu des classes populaires… En revanche, près des deux tiers du groupe (64%) sont issus des rangs des cadres et professions intellectuelles supérieures. L’étude de l’Institut des Politiques Publiques donne des résultats un peu différents en distinguant les cadres et professions intellectuelles supérieures (35%), d’une part, et les « auxiliaires politiques » de métier (24%), c’est-à-dire les collaborateurs d’élus, de ministre ou les permanents du parti, de l’autre. Mais cette distinction ne change pas fondamentalement le résultat d’ensemble, les auxiliaires politiques ayant pour l’essentiel, eux aussi, des profils de cadres et de professions intellectuelles supérieures.

Même s’il se distingue des autres groupes parlementaires par la présence d’une quinzaine d’élus issus des classes populaires, le groupe RN ressemble donc plus à la sociologie politique habituelle des parlementaires de la Ve République qu’à celle du « pays réel » à laquelle il prétend donner voix. Du fait de la place qu’y occupent les anciens auxiliaires politiques (24% des élus contre 12% chez LFI et 29% chez LR), il paraît même en voie d’institutionnalisation et de professionnalisation. Et du fait de la forte présence des avocats (15% des élus RN, autant voire plus que les ouvriers et employés réunis) et des artisans, commerçants et chefs d’entreprise (11%), le groupe RN épouse en réalité de plus en plus la sociologie des partis de droite traditionnels.

Avec 83 primo-députés sur 89 élus, on pouvait pourtant s’attendre à l’arrivée de nombreux novices. Les victoires des élus RN ont pour l’essentiel suivi les scores de Marine Le Pen à l’élection présidentielle, soulignant la forte personnalisation du parti : elle est en effet arrivée en tête des deux tours de la présidentielle dans 73 des 89 circonscriptions victorieuses en juin 2022. Sans surprise, mais avec un niveau de pénétration accru, ces circonscriptions se situent pour une large part dans les zones d’implantation historiques du parti d’extrême-droite : dans le Nord du pays (Pas-de-Calais, Nord…) et le Sud-Est (Gard, Var, Vaucluse…) en particulier.

Mais le RN réalise des percées plus inattendues dans le Centre et la Bourgogne-Franche-Comté (12 circonscriptions gagnées dans le Loir-et-Cher, le Loiret, l’Yonne, l’Aube, la Haute-Marne et le Doubs), le Sud-Ouest (9 circonscriptions gagnées en Occitanie et 6 en Nouvelle Aquitaine) et même l’Ile-de-France (2 circonscriptions). Ces victoires ont souvent été arrachées sur le fil, à la faveur d’une abstention très élevée et parfois d’un délitement du « front républicain » (maintien de candidats dissidents dans des triangulaires…). Dans ces nouveaux territoires de conquête, au moins 10 circonscriptions sont remportées par le RN avec un écart de voix au second tour équivalent à moins de 1% des inscrits, soit à peine quelques centaines de voix et parfois moins. Et 16 de ces circonscriptions présentaient un écart inférieur à 2% des inscrits. Dans nombre de ces territoires, les chances de succès du RN étaient en réalité fort minces (dans un tiers des cas, il ne figurait pas au second tour en 2017 et, quand il y figurait, dans un tiers des cas il avait été sèchement battu avec moins de 40% des suffrages exprimés) et on peut penser qu’il y avait investi pour l’essentiel des outsiders et des nouveaux venus. Cette diversification territoriale pouvait donc être le levier d’un profond renouvellement du casting.

Circonscription  Député RN  Ecart en % des inscritsAbstention %Résultats 2017  
Allier (2ème)BOVET0,252,0%En Marche : 52,05% / LR : 47,95%
Charente (3ème)COLOMBIER0,250,2%PS : 59,90% / En Marche : 40,10%
Dordogne (2ème)MULLER0,449,4%En Marche : 66,32% / FN : 33,68%
Eure (1ère)LOIR0,554,2%En Marche : 64,53% / FN : 35,47%
Eure (5ème)HOUSSIN0,552,8%En Marche : 55,98% / FN : 44,02%
Doubs (4ème)GRANGIER0,857,0%En Marche : 61,64% / FN : 38,36%
Isère (6ème)JOLLY0,855,7%En Marche : 55,05% / FN : 44,95%
Loir-et-Cher (2ème)CHUDEAU0,951,7%LR : 53,93% / En Marche : 46,07%
Yonne (1ère)GRENON1,050,2%LR : 52,60% / En Marche : 47,40%
Eure (2ème)LEVAVASSEUR1,051,4%En Marche : 63,25% / FN : 36,75%
Haute-Marne (1ère)BENTZ1,150,4%En Marche : 53,44% / LR : 46,56%
Haute-Marne (2ème)ROBERT-DEHAULT1,552,9%LR : 61,81% / FN : 38,19%
Seine-et-Marne (6ème)ROULLAUD1,559,2%LR : 55,22% / En Marche : 44,78%
Moselle (8ème)JACOBELLI1,565,0%MODEM : 58,84% / FN : 41,16%
Oise (3e)SABATOU1,859,0%En Marche ! 57,68% / FN : 42,32%
Loiret (3ème)PARIS2,050,5%LR : 50,10% / En Marche : 49,90%
Oise (6e)GUINIOT2,253,3%En Marche ! 58,4% / FN : 41,60%
Essonne (2ème)DA CONCEICAO2,653,7%LR : 59,42% / MODEM : 40,58%
Gironde (5ème)DE FOURNAS2,752,2%En Marche : 50,46% / PS : 49,54%
Meuse (2ème)GOULET2,955,0%En Marche : 62,76% / FN : 37,24%
Aube (3ème)RANC3,092,1%LR : 52,72% / Modem : 47,28%
Aube (1ere)GUITTON3,650,8%En Marche : 36,46% / LR : 35,31%
Eure (3ème)MAUVIEUX3,750,4%MODEM : 59,29% / FN : 40,71%
Haute-Saône (2ème)SALMON4,049,7%En Marche : 58,00% / FN : 42,00%
Moselle (7ème)LOUBET4,060,5%En Marche : 56,24% / FN : 43,76%
Haute-Saône (1ère)VILLEDIEU4,248,3%En Marche : 59,13% / FN : 40,87%
Moselle (6ème)PFEFFER4,565,5%En Marche : 56,96% / FN : 43,04%
Tarn-et-Garonne (2ème)HAMELET4,550,1%PRG : 55,40% / FN : 44,60%
Lot-et-Garonne (2ème)LAPORTE4,744,4%En Marche : 59,72% / FN : 40,28%
Yonne (3ème)ODOUL5,053,8%En Marche : 55,60% / FN : 44,40%
Drôme (2ème)POLLET5,654,3%En Marche : 62,80% / FN : 37,20%
Lot-et-Garonne (3ème)COUSIN6,048,5%En Marche : 60,43% / FN : 39,57%
Gironde (11ème)DIAZ7,552,4%En Marche : 57,02% / FN : 42,98%
Ain (4ème)BUISSON9,454,5%En Marche : 64,50% / FN : 35,50%
Loiret (4ème)MÉNAGÉ10,854,0%LR : 50,01% / En Marche : 49,99%
Oise (2e)BALLARD12,353,5%En Marche!54,70% / FN:45,30%

Source : Ministère de l’Intérieur – calcul des auteurs

Ce ne fut en réalité que marginalement le cas. La plupart des élus RN sont soit des professionnels confirmés de la politique soit des responsables en voie de professionnalisation. 73 des 89 députés (80%) ont ainsi déjà exercé un mandat électoral : 6 étaient députés en 2017, 3 ont siégé au Parlement européen, 42 ont été conseillers régionaux ou départementaux, 44 conseillers municipaux. 70 d’entre eux (78%) ont par ailleurs déjà été candidats à deux élections au moins depuis 2017 (Stéphanie Galzy, élue de la 5e circonscription de l’Hérault, a même défendu sept fois les couleurs du RN en 10 ans…).

En outre, s’ils n’ont pas toujours été confrontés au suffrage universel avant d’arriver au Palais Bourbon, beaucoup ont exercé des métiers proches de la politique (porte-parole d’un candidat, trésorier de campagne, chef de cabinet d’un maire, assistant parlementaire, conseillère presse…) ; c’est le cas de 32 d’entre eux (36%). D’autres – et parfois les mêmes – ont fait leurs armes au cours d’un long parcours militant du côté de Debout la France, de LR, de l’UDF ou de l’UMP : Florence Goulet, députée de la 1ere circonscription de la Meuse, a été attachée parlementaire d’élus de droite pendant plus de 20 ans ; Sébastien Chenu, député de la 19e circonscription du Nord, et vice-président de l’Assemblée nationale, a passé plus de dix ans à l’UMP où il a occupé des fonctions exécutives…

Bref, ce ne sont pas exactement des « perdreaux de l’année », mais des hommes et des femmes qui se sont familiarisés de longue date avec les codes, les techniques et les usages de la vie politique. Et ceux qui ne l’ont pas fréquentée directement l’ont souvent apprise en famille, à l’image de leur cheffe : 17 des 89 élus (19%) ont en effet des liens familiaux avec d’autres figures du parti ou d’autres formations politiques (Bruno Bilde, Sébastien Chenu, Caroline Colombier, Hélène Laporte, Nicolas Meizonnet, etc.).

Il paraît loin le temps où Marine Le Pen apparaissait comme la figure de proue d’un parti d’outsiders et de juniors. La dynamique dominante qui ressort de cette rapide radiographie du groupe RN à l’Assemblée est celle de l’institutionnalisation et de la professionnalisation de ses effectifs. C’est ce que traduit également le profil des entourages des élus. Chaque député a en effet entre 2 et 5 collaborateurs parlementaires. Un groupe de 89 députés (88 en réalité depuis la défaite d’Anne-Sophie Frigout aux élections législatives partielles dans la 2e circonscription de la Marne en janvier 2023) fédère en conséquence un collectif de travail de 200 à 400 collaborateurs. Le recrutement de ces personnels n’a pas été une mince affaire pour un parti qui ne s’attendait pas à un tel succès aux élections législatives et qui ne pouvait pas mobiliser un large gisement d’anciens collaborateurs prêts à reprendre du service.  

Ils ont bien sûr puisé dans les rangs militants de la galaxie d’extrême-droite, récompensant ainsi la fidélité et l’engagement partisans sans trop regarder aux compétences : réseaux de Debout la France, anciens villiéristes, anciens militants frontistes et identitaires, anciens proches de Christine Boutin et de la Manif Pour Tous… Ces filets ont repêché quelques spécimens dont on pensait qu’ils avaient rejoint Eric Zemmour : d’anciens militants de Troisième Voie et de Nouvelle Résistance, quelques activistes proches des réseaux identitaires, néo-nazis ou des mouvements d’opposition au mariage pour tous, des royalistes habitués de Radio Courtoisie… Les suppléants et suppléantes (des élus, mais aussi parfois des battus) ont également formé une autre filière de recrutement.

Mais la nouveauté est ailleurs : le RN est également parti à la recherche de collaborateurs expérimentés ayant de bonnes compétences techniques. Il a ainsi réussi à attirer à lui d’anciens collaborateurs d’élus de droite LR ou UDI, voire d’élus LREM. Il a également mis la main sur des profils issus de grandes écoles, de Sciences Po et des filières de préparation aux concours de la haute fonction publique, quitte à proposer des niveaux de rémunération très supérieurs à la moyenne. Bref, la mobilisation des ressources humaines du groupe RN est l’occasion d’accumuler un capital de matière grise et d’expertise qui lui a fait et lui fait encore si souvent défaut. Ce choix participe de la stratégie d’institutionnalisation et de normalisation que conduit Marine Le Pen.

Les finances du Rassemblement national

D’après les dernières données de la Commission Nationale des Comptes de Campagnes et des Financements Politiques pour l’exercice 2021, le RN est de très loin le parti politique le plus endetté de France. Sa situation nette ressort à -19,3 millions d’euros. Elle résulte d’un volume de dettes de 26,6 millions d’euros, en progression de 3 millions sur un an (le résultat de l’exercice est en effet de -2,8 millions d’euros). Ces dettes se répartissent en emprunts auprès d’établissements de crédit pour 7,3 millions d’euros (dont 6 encore à ce jour au titre de l’emprunt contracté auprès du Russe Aviazapchast) et en emprunts auprès de personnes physiques pour 15 millions d’euros. Ce dernier chiffre est une particularité du RN qui totalise à lui seul près de la moitié des dettes de l’ensemble des partis politiques nationaux auprès de personnes physiques. La raison en est assez simple : ne parvenant pas à se financer auprès des banques françaises, le RN a lancé à plusieurs reprises un « grand emprunt national » auprès des particuliers (des prêts remboursables le plus souvent à court et moyen terme : de 1 à 3 ans). La croissance de ce poste d’endettement est particulièrement soutenue : la dette aux particuliers n’était que de 4 millions d’euros en 2018, soit une augmentation de près 400% en 4 ans ! En outre, pour résorber cette accumulation de dettes, le RN ne pouvait pas compter sur la dynamique des cotisations d’adhérents. Contrairement à l’image d’un parti en développement rapide, ces cotisations ne représentaient qu’un volume de 1,3 million d’euros en 2021 (somme dont on peut inférer au passage un effectif d’environ 36 000 adhérents), une somme quasiment inchangée depuis 2018…

Avant les élections législatives de 2022, le parti de Marine Le Pen était donc au bord du gouffre. Ces élections ont cependant changé la donne. Les subventions publiques aux partis politiques candidats aux législatives étant liées à la fois au nombre de voix recueillies au premier tour de ces élections et au nombre d’élus à l’issue du second, le RN peut compter sur un peu plus de 10 millions d’euros de subventions publiques par an à compter de 2023 : près de 7 millions au titre des 4,2 millions de voix recueillies au premier tour (1,64 euro par voix) et 3,3 millions au titre de ses élus (37 402 euros par élu). Si la présente législature allait à son terme, le RN pourrait ainsi recevoir, en cumulé, 52 millions d’euros.

De quoi se désendetter ? Selon le trésorier du parti, Kevin Pfeffer, la dette du RN pourrait diminuer de 5 millions d’euros par an (en commençant par l’embarrassante dette russe…). A ce rythme, elle pourrait être liquidée à l’horizon de la mandature. Mais cette option qui revient à allouer 50% des subventions publiques au désendettement paraît très volontariste compte tenu de la dynamique des dépenses et des charges du parti.

2. Les élus RN au travail

Ce processus d’institutionnalisation n’est pas uniquement l’effet – réel – de l’ancienneté et des succès électoraux de cette formation politique, mais aussi d’une stratégie délibérée de normalisation visant à s’installer peu à peu dans la position d’alternative crédible aux yeux des Français. Le Parlement est désormais le théâtre central de cette mise en scène. Marine Le Pen en a théorisé la dramaturgie dès le lendemain des élections législatives :

« Nous ne sommes pas là pour faire une longue carrière parlementaire. Nous sommes là pour conquérir le pouvoir. En apprenant à être parlementaires, nous fabriquons en même temps un programme et des équipes de gouvernement. ».

On ne peut être plus explicite : l’enjeu n’est pas tellement ce qui se passe au Parlement et les résultats législatifs qui pourraient y être obtenus. La participation au pouvoir législatif n’a de sens que dans la perspective de la conquête de l’exécutif. De ce point de vue, l’activité du groupe est à la fois un apprentissage et un tremplin. Un apprentissage car il s’agit de mettre à profit cette nouvelle position et les revenus qui lui sont associés (voir supra encadré) pour affiner les éléments programmatiques et réunir des ressources humaines d’un futur exercice du Gouvernement. Un tremplin car il s’agit de le montrer au public, de gagner la confiance des électeurs qui doutaient ou de ramollir les défenses de ceux qui avaient peur.

La plasticité des alliances

Pour cela, le groupe RN s’évertue à sortir de la situation de quarantaine dans laquelle l’ont tenu les autres forces politiques depuis des décennies, quitte à mêler ses voix avec celles de ses adversaires. Début mars 2023, le groupe RN avait ainsi voté en accord avec le groupe de la majorité présidentielle (Renaissance) dans 27 % des cas et avec LR dans 50% des cas depuis le début de la législature.

La loi de finances rectificative de juillet 2022 qui comporte de nombreuses mesures en faveur du pouvoir d’achat des ménages a été l’occasion de fixer cette ligne de conduite et la rhétorique de la « main tendue » qui l’accompagne. Le député RN de la Somme Jean-Philippe Tanguy déclarait ainsi :

« Même si vous n’avez pas saisi notre main tendue pour améliorer ce texte, nous avons quand même voté vos mesures car ce qui compte, c’est de dire aux Français que nous avons fait le maximum pour améliorer leur pouvoir d’achat ».

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Et Marine Le Pen d’enfoncer le clou dans l’Hémicycle :

« Je ne tends pas la main pour moi, mais pour les Français. Je me refuse au défaitisme et à la politique du pire. (…) À nous, députés des oppositions, de réussir à travailler ensemble pour imposer des compromis à Emmanuel Macron. Quant à nous, les députés du Rassemblement national, nous avons clairement entendu le message des Français : ils ne veulent pas de l’obstruction, mais d’un travail constructif ; ils ne veulent pas de posture, mais des résultats. Aussi soutiendrons-nous l’essentiel des mesures que vous proposez ».

Les débats sur cette loi de finances rectificative ont donné lieu à d’autres configurations de votes inattendues. Pour ce nouveau RN qui aspire à devenir fréquentable, personne n’est infréquentable, pas même ses adversaires de l’autre extrémité du spectre politique. Le RN a ainsi voté l’amendement de la Nupes prévoyant une taxe exceptionnelle de 25 % sur les superprofits des sociétés pétrolières et gazières, les sociétés de transport maritime et les concessionnaires d’autoroutes. Mais il a voté contre l’amendement de cette même Nupes visant à porter le SMIC à 1500 euros, préférant porter son propre texte sur l’augmentation des salaires de 10%, au motif qu’une augmentation unilatérale du Smic « risque de créer une boucle inflationniste », comme l’explique Jean-Philippe Tanguy sur France Inter le 21 juillet 2022 dans un accès de réalisme économique assez inhabituel dans sa famille de sensibilité. Pour ce nouveau RN, il n’y a guère de limite aux alliances d’opportunités pourvu qu’elles manifestent son esprit d’ouverture, qu’elles ne contredisent pas les grandes lignes du programme présidentiel de Marine Le Pen et surtout qu’elles embarrassent l’adversaire.

L’embarras des Insoumis est justement à son comble lorsque, à la surprise générale, les élus RN votent deux motions de censure de la Nupes contre le PLFSS les 24 et 31 octobre 2022 puis une troisième avec LFI et les écologistes (sans les socialistes) le 4 novembre 2022. Sébastien Chenu déclare le 31 octobre, qu’« en parlementaires libres », les députés RN voteront toutes les motions de censure écrites dans des « termes acceptables ». Marine Le Pen prolonge cette stratégie le 14 mars 2023, en affirmant, à la veille du vote final à l’Assemblée sur la réforme des retraites, que le groupe RN en cas de 49-3 du Gouvernement, déposera une motion de censure et votera l’intégralité de celles déposées par d’autres groupes.

Moins inattendues, les convergences de vote avec Les Républicains sont également fréquentes. Le groupe s’est rapproché de son voisin de droite, avec des positions largement convergentes sur deux textes : le projet de loi sur les énergies renouvelables et la loi Lopmi (loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur). Sur cette dernière, la convergence n’a rien de très surprenant, la sensibilité la plus droitière des LR, incarnée par le président du groupe Eric Ciotti, ayant clairement gagné le combat idéologique sur les enjeux de la politique migratoire au sein de cette famille politique. L’entente est à la fois plus inattendue et plus spectaculaire sur les énergies renouvelables (ENR) : les élus LR et RN défendent de conserve la distance de 25 miles nautiques entre le littoral et les éoliennes offshore et ils plaident en chœur pour imposer l’avis de l’architecte des Bâtiments de France lorsque les projets éoliens sont proches de bâtiments protégés (au nombre de 46 000 dans notre pays…). Tout ce qui est de nature à empêcher, compromettre ou ralentir le développement de l’éolien trouve ces élus de droite et d’extrême-droite parfaitement alignés. Les LR votent eux-mêmes la totalité des amendements RN sur l’éolien. Cette alliance se prolonge jusqu’aux saisines du Conseil constitutionnel des deux groupes LR et RN qui sont déposées le même jour (le 6 février 2023) et rédigées dans les mêmes termes. Pour cause : l’une et l’autre proviennent de la même note juridique dont elles reprennent parfois jusqu’aux fautes d’orthographe !

Cette gymnastique d’alliances opportunistes interdit aux élus RN de participer au concours de l’opposition la plus systématique, la plus bruyante et la plus radicale. Leur comportement sur la réforme des retraites est exemplaire de cette posture : laissant à LFI le rôle de fauteur de troubles, il se plait à dénoncer les excès de langage des Insoumis, affecte de ne pas prendre part au plan d’obstruction parlementaire par multiplication des amendements et bien sûr refuse de se joindre aux appels à la rue. Les aspirants notables du RN chérissent désormais l’ordre et les civilités.

Tandis que Jean-Luc Mélenchon fustige les « bonnes manières » d’une représentation bourgeoise, Marine Le Pen offre le visage d’une force tempérée, bienséante et polie. D’une certaine façon, LFI est le produit de contraste idéal de ce nouveau RN – comme Eric Zemmour le fut durant la campagne pour l’élection présidentielle. Contre les critiques du dress code du Parlement, le RN fait le choix de la « politique de la cravate » ; contre le pari de la « bordelisation », celui de l’ordre et de la mesure ; contre l’appel à la rue, celui d’un légitimisme des urnes. Le député RN Thomas Ménagé a bien résumé les choses au micro de France Inter le 19 février 2023 :

« Quand vous mettez la tête d’un ministre au sol ou que vous le traitez d’assassin, c’est sûr qu’on vous entend beaucoup plus parce que toutes les chaînes ne parlent que de ça. Moi, quand j’arrive dans l’Hémicycle, j’ai un respect incroyable pour le lieu, pour ceux qui m’ont précédé, des Blum, des Jaurès : on ne peut pas faire n’importe quoi à l’Assemblée nationale ».

Cette image d’ordre et de respect implique naturellement une discipline de groupe à toute épreuve. C’est ce que traduit le taux très élevé de cohésion des votes au sein du groupe : 0,98 contre 0,93 en moyenne au sein des autres groupes. Alors que les LR se sont déchirés autour du cas du député du Lot Aurélien Pradié, que les Insoumis peinent à contenir les désaccords qui les traversent, les députés RN, eux, votent comme un seul homme. La raison en est simple : c’est sans doute la seule force politique dont le leadership ne souffre aucun questionnement, ni en son sein, ni à l’extérieur. 

Vice-présidence, commissions, groupes d’études : les élus RN au four et au moulin

Cette stratégie d’institutionnalisation et de normalisation est amplement servie par le décorum et le protocole du Parlement. Le seul fait de voir certaines séances dans l’Hémicycle présidées par Sébastien Chenu, vice-président de l’Assemblée nationale, confère au RN un nouveau statut. Le groupe de Marine Le Pen n’a en effet boudé aucune des missions dévolues aux députés : les vice-présidences de l’Assemblée, les missions d’information, la présence à la Cour de Justice de la République, le droit de proposer une commission d’enquête, les missions de contrôle de l’action du gouvernement, les groupes d’études, les groupes d’amitié avec des pays étrangers, la délégation au renseignement…

Sébastien Chenu et Hélène Laporte ont ainsi obtenu, avec le soutien des voix de Renaissance, deux des six vice-présidences de l’Assemblée nationale, les quatre autres étant revenues au PS, à Horizons, au groupe Démocrate et à LFI. Le RN a également obtenu la présidence et la co-présidence de 12 groupes d’études : Adoption, Camargue, Cancer, Déserts médicaux et accès aux soins, Economie, sécurité et souveraineté numérique, Francophonie, Insertion des jeunes, stagiaires et alternants, Prisons et conditions carcérales, Sécurité privée, Prostitution, Simplification administrative, Territoires en reconversion, Vigne, vin et œnologie… Et il a manqué de peu la présidence des groupes d’études sur le VIH et l’Antisémitisme, qui auraient été de véritables brevets de réhabilitation trente-cinq après que Jean-Marie Le Pen avait comparé les personnes séropositives à des « lépreux modernes » et demandé la mise à l’écart des « sidaïques » dans des « sidatorium », ou affirmé que les chambres à gaz étaient un « détail de l’Histoire de la Seconde Guerre Mondiale ».

Le groupe RN compte également des députés dans 80% des 154 groupes d’amitié parlementaires. Il a même récupéré la présidence de 24 de ces groupes. Des choix où l’on retrouve quelques-uns de ses principaux marqueurs : des pays européens ayant à leur tête des dirigeants nationaux conservateurs et/ou des coalitions où l’extrême droite est présente (Suède, Pologne, Slovaquie), des pays non alignés et gouvernés par la droite nationaliste (Inde) ou l’ayant été tout récemment (Brésil), des pays dont les responsables sociaux-démocrates ont viré leur cuti sur les questions migratoires (Danemark)… Un contingent important de députés RN (13 sur 32 !) s’est bien sûr installé dans le groupe d’amitié France-Hongrie(la patrie de Viktor Orban est une inépuisable source d’inspiration pour Marine Le Pen). Last but not least, le RN a également pris la vice-présidence du groupe d’amitié France-Algérie par la personne de José Gonzales, 79 ans, député des Bouches-du-Rhône et doyen de l’Assemblée nationale qui assurait après la séance inaugurale de la XVIe législature en juin dernier « ne pas savoir si l’OAS avait commis des crimes » en évoquant, lors de son discours, la mémoire de l’Algérie française.

Le groupe a par ailleurs utilisé son droit de tirage annuel pour présider une commission d’enquête relative « aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères visant à influencer ou corrompre des relais d’opinion, des dirigeants ou des partis politiques français ». La proposition en a été portée par le député Jean-Philippe Tanguy afin de « laver l’honneur du RN » qui s’estime injustement accusé de compromission avec la Russie de Poutine : « À défaut de travaux objectifs et de débats impartiaux, un certain nombre de personnalités politiques, de partis et de relais d’opinion font circuler depuis quelques années, en particulier lors des échéances électorales, des rumeurs infamantes, des amalgames douteux et des accusations aussi vagues qu’infondées ».

Bref, le groupe RN utilise tous les moyens mis à sa disposition par son statut à l’Assemblée nationale pour construire l’image d’une formation respectable.

Le travail parlementaire au quotidien

Naturellement, cette stratégie n’est crédible que si elle s’accompagne d’un investissement au quotidien dans les travaux de l’Assemblée. De ce point de vue, le tableau est plus mitigé. Les données publiées par le site NosDeputes.fr permettent de se faire une idée de l’activité des élus RN à l’Assemblée nationale. Leur assiduité ne fait aucun doute, que ce soit lors des scrutins publics (à quelques rares exceptions près, notamment lors du vote sur la constitutionnalisation de l’IVG, nous y reviendrons) ou en commission : le groupe est visible et tient à le faire valoir.

Cette assiduité n’est pourtant pas synonyme d’une intense activité. En commission, les élus RN prennent beaucoup moins la parole que les autres. Marine Le Pen elle-même qui siège à la commission des affaires étrangères n’y a pris la parole qu’à deux reprises depuis le début de la législature. Or, tous les connaisseurs de l’Assemblée savent que c’est précisément dans ces commissions permanentes (à caractère thématique) que le travail parlementaire sur le fond est le plus dense, le plus technique et le plus exigeant. Dans ce contexte, nombre d’élus RN semblent manquer d’assise et restent relativement discrets. Alors qu’ils forment le deuxième groupe parlementaire le plus nombreux de l’Assemblée nationale, ils n’étaient, en mars 2023, que le quatrième par le nombre d’interventions en commission, comme le montre le graphique ci-après.

Répartition de l’activité des députés depuis le début de la législature par groupe politique (actualisée au 14 mars 2023)

Source : www.nosdeputes.fr
Lecture : l’activité du groupe RN est symbolisée par la couleur brune tout en bas de chaque histogramme.

L’essentiel des interventions du groupe RN se concentre sur les séances publiques en hémicycle, là où le travail législatif prend souvent la forme d’un affrontement théâtral. C’est là que Marine Le Pen prend la parole, ainsi que quelques députés plus actifs que la moyenne : Jean-Philippe Tanguy – son ancien directeur de campagne en 2022 –, Thomas Ménagé (en particulier sur les retraites), Laurent Jacobelli (en particulier sur l’immigration et la sécurité), Laure Lavalette, Pierre Meurin… Leurs interventions sont toutefois très contrôlées : ils sont peu coutumiers des « tunnels » ou au contraire des très courtes interruptions. La règle semble être de se montrer disciplinés et de faire moins de spectacle et de coups d’éclat que les élus de la Nupes. De la tenue, en somme.

L’activité des parlementaires consiste aussi bien sûr à amender les textes soumis à la représentation nationale. D’une manière générale, les élus RN en déposent moins que ceux de la Nupes, singulièrement les Insoumis : sur les 67 064 amendements déposés au 11 mars 2023 depuis le début de la législature, seuls 5 258 (7,8%) l’ont été par des élus RN contre plus de 21 405 par des élus LFI (31,9%) ; c’est également moins que le groupe LR (12 094, 18%) ou même que le groupe PS (5 799, 8,6%) qui comptent pourtant beaucoup moins d’élus. Le groupe RN est aussi celui dont les amendements sont le moins souvent adoptés : sur les 3 480 amendements adoptés à ce jour depuis le début de la législature, seuls 73 (2,1%) ont été déposés par des élus RN (contre 160 par les élus LFI), signe de leur difficulté à créer du consensus autour de leurs positions.

Les députés RN sont en effet abonnés aux amendements rejetés, jugés irrecevables ou opportunément retirés avant l’examen en séance. Ils tirent leurs maigres victoires d’amendements de nature essentiellement rédactionnelle qui ne concernent pas le fond du texte, ou en se faufilant par les « trous de souris » que représentent les amendements identiques d’autres groupes, qui permettent de faire adopter les leurs (voir par exemple le cas de l’amendement sur la protection de la biodiversité dans le développement des ENR, lors du débat sur l’accélération de la production d’énergies renouvelables). En dehors de ces moyens, les trophées du RN restent rares. C’est le cas, par exemple, avec la suppression du pass sanitaire pour les mineurs en juillet 2022, votée avec les élus LR et LFI, ces derniers revendiquant d’ailleurs la paternité de cet amendement. C’est encore le cas pour une dizaine d’amendements relatifs au projet de loi de programmation du ministère de l’Intérieur en novembre 2022.

Les propositions de loi

Les propositions de loi (PPL) sont une autre part du travail parlementaire. Dans ce domaine, les élus RN sont un peu plus prolixes que les Insoumis (66 PPL pour les premiers au 11 mars 2023 contre 48 pour les seconds depuis le début de la mandature). Aucune d’elles n’a été adoptée mais elles ont été l’occasion d’aller braconner sur les terres des autres formations politiques et de prolonger le travail de triangulation entamé dans les choix de vote.

Sur les 10 propositions de loi que le groupe RN présente lors de sa niche parlementaire du 12 janvier 2023, 6 sont ainsi directement empruntées à d’autres groupes politiques. Les élus RN font notamment leur marché dans les échecs passés des autres formations, c’est-à-dire parmi des propositions qui n’avaient pas abouti lorsque leurs auteurs les avaient inscrites à l’agenda. Ce procédé de recyclage présente plusieurs avantages : a) il positionne le RN sur des sujets où on ne l’attendait pas forcément, b) il manifeste son esprit d’ouverture et de dépassement des clivages traditionnels, c) il embarrasse les formations qui ont soutenu ces mêmes propositions (comment voter contre ses propres idées ?), d) last but not least, il dispense des élus souvent peu armés techniquement de faire des efforts d’imagination et de créativité. « Une pratique nouvelle, qui n’avait jusqu’ici jamais été mise en œuvre avec un caractère aussi systématique », juge le politiste Olivier Rozenberg.

Le RN a ainsi annoncé vouloir présenter une PPL qui avait été votée à l’unanimité au Sénat à l’initiative de la sénatrice UDI Valérie Létard et qui visait à créer une aide financière d’urgence pour les victimes de violences conjugales (le texte sera finalement examiné en conférence des présidents de l’Assemblée nationale le 16 janvier et le RN restera co-rapporteur du texte dans l’Hémicycle). Les autres PPL du RN présentent souvent des pièges de même nature pour la Nupes, les LR, et le Modem sur les thèmes qui leur sont chers : hausse de 10% des salaires (proposition voisine de celle de Valérie Pécresse pendant la campagne présidentielle), réintégration des soignants non vaccinés (PPL retirée in extremis par LFI pour éviter d’avoir à la défendre pendant la journée parlementaire du RN), port de l’uniforme à l’école (une mesure qui avait les faveurs de plusieurs élus LR), contrôle des établissements médicaux sociaux par les parlementaires (une idée très consensuelle après le scandale des Ehpad d’Orpea), instauration de la proportionnelle (une idée défendue de longue date par le Modem, entre autres)… Il faut noter qu’aucun de ces textes n’évoque la « préférence nationale », l’immigration ou l’Islam, c’est-à-dire l’ADN du RN. Et même des thématiques classiques pour les élus d’extrême-droite comme la présomption de légitime défense pour les policiers sont relégués en fin de liste de sorte qu’elles n’ont en pratique aucune chance d’être mises aux voix.

Dévoilé le 6 décembre 2022 en vue d’un examen en séance le 12 janvier 2023, l’ordre des textes présentés a en effet été savamment étudié : 1/ PPL proposant une augmentation des salaires nets de 10% ; 2/ PPL visant à étendre le droit de visite des parlementaires dans les établissements sociaux et médico-sociaux ; 3/ PPL proposant la suppression des ZFE, en tentant à la fois de rallier à leur cause des élus de droite opposés aux zones à faible émission, et les élus Nupes favorables à un moratoire en la matière ; 4/ PPL sur le port de l’uniforme à l’école ; 5/ PPL pour « revivifier la représentation politique » et instaurer la proportionnelle ; 6/ PPL pour modifier le calcul de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères et invitant le Gouvernement à une refonte de la fiscalité locale.

Aucun de ces textes n’a finalement été adopté, certains n’ayant même pas pu être examinés faute de temps. Preuve que la stratégie du cordon sanitaire fonctionne encore, quoique discrètement : non seulement personne ne la revendique explicitement, mais elle se matérialise surtout par la politique de la chaise vide, les élus des autres groupes préférant s’absenter lors du vote plutôt que de se dédire en s’opposant à des idées qu’ils ont eux-mêmes portées en d’autres circonstances. Ainsi, l’Hémicycle ne comptait pas plus de 203 députés lors de la niche parlementaire du RN, dont 12 LR sur 62. Seuls 7 élus LR, dont le président de groupe Olivier Marleix, ont voté avec le RN sur le texte visant à interdire les ZFE, et 3 sur le port de l’uniforme à l’école. Ce furent les seules entorses à ce cordon sanitaire qui ne disait pas son nom.

Là encore, l’enjeu pour le RN n’était pas d’obtenir des résultats législatifs (le groupe savait bien que ses chances d’aboutir sur un seul de ces textes étaient quasi nulles), mais de s’ériger en défenseur du « pragmatisme » et du bon sens, face à des adversaires jugés « sectaires ». Ces opérations de triangulation sont d’autant plus profitables qu’elles ne présentent aucun risque quant aux fondamentaux du RN : si la préférence nationale est absente de ces propositions, elle n’est en rien mise à mal par elles. « On ne brouille pas le message. On brouille surtout l’opposition », résume avec lucidité Jérôme Buisson, député RN de l’Ain dans la Voix de l’Ain le 4 décembre 2022.

Le marketing électoral d’abord !

Les PPL sont aussi le moyen de servir des intérêts catégoriels, voire infra-catégoriels, ou de se faire le courtier de préférences locales. Comme d’autres mais peut-être plus encore que d’autres, les députés RN soignent les clientèles électorales, ne manquant aucune occasion de complaire à tel ou tel segment de la population.

Les boulangers ont ainsi été l’objet de tous leurs soins. Après la lettre aux boulangers de France de Jordan Bardella, largement relayée par les députés du groupe RN, et la participation de quinze d’entre eux à la manifestation des artisans boulangers le 23 janvier pour protester contre la hausse du coût de l’énergie, les élus RN en ont profité pour pousser la lutte un cran plus loin : ils ont déposé une proposition de loi visant à interdire à la moyenne et grande distribution de vendre des galettes des rois avant le 2 janvier de chaque année. Aux grands maux, les grands remèdes !

Cette défense des artisans et petits commerçants contraste cependant avec la réception à l’Assemblée nationale de Michel-Edouard Leclerc par Sébastien Chenu, et l’expression de fortes convergences avec le leader de la grande distribution sur la baisse de la TVA sur les produits de première nécessité. Le même Michel-Edouard Leclerc que le RN qualifiait un an plus tôt de « fossoyeur de l’artisanat français » pour avoir bloqué le prix de la baguette à 29 centimes. Un message ambigu envoyé à l’électorat RN, en pleine discussion de la proposition de loi visant à sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation, où le RN, par l’entremise de Grégoire de Fournas en commission des affaires économiques, n’a cessé de dénoncer les marges de la grande distribution. Pas si simple finalement de défendre à la fois les artisans, le petit commerce et le pouvoir d’achat des Français…

Les PPL servent aussi à envoyer des signaux à telle ou telle fraction de l’électorat local. Le 22 février 2022, des députés RN déposent ainsi une proposition de loi pour supprimer la région Hauts-de-France et rétablir la Picardie et le Nord-Pas-de-Calais comme régions de plein exercice. L’exposé des motifs ne craint de faire sonner les grandes orgues de l’Histoire : « C’est à partir de la Picardie que s’est construite la Nation Française, avec le baptême de Clovis en 498 à Soissons, le couronnement de Charlemagne en 768 à Noyon, ou encore l’élection à Senlis puis le couronnement à Noyon d’Hugues Capet en 987. Comme l’a écrit Jules Michelet, l’histoire de l’antique France semble entassée en Picardie ». 

La ruralité reste bien sûr au cœur de toutes les attentions des apprentis législateurs du RN. Le 14 février 2023, ils proposent de limiter à 45 minutes la durée du trajet en transports en commun entre les lycées d’enseignement général et les communes de résidence des élèves (« On parle beaucoup du bien-être animal, mais qu’en est-il du bien-être des lycéens de la ruralité ? », questionne avec un à-propos déconcertant le rédacteur de l’exposé des motifs). Une autre PPL propose encore de garantir la présence de distributeurs de billets dans les communes rurales.

Des divisions malgré tout…

Au terme des six premiers mois de la législature, le groupe RN a publié un bilan de son action à l’Assemblée nationale. Tout entier à son avantage, ce document d’autopromotion vante « de nombreuses interventions remarquables et remarquées » tant à la tribune qu’en hémicycle, ainsi qu’une action qui met « le gouvernement face à ses responsabilités ». Et il loue « le groupe le plus uni, le moins sectaire et le plus présent ». L’exercice prête naturellement à sourire. Mais force est de constater que la stratégie mise en place par les élus RN aura été remarquablement cohérente et déployée dans tous les secteurs de l’activité parlementaire avec méthode et application. La dynamique d’institutionnalisation et de notabilisation est en marche. Elle tranche notamment avec la confusion semée par la Nupes à la gauche de l’Hémicycle. Ce qui est paradoxal, c’est qu’elle finit par associer le RN aux aspects habituellement les plus décriés de la vie politique : une professionnalisation accrue, un opportunisme de tous les instants dans les choix d’alliance, un travail parlementaire qui privilégie les effets d’affichage en séance au détriment du travail de fond en commission, un goût prononcé pour le clientélisme, une discipline de fer au sein du groupe… Autant de marqueurs que le RN dénonçait hier chez ses adversaires – avant d’entrer lui-même en nombre à l’Assemblée nationale. Au fond, se normaliser, c’est aussi devenir « des politiciens comme les autres ».

La stratégie de normalisation du RN n’efface pourtant pas toutes les traces de l’ancien FN. Bien sûr, Marine Le Pen se tient à bonne distance des identitaires et autres adorateurs de Jeanne d’Arc issus de la vieille filiation des maurassiens d’extrême-droite. Elle a en particulier poursuivi fin 2022 son « opération ripolinage » en se payant le luxe de demander dans une lettre à la Première Ministre la dissolution des « associations groupusculaires extrémistes » afin de prouver qu’elle n’a plus rien à voir avec cette nébuleuse. Il s’agit de « couper court à toutes les insinuations qui essaient de nous salir par analogie ou capillarité, a expliqué M. Tanguy. Nous sommes totalement opposés à tous ces gens, qui passent leur vie à nous insulter, qui nous haïssent ».

Pourtant tous ne sont pas partis comme un seul homme chez Eric Zemmour : comme on l’a vu, les rangs des collaborateurs des élus RN comptent encore quelques représentants de cette galaxie. Et certains élus font preuve à leur égard d’une indulgence coupable : ainsi, Julien Odoul, député de l’Yonne, qualifie sur BFM TV les militants de Génération Identitaire de « lanceurs d’alerte ».

La stratégie de normalisation du groupe a notamment été mise à mal après l’exclusion d’une durée de deux semaines du député de la Gironde Grégoire de Fournas, pour ses propos en séance publique le 3 novembre 2022 (« Qu’il retourne en Afrique ! »), pour « manifestation troublant l’ordre, ou qui provoque une scène tumultueuse », sanction maximale décidée à l’encontre d’un député par le Bureau de l’Assemblée nationale. Marine Le Pen reconnaît une « maladresse » sans condamner fermement ses propos en évoquant une manipulation politique : « La polémique créée par nos adversaires politiques est grossière et ne trompera pas les Français ». Tout comme la députée de Gironde Edwige Diaz qui réaffirme le soutien du parti au député en récusant toute intention raciste :

« Absolument aucune sanction n’est prévue en interne et d’ailleurs Marine Le Pen et Jordan Bardella par un tweet hier ont réaffirmé leur soutien à Grégoire de Fournas et ils ont bien raison parce qu’il n’y a pas de raison de polémiquer sur cette affaire, il n’y aucune raison de faire porter une culpabilité de racisme à Grégoire de Fournas, vous savez la position du Rassemblement national elle est très claire, nous voulons lutter avec humanité mais avec fermeté contre l’immigration massive, clandestine et incontrôlée que les Français subissent ».

Mais la cheffe des élus RN prend soin de lui retirer sa fonction de porte-parole du mouvement. Elle appelle ensuite ses élus à « peser chaque mot et à adapter son comportement » pour éviter toute nouvelle sortie de route, le mantra de la présidente de groupe étant que les députés RN ne sont « pas là pour se faire plaisir ».

Grégoire de Fournas continue pourtant à se distinguer régulièrement par ses outrances, telle une encombrante mascotte que le groupe RN préfère laisser de côté. Membre du groupe d’études Vin et œnologie, il est sanctionné par l’Assemblée pour avoir fait la publicité de son vin sur Twitter en violation de l’article premier du code déontologie de l’Assemblée nationale. Il récidive en déposant des amendements pour exclure sa profession des dispositions de la loi Egalim 2, signalés par le Président de la Commission des lois comme une situation de conflit d’intérêts. Il affiche par ailleurs son obsession anti-migrants dans des photomontages douteux et ment sur l’emploi de travailleurs détachéssur sa propre exploitation viticole. 

Un texte a particulièrement souligné les dissensions au sein du groupe entre les anciens et les modernes : le texte sur la constitutionnalisation de l’IVG. Lors du débat en Hémicycle, le groupe RN a donné de nombreux signes de fébrilité. Il a notamment déposé de nombreux amendements sans aucun rapport avec le fond des débats, comme celui de la députée de Charente Caroline Colombier qui proposait de compléter l’article premier de la Constitution pour reconnaître… le caractère suprême de la Constitution dans l’ordre juridique français ! Marine Le Pen elle-même propose de constitutionnaliser non le principe du droit à l’avortement, mais une référence aux articles de la loi actuelle. A ces stratégies dilatoires s’ajoutent des prises de parole sans aucun rapport avec le sujet ou ressassant les thèmes identitaires sans craindre la redondance. Le député RN du Var, Frédéric Boccaletti plaide ainsi :

« Nos femmes ne peuvent plus se vêtir comme elles le souhaitent, nos enfants de France sont agressés par des bandes de voyous la plupart du temps étrangers, c’est la raison pour laquelle nous proposons d’inscrire dans la Constitution après l’article 3 que la République ne reconnaît qu’une seule communauté, la communauté nationale ».

Quant à Kevin Mayeux, député de l’Eure, il demande à ce que soit reconnue dans la loi fondamentale la nécessité d’être français pour faire partie du gouvernement…

La cause de cette agitation est simple : le groupe cherche à masquer ses divisions. Mais celles-ci éclatent au grand jour lors du scrutin public le 24 novembre : 38 députés RN se prononcent pour la constitutionnalisation de l’IVG, 24 contre et 15 ne prennent pas part au vote, dont Marine Le Pen absente au moment du scrutin. Le groupe n’a donc pas « massivement » voté pour la constitutionnalisation de l’IVG, contrairement à ce qu’avance Kevin Pfeffer, député de la Moselle sur son compte Twitter.

D’autres divisions se font jour lors de l’examen du texte de la niche parlementaire de LFI, sur la corrida : d’un côté, les fervents défenseurs de la tauromachie, dans la droite lignée du localisme identitaire d’extrême-droite ; de l’autre, les partisans de la cause animale. Les deux camps iront jusqu’à batailler par amendements interposés lors de la présentation de la proposition de loi visant à abolir la corrida porté par le député LFI antispéciste Aymeric Caron. Julien Odoul, député de l’Yonne, défenseur inconditionnel du « bien-être animal » ou les députés Thierry Frappé et Bruno Bilde, déposent des amendements qui se tiennent à bonne distance des traditions locales (« les traditions locales peuvent être préservées tout en mettant fin à la souffrance animale qui est une réalité indéniable dans la corrida. Rappelons par ailleurs que 74% des Français sont favorables à l’interdiction de la corrida »). Dans le même temps, le pro-corrida et député du Gard Yoann Gillet assimile l’abolition de la corrida à « l’imposition de l’idéologie des mangeurs de graines du Sud de la France » (il dépose à lui seul 157 des 591 amendements déposés sur le texte). 

Autre sujet de divisions, infiniment plus grave et structurant que le précédent : la guerre en Ukraine. On le sait, Marine Le Pen s’est compromise depuis plus de 15 ans dans un soutien sans faille au régime autocratique de Vladimir Poutine. Lorsque la Russie a attaqué l’Ukraine le 24 février 2022, elle a été obligée de changer de pied en pleine campagne présidentielle. Après avoir approuvé toutes les exactions de Moscou depuis dix ans et avoir même accepté un prêt de 9,6 millions d’euros d’une banque russe dirigée par d’anciens militaires, après avoir systématiquement jeté le doute sur la véracité des faits reprochés au Kremlin ou chargé l’Europe et les Occidentaux de toutes les responsabilités, elle a donc condamné l’agression russe. Toutefois, comme la plupart des élus LFI, elle a toujours refusé d’approuver les livraisons d’armes à l’Ukraine. Son groupe à l’Assemblée a par ailleurs refusé de voter pour l’intégration de la Suède et de la Finlande dans l’Otan, ainsi que la résolution de soutien à l’Ukraine et de condamnation de la Russie déposée le 28 octobre 2022.

La ligne de Marine Le Pen sur ce sujet ne fait pourtant pas l’unanimité dans les rangs de sa famille politique. Tout nouveau président du RN, Jordan Bardella applaudit le président ukrainien Volodymyr Zelensky le 9 février 2023 lors de sa visite au Parlement européen, et entame une mue « meloniste », à l’image de la Présidente du conseil italien Giorgia Meloni, qui affiche son atlantisme. Dans un entretien à l’Opinion, il reconnaît « une naïveté collective à l’égard des intentions et des ambitions de Vladimir Poutine » tout en mentant sur la « condamnation très claire [par le RN], franche, et sans aucune retenue » de l’agression russe en Ukraine (les votes du groupe disent le contraire). La tentative de mea culpa de Jordan Bardella reste cependant très mesurée. Il prend soin de justifier en particulier les faveurs que son parti accordait naguère à Vladimir Poutine par le fait que celui-ci aurait changé : « Le Vladimir Poutine d’il y a cinq ans n’est pas celui qui décide de commettre des crimes de guerre à Odessa et à Marioupol ». Comme si la Russie de Vladimir Poutine n’avait pas rayé Grozny de la carte lors de la seconde guerre en Tchétchénie en 2019, annexé la Crimée par la force en 2014, et bombardé des populations civiles syriennes aux côtés de son allié Bachar al-Assad en 2016.

Le mea culpa est donc timide, mais c’est déjà trop aux yeux de Marine Le Pen. Quelques jours plus tard, à l’occasion du premier anniversaire de la guerre, elle s’empresse de rappeler sa ligne et celle de son parti face à la sortie de route de son dauphin. Sa « Lettre aux Français » publiée le 24 février 2023 ne fait nullement mention du « soutien moral, politique et matériel à l’Ukraine relevant de l’évidence » réaffirmé par Jordan Bardella, ni de « crimes de guerre » commis par la Russie, préférant parler de « tragédie », de « tourbillon de feu et de fer » et condamner en premier lieu le « bellicisme irresponsable » de certains, mettant sur le même plan les « malheureuses populations » et les « belligérants ». Il n’est aussi nullement question dans la lettre de la cheffe du groupe RN à l’Assemblée nationale, d’une position claire sur la Russie, et d’un « retrait des troupes russes et d’une souveraineté pleine et entière de l’Ukraine dans les territoires aujourd’hui occupés par la Russie », comme le précisait l’eurodéputé, mais plutôt d’une « conférence pour la paix »… Au total, la position de Marine Le Pen se situe quelque part entre celle de Viktor Orban et celle de Xi Jinping !

3. L’introuvable virage idéologique des élus RN

Quelle est l’idéologie des élus RN ? Le programme dont, à en croire Marine Le Pen, leur groupe serait la matrice pour un futur gouvernement ? Que nous apprennent les neuf premiers mois de la législature sur ce point ?

Le parti d’extrême-droite a parcouru un long chemin idéologique depuis le début des années 1980. On l’aura connu successivement nostalgique de l’Algérie française, révisionniste et néolibéral tendance reaganienne sous Le Pen père ; puis frexiter, trumpiste, anti-mondialiste et social-nationaliste sous Le Pen fille, avant qu’elle ne remise elle-même la sortie de l’euro, les discours de Steve Banon et la poutinophilie au magasin des passions opportunément (et partiellement) déclassées pour consolider son opération de normalisation et de notabilisation.

La plasticité doctrinale du RN ne fait aucun doute. Elle participe du caractère populiste d’un mouvement qui épouse d’abord l’évolution des peurs et des passions de l’électorat populaire et des classes moyennes. La clé de cette continuité dans la restructuration idéologique permanente se trouve dans quelques fondamentaux inchangés : la lutte contre l’immigration et l’islam, la défense de la préférence nationale et de l’identité française, la promotion d’une politique nataliste pour résister à la « submersion migratoire », l’apologie du retour à la souveraineté nationale dans un cadre européen maintenu mais limité et miné de l’intérieur avec le concours des autres forces populistes du continent (Hongrie, Pologne, etc.).

Les modulations du conservatisme culturel ?

Ces fondamentaux ont construit l’identité du parti et sont clairement identifiés par les électeurs : ils n’ont pas besoin d’être rappelés en permanence. Et ils sont assez peu nombreux pour laisser les mains libres aux responsables du mouvement sur de nombreux autres sujets. C’est en particulier le cas sur la plupart des grands thèmes du conservatisme culturel et des convictions réactionnaires de l’extrême-droite traditionnelle : on se divise certainement encore sur l’IVG, mais il se trouve désormais une majorité pour soutenir son inscription dans la Constitution ; l’homophobie n’a pas disparu des rangs du mouvement, mais elle ne se porte plus en bandoulière et Marine Le Pen elle-même a déclaré durant la campagne présidentielle que, si elle était élue, elle ne remettrait pas en cause le mariage des personnes de même sexe ; le vieil antisémitisme de la génération de Le Pen père, hérité des anti-dreyfusards et de la période de Vichy, n’a plus cours dans la rhétorique de ses successeurs qui cherchaient au contraire à se voir confier la présidence du groupe d’études parlementaire sur le sujet pour se délester définitivement de ce lourd héritage. Et si le parti défend encore fermement le camp des valeurs familialistes, il a pris progressivement ses distances avec l’apologie traditionnelle du patriarcat : il tente au contraire de se positionner sur la lutte contre les violences conjugales et ne mène plus croisade depuis longtemps pour la défense du mariage et contre le divorce ; il fait même volontiers de la défense des femmes et d’une certaine liberté de mœurs une arme de guerre contre l’islam à l’instar d’autres mouvements populistes de droite d’Europe du Nord. Si ces différentes évolutions relèvent parfois davantage d’une mise en conformité avec l’idéologie mainstream de la population, voire d’une instrumentalisation politique que d’une conviction profonde, elles n’en restent pas moins manifestes et difficilement contestables. L’extrême-droite de Marine Le Pen – contrairement à celle d’Éric Zemmour – ne tire plus ses valeurs culturelles d’un catholicisme rétréci. Elle a mis de l’eau dans son vin.

Le maintien des fondamentaux

Même si elle retient beaucoup moins l’attention des médias que les efforts acrobatiques de triangulation, l’expression des fondamentaux du RN est régulière et méthodique dans l’Hémicycle. Soucieux de se montrer plus ouverts sur certains sujets, les élus RN n’oublient pas d’être eux-mêmes. Lors de l’examen du projet de loi sur le fonctionnement du marché du travail, ils déposent ainsi des amendements objectivement xénophobes : pour réduire les droits au chômage d’étrangers non ressortissants de l’Union européenne « afin de réorienter la solidarité vers les citoyens français », pour interdire la présence d’étrangers au sein des instances représentatives des entreprises, « afin d’éviter toute tentative d’ingérence étrangère ou de revendication communautariste » ; pourlimiter l’accès aux élections professionnelles aux seuls salariés maitrisant le français ; ou encore pour limiter le droit de vote de travailleurs précaires aux élections professionnelles.

La préférence nationale s’est aussi introduite dans les amendements déposés lors de la discussion du PLFSS 2023. Les élus RN ont proposé de réserver les allocations familiales aux « foyers dont la personne qui assume la charge effective est de nationalité française », et de les délivrer « avec des critères fermes » aux personnes de nationalité étrangère.

Par ailleurs, la proposition de campagne de la candidate Le Pen d’inscrire cette même préférence nationale dans la Constitution est sans cesse rappelée par les députés RN, comme le député du Loiret Thomas Ménagé l’indique sur France Inter le 19 février 2023. Selon ce dernier, il ne s’agit pas « d’enlever des droits » mais d’en créer d’autres réservés aux Français (c’est-à-dire les enfants nés avec au moins un parent français) : « Donner des droits supplémentaires aux Français, en faisant la préférence nationale, par rapport aux personnes qui viennent d’ailleurs, ça se fait dans la plupart des pays du monde. […] La société aujourd’hui est clivée parce que nous avons une immigration massive. »

Les élus RN n’oublient pas non plus de renouer avec certains thèmes du répertoire populiste traditionnel comme la défense de la présomption de légitime défense des forces de l’ordre. C’est ce que propose la PPL déposée par le député (et ancien policier) Mickael Taverne. Issue de ce même répertoire du « populisme juridique », la légitimation mezza voce de la justice privée dans certaines circonstances : lors de la proposition de loi visant à protéger les logements contre l’occupation illicite (dite loi « anti-squats »), les députés Sébastien Chenu et Géraldine Grangier déposent ainsi un amendement pour réduire les peines de prison et le niveau d’amendes pour les propriétaires décidant de se faire justice eux-mêmes. Ils se justifient ainsi : « Cet amendement vise à réduire les peines encourues par les propriétaires cherchant à déloger par eux‑mêmes ; dans la proportionnalité du jugement des faits, il est impensable qu’un individu pris par la surprise ou dans un accès de colère à raison puisse être condamné avec les mêmes peines que le squatteur ». Et d’ajouter : « Il faut bien sûr punir le fait de se rendre justice soi-même, mais la peine encourue ne peut être aussi sévère que celle prévue actuellement par le Code Pénal ».

Dans le même registre des « classiques » du RN, figure l’appel à une politique nataliste. De façon continue depuis 1974, le parti des Le Pen père et fille défend cette perspective dans le double souci de satisfaire les catholiques traditionnalistes et les identitaires pris de panique démographique face à la supposée « submersion migratoire ». Bien sûr, on s’interdit ici de parler de « grand remplacement » : le régime de tempérance et de civilité imposée par Marine Le Pen commande des manières plus détournées mais pas si différentes sur le fond. Déjà présente dans son programme présidentiel, faisant l’objet d’une proposition de résolution déposée par le groupe RN en septembre 2022 pour « faire de l’année 2024 une année de relance de la natalité française », l’objectif de mise en place d’une politique nataliste directement inspirée de ce que fait Viktor Orban en Hongrie est revenu dans la bouche des députés RN à l’occasion de la réforme des retraites, pour combler le déficit du système. « Faire le choix de la natalité, c’est s’engager à assurer la perpétuation de notre civilisation », a assuré Sébastien Chenu dans un style très zemmourien sur France Inter, préférant « qu’on fabrique des travailleurs français plutôt qu’on les importe ». Sur un mode plus matérialiste, Thomas Ménagé considère qu’il faut « fabriquer des travailleurs français pour faire des cotisants français ».Un argumentaire identique à celui défendu par Eric Zemmour et Reconquête, un mois avant pour expliquer sa position dans le débat sur la réforme des retraites. Laure Lavalette enfonce le clou dans l’Hémicycle le 7 février 2023 : « Un grand nombre d’enfants est le signe de la vitalité d’une nation. Toutes les ambitions sociales de notre pays sont possibles par la NATALITÉ et non grâce à l’import de main d’œuvre étrangère par l’immigration. La troisième voie, c’est NOUS ! »

Sur les 238 amendements au projet de réforme des retraites déposés par le Rassemblement national, 5 concernaient la natalité, en reprenant les propositions développées par Marine Le Pen pendant la campagne présidentielle (comme l’instauration d’une part fiscale pleine dès le deuxième enfant ou la création d’un prêt public immobilier à taux zéro et à remboursement contingent pour les couples de moins de trente ans, comme l’a fait Viktor Orban en Hongrie).

Ces positions natalistes interrogent d’ailleurs sur la supposée conversion des élus RN à l’émancipation des femmes. Loin d’épouser le combat pour l’égalité professionnelle ou la question de la conciliation des temps personnels et professionnels, ils sont attachés à un horizon prioritaire : la maternité. Une femme, c’est d’abord et avant tout une mère. Ils veulent encadrer la « fabrication d’enfants français » au moyen d’un congé parental rallongé, réparti entre les deux parents, favorable même pour les mères célibataires. Ils décernent d’ailleurs d’étranges brevets de vertu climatique aux mères françaises dont le bilan carbone serait, selon Sébastien Chenu, inférieur à « celui des célibataires surconsommatrices ».

D’autres amendements proposent également de réserver les allocations familiales et les prestations familiales aux parents d’enfants français, et si possible de « familles qui éduquent leurs enfants ». Dans la même veine, les députés RN souhaitent « la suppression de l’aide à la réinsertion familiale et sociale des anciens migrants dans leur pays d’origine ». Cette aide de l’Etat (article L117-3 du Code de l’action sociale et des familles) accordée uniquement aux ressortissants étrangers, en situation régulière, vivant seuls et à des conditions très restrictives, ne concerne qu’un nombre limité d’allocataires. Ceux-ci doivent notamment avoir « fait valoir [leurs] droits aux pensions personnelles de retraite » et être « âgés d’au moins soixante-cinq ans ». Or, un second amendement du groupe RN, présenté par Thomas Ménagé, demande que la condition d’âge soit remplacée, de sorte qu’elle ne puisse être versée qu’à… « cent ans ».

Même en matière culturelle et sociétale, certains vieux réflexes se maintiennent. Témoin, le débat sur l’IVG dont nous avons rapidement évoqué les détours au chapitre précédent, mais insuffisamment décrit les enjeux sur le fond. Il faut se souvenir qu’en 2012, Marine Le Pen dénonçait les « avortements de confort » et proposait de dérembourser l’IVG (« N’est-ce pas [aux côtés des femmes qu’il faut être] pour leur redonner la chance de garder leur enfant ? »). En 2022, après dix ans d’efforts de « normalisation », la patronne du RN semble avoir longtemps hésité sur ce sujet. Elle a d’abord annoncé qu’elle s’y opposerait (« Nous ne sommes pas les États-Unis. Aucune formation politique en France ne réclame la suppression de ce droit. Je ne comprends pas bien du coup à quel danger doit répondre cette demande de constitutionnalisation »). Puis elle a déposé un amendement proposant d’inscrire dans la Constitution, non pas le principe du droit à l’avortement, mais une référence à la loi actuelle sur le sujet. Son souci, semble-t-il, était de protéger le délai (elle s’était opposée à son allongement de 12 à 14 semaines) ainsi que la clause de conscience pour le personnel médical. Mais Marine Le Pen retire finalement son amendement et déclare qu’elle votera en faveur du texte, ce qu’elle ne fait pas, étant absente lors du scrutin. Ces hésitations et retournements successifs traduisent le malaise du RN sur ce sujet. Il faut rappeler que le groupe compte en son sein plusieurs députés militants anti IVG, qui ont pris des positions publiques à de nombreuses reprises dont Caroline Parmentier, Hervé de Lépinau, Christophe Benz ou Laure Lavalette.

A y regarder de près, les élus du RN sont donc très loin d’avoir achevé leur révolution idéologique. Au contraire, ils n’ont manqué aucune occasion de pousser certaines de leurs convictions les plus anciennes et les plus ancrées. C’est sans doute le député André Chassaigne qui a le mieux résumé la situation : « Le fossé est immense entre l’idéologie d’extrême-droite du Rassemblement national et les propos vêtus de préoccupation sociale que ses représentants tiennent à la tribune ».

Des handicaps qui ne coûtent rien (pour le moment…)

Le RN est naturellement lesté par quelques handicaps. C’est notamment le cas avec sa poutinophilie. « Oui, nous devons aider la Russie » : ce lapsus d’Annick Cousin, députée du Lot-et-Garonne le 7 octobre 2022 en Commission des affaires européennes aurait pu résumer à lui seul la vision du groupe RN sur le sujet. Les positions de vote des élus RN ont été sans équivoque depuis le début de la législature concernant la politique extérieure française et européenne sur l’enjeu essentiel de la guerre en Ukraine.

Le 2 août 2022, le groupe RN s’abstient lors du vote du projet de loi autorisant les ratifications des protocoles au Traité de l’Atlantique Nord sur l’accession de la République de Finlande et du Royaume de Suède, tandis que LFI et le groupe communiste votaient contre. Le « non alignement » et la « chimère d’une Europe de la défense » sont mis en avant, pour justifier cette position. Il vaut la peine de citer ici longuement le discours aux accents tout munichois que prononce alors Laurent Jacobelli, député RN de Moselle, devant la représentation nationale, tant il résume à la fois l’hypocrisie de sa famille politique et ses fondamentaux en matière géopolitique :

« L’échec des décisions récentes prises contre l’envahisseur russe nous commande la sagesse : la précipitation, l’agitation, les embardées se retournent malheureusement souvent contre leurs auteurs, sans pour autant montrer le chemin de la paix. J’en veux pour preuve l’une de nos premières réactions à l’invasion de l’Ukraine, qui fut de nous engouffrer tête baissée dans le piège européen des sanctions. Quelle erreur ! (…) Cinq mois plus tard, que reste-t-il de ces menaces ? Le rouble se porte bien, la Russie accélère la diversification de ses exportations et profite de la hausse des cours des énergies. Les seules victimes de ces mesures sont les Français qui subissent pénuries, explosion des prix, perte de pouvoir d’achat et bien d’autres sacrifices à venir. L’Union européenne et le Gouvernement réagissent avec une impulsivité infantile et inefficace, face à une crise qui nécessiterait au contraire de négocier la paix avec tous les acteurs, discrètement, loin du tumulte et des caméras chères à notre Président de la République.

L’Europe de la défense et de la diplomatie, que les eurobéats nous ont vendue, est en réalité une chimère à laquelle plus personne ne croit, si ce n’est peut-être votre gouvernement. Voilà pourquoi la Suède et la Finlande veulent se placer sous tutelle américaine ! Comment expliquer sinon – plusieurs de mes collègues l’ont dit – la demande d’adhésion à l’OTAN de ces deux pays qui devraient en théorie se sentir protégés par l’article 42.7 du traité de Lisbonne ? Eh bien non, ils préfèrent l’OTAN !

Ne soyez pas dupes : cette adhésion va jeter la Suède et la Finlande dans les bras des Américains – la Finlande a d’ores et déjà commandé des F-35 au détriment de notre Rafale. Ne soyez pas naïfs : l’OTAN est aussi la vitrine commerciale du complexe militaro-industriel des États-Unis d’Amérique. (Applaudissements sur les bancs du groupe RN.) Alors ne dévions pas : notre priorité doit être de restaurer la paix en Ukraine, en évitant un conflit généralisé. Nous n’y arriverons qu’en retrouvant une diplomatie respectueuse des intérêts de chacun, une diplomatie des nations souveraines et indépendantes, désireuses de s’affranchir de tous les impérialismes, russe ou américain, (…) mais aussi de l’impuissance diplomatique autoritaire de Bruxelles. »

Le 30 novembre 2022, le RN s’abstient un nouvelle fois comme LFI lors du vote de la proposition de résolution affirmant le soutien de l’Assemblée nationale à l’Ukraine et condamnant la guerre menée par la Fédération de Russie (en présence de l’ambassadeur d’Ukraine en France dans l’Hémicycle). Sept jours plus tôt, lors d’un vote similaire au Parlement européen, 17 des 18 parlementaires français RN du groupe « Identité et démocratie » (dont Jordan Bardella, Thierry Mariani ou Philippe Ollivier, conseiller de Marine Le Pen) se prononcent contre la résolution qualifiant la Russie d’« Etat terroriste ».

Dans les limites du minimum de décence requis par la situation, le groupe RN a fait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas fâcher Moscou. Comme l’a expliqué sans trembler le député Jérôme Buisson en décembre 2022, dans un entretien où on retrouve les éléments de langage donnés aux parlementaires pour expliquer la position du RN : « C’est quelque chose de complexe l’amitié. Il y a des hauts et des bas. Le peuple russe n’est pas notre ennemi ».

L’Europe ou l’aventurisme de Marine Le Pen

L’autre dossier sur lequel la pensée du RN est loin d’être claire, c’est l’Europe. Après avoir renoncé à la ligne de sortie de l’euro de Florian Philippot, le parti s’est replié sur une position ambiguë à dessein : on ne souhaite plus sortir de l’Union pour recouvrer la pleine souveraineté nationale, mais la modifier de l’intérieur en scellant des alliances avec tous ceux qui veulent en stopper le développement sans cesser d’en tirer profit. Philippe Olivier, eurodéputé RN, a résumé les grandes lignes de cette stratégie en s’aventurant dans des comparaisons hasardeuses. Là encore, ce discours mérite d’être cité longuement :  

« Une sortie de l’Union européenne serait inutile aujourd’hui. Son changement de l’intérieur est à portée de main. Mais l’analogie avec les Gaulois est intéressante. Ils formaient un peuple extrêmement solide et guerrier. Ils se font battre, puis sont absorbés par l’Empire romain. Une fois dans l’Empire, ils s’avilissent. Au point que lorsque les barbares arrivent, ils ne parviennent pas à leur résister. La vitalité est dans la nation. L’empire assèche la créativité du peuple. (…)

Aux côtés de la Pologne et de la Hongrie, 14 pays sont déjà en sécession et refusent la vision impériale de l’Union européenne. Si la France la refuse à son tour, nous prendrons la tête de cette contestation. D’autres pays nous rejoindront. Les peuples ont envie de rester des peuples. L’Union européenne se pense immortelle, comme l’Union soviétique en son temps. L’URSS a duré soixante-dix ans. Elle a sombré parce qu’elle n’a pas réussi à apporter de la prospérité. L’Union européenne existe, elle, depuis soixante-douze ans.

Au Parlement européen, nous travaillons très bien avec le parti espagnol Vox. Nous avons également de très bons rapports avec les Hongrois du Fidesz. Évidemment, il n’est pas évident d’asseoir au sein d’un même groupe les Italiens Giorgia Meloni et Matteo Salvini, comme de pousser les Polonais du PIS à surmonter leurs ressentiments historiques. Mais c’est en bonne voie. Ce grand groupe viendra dans la dynamique des élections européennes. »

Cette théorie relève d’une forme de crypto-zemmourisme . On ne prononce pas l’expression emblématique de « grand remplacement », mais on en convoque le substrat essentiel : l’histoire d’une nation vive et vaillante, mais assujettie à un empire mou et qui sera bientôt submergée par les barbares si elle ne réagit pas ! Ne pas sortir de l’Europe donc, mais mettre fin à l’impérialisme européen et faire « sécession » avec ces pionniers que sont la Pologne, la Hongrie et quelques-uns de leurs voisins. Le nouveau RN a inventé mieux que le Frexit : la destruction de l’Union européenne de l’intérieur! On verra si un tel discours est capable de prospérer en 2024 lors des prochaines élections européennes. Et on verra s’il convainc des partenaires polonais peu enclins à l’indulgence sur la question russe.

La réforme des retraites

Ce qui frappe, quand on cherche à radiographier l’idéologie des élus RN, ce sont aussi les creux et les silences. Il est notamment quasiment impossible de savoir quelle politique économique ils appellent de leurs vœux. Ni dans les discours et programmes passés, ni dans les prises de position récentes il n’est possible d’identifier une stratégie économique clairement définie. Ce n’est pas le flou qui arrête ici, mais l’indétermination et les changements de pied incessants auxquels elle donne lieu.

Ainsi sur le dossier des retraites. On se souvient qu’en 2007, Jean-Marie Le Pen défendait le report de l’âge légal à 65 ans et la suppression des régimes spéciaux. Dix ans plus tard, en 2017, sa fille renverse la table : elle plaide désormais en faveur d’un retour à 60 ans avec 40 annuités de cotisation. Mais le millésime 2022 change encore d’orientation. Désormais, ce sera bien 60 ans, mais uniquement pour celles et ceux qui auront commencé à travailler avant 20 ans et qui auront totalisé 40 annuités de cotisation. Pour les autres, il faudra attendre 62 ans (comme aujourd’hui) et jusqu’à 42 annuités de cotisation (une de moins qu’au terme de la réforme Touraine de 2014), une façon d’encourager les jeunes à entrer le plus tôt possible sur le marché du travail au détriment de la prolongation de leurs études (Marine Le Pen est convaincue que « le diplôme ne protège pas »). A quoi la candidate ajoute le rétablissement de la demi-part des veuves et la hausse du minimum vieillesse à 1000 euros. Non seulement cette option ne corrigerait en rien le déficit du régime par répartition, mais, de l’aveu même du RN, elle pourrait l’aggraver à court terme de 10 Mds d’euros.

Quant aux régimes spéciaux, la position du parti a également beaucoup évolué avec le temps. Le Pen père était favorable à leur suppression. En 2017, Le Pen fille déclarait qu’il fallait les examiner « un par un » et confessait sa tendresse pour celui des marins pêcheurs et celui des militaires. En 2022, le programme présidentiel de la candidate reste muet à ce sujet, mais Jordan Bardella, tout jeune président du RN, déclare que les élus RN sont favorables à leur suppression et à la « clause du grand-père ». Toutefois, dans l’hémicycle, les élus RN votent contre la suppression des régimes spéciaux au motif qu’ils font partie de l’attractivité de métiers aujourd’hui en tension (par exemple, à la RATP) ou en manque de main d’œuvre « française » (par exemple, pour développer la filière nucléaire qui recourt aujourd’hui à des soudeurs américains) ; c’est aussi l’occasion de défendre certaines clientèles privilégiées du RN, comme les policiers ou les militaires à qui la réforme soutenue par le gouvernement demande de travailler un peu plus longtemps.

Pour le reste, le groupe RN ne se bat pas vraiment sur le contre-projet de Marine Le Pen dont il est fait une publicité limitée pendant les débats sur la réforme des retraites. Il insiste en revanche sur ses solutions natalistes à long terme, seules susceptibles à ses yeux d’assurer l’équilibre du régime par répartition sans apport migratoire massif, ce qu’il souhaite précisément éviter. C’est sa « troisième voie » pour relancer le pays, comme précisé dans les amendements déposés lors de l’examen du texte.

Ecologie : le grand néant

L’écologie est l’autre grande absente de l’idéologie des élus RN. Le défi du siècle n’est entré que très tardivement et encore très partiellement dans le logiciel de l’extrême-droite française. Elle s’est toutefois efforcée de bricoler une théorie écolo-localiste identitaire à l’occasion de la dernière présidentielle pour conjuguer défense de l’environnement et défense des traditions et de l’identité locale. Pour les tenants de ce néo-nationalisme écologique, la biodiversité commence par la « biodiversité humaine » et la préservation de ses différentes identités – on n’ose pas dire « espèces » ou « variétés », mais c’est l’esprit ! On y renoue aussi avec les accents maurrassiens sur la terre et les ancêtres. L’eurodéputé Hervé Juvin a été l’un des architectes de ce courant, avant son exclusion du RN suite à sa condamnation en appel en octobre 2022 pour violences conjugales. Comme l’écrivait l’urbaniste et enseignante à Sciences-Po Marion Waller pour La Grande Conversation de Terra Nova, « la préférence locale et nationale est mise en lien avec la préservation des écosystèmes ; la fermeture des frontières permet de protéger à la fois un équilibre naturel et un équilibre civilisationnel. Tournant la critique radicale de la mondialisation marchande et du libéralisme vers la défense du « foyer territorial », le juvinisme renoue avec des accents maurrassiens bien connus quand il promeut « la conscience du devoir de transmission familiale, locale et nationale » et propose un vibrant plaidoyer pour le sol et les traditions. » D’autres chantres du localisme peuplent les rangs du RN, dont le conseiller régional d’Auvergne Rhône-Alpes et conseiller de Marine Le Pen Andréa Kotarac (fondateur avec Hervé Juvin du parti localiste).

La recherche d’une nouvelle synthèse entre écologie et nationalisme n’a pas empêché les élus RN dans l’Hémicycle de s’opposer à toute mesure visant à lutter contre le dérèglement climatique, à l’inverse de ce que qu’affirme la députée Marine Hamelet en commission des affaires étrangères le 1er mars 2023 lors d’un débat sur le bilan de la COP27 et les enjeux de la COP28 : « le RN se préoccupe beaucoup du réchauffement climatique […] nous proposons une réponse locale à un désordre global ». Après avoir bataillé contre les ZFE avec à l’appui une proposition de loi truffée de fake news, le RN a concentré ses efforts sur la lutte contre les énergies renouvelables et singulièrement l’éolien à l’occasion des débats autour de la loi d’accélération des énergies renouvelables, comme on l’a vu. Il a en particulier dénoncé une « fuite en avant en faveur des énergies intermittentes » en lien avec « les lobbies de l’éolien et du solaire ». L’occasion était par ailleurs trop belle de rallier le chœur des défenseurs des paysages et du patrimoine.

Les députés RN s’en sont également pris à « l’agri-bashing » et à « l’idéologie anti-viande », en dépit du fait que la surconsommation de viande est l’un des facteurs majeurs des émissions de gaz à effet de serre générées par notre modèle agro-alimentaire. Le député RN de la 1ère circonscription de l’Aude Christophe Barthès s’est en particulier insurgé, dans une lettre aux ministres de l’Agriculture et de l’Education nationale, contre l’instauration de menus végétariens dans les cantines scolaires dans le prolongement de la loi Egalim « Certains établissements scolaires font la promotion d’une idéologie anti-viande qui bien sûr a des conséquences négatives pour nos agriculteurs et notamment nos éleveurs qui souffrent déjà suffisamment. » La culture du barbecue et du saucisson est, on le sait, devenue un marqueur politique de la proximité avec les classes populaires, quand elle ne manifeste pas une distance à l’égard des interdits alimentaires musulmans. Les arguments de l’écologie ne pèsent pas grand-chose face aux techniques de ce marketing électoral.

Après le combat contre les ZFE, devrait naturellement venir celui contre le Zéro Artificialisation Nette (ZAN), nouvelle « mesure inique » dénoncée par le RN sur son site qui ne signifie rien de moins à ses yeux que la « fin d’un rêve français » ! La loi Climat et Résilience est donc vouée aux gémonies par le groupe RN. Le paradoxe est que la députée RN de la Meuse Florence Goulet est corapporteuse pour la Commission des affaires économiques, d’un rapport très complet chargé de « dresser le bilan de la mise en application de ce texte majeur » ! 

Le RN, la mémoire et l’histoire

Si Marine Le Pen a tenté d’effacer le passé anti-républicain de l’extrême-droite française, ce n’est pas le cas de tous les membres du groupe parlementaire qu’elle préside. Edouard Frédéric-Dupont, proche de Le Pen père, partisan de l’Algérie française et précédemment des ligues d’extrême-droite de 1934, est ainsi salué comme un « vénérable parlementaire » par le député RN et doyen de l’Assemblée José Gonzales dans son discours inaugural de la XVIe législature, discours où l’orateur remet en cause, on l’a vu, les crimes de l’OAS. L’eurodéputé et conseiller de Marine Le Pen, Philippe Olivier, n’hésite pas pour sa part à reprendre à son compte les mots de Marcel Déat, député collaborationniste et fondateur du Rassemblement national populaire en 1941 lors de l’ovation à Volodymyr Zelensky au Parlement européen : « Est-ce qu’on a envie de mourir pour Dantzig ? ». Quant au député Christophe Barthès, il ne craint pas d’aller commémorer la mort de Louis XVI lors d’une messe donnée à Carcassonne le 21 janvier 2023.

Le musée Grévin de l’extrême-droite traditionnelle n’a donc pas encore fermé ! De nouvelles figures ont même fait leur entrée. C’est le cas de Napoléon III, icône de la droite bonapartiste : Jean-Philippe Tanguy et plusieurs autres élus RN ont déposé une proposition de résolution pour le rapatriement de ses cendres pour mettre un terme à la « légende noire qui a défiguré l’héritage du Second Empire ». C’est également le cas du général De Gaulle. La référence au héros de la France libre est en effet désormais constante chez tous les députés RN quand il s’agit de justifier leur doctrine en matière de relations internationales et de légitimer leur souverainisme. Mais leur lecture du gaullisme géopolitique est une totale imposture. Contrairement à Marine Le Pen qui demandait dans son programme présidentiel une redéfinition des alliances de la France, le général De Gaulle n’a jamais manqué à ses alliés dans les moments de crise. Et il n’a jamais plaidé pour un non-alignement dans l’affrontement des deux blocs de la Guerre froide. Son esprit d’indépendance n’est jamais allé jusqu’à entreprendre une « révision des alliances ». De Gaulle avait rappelé l’ancrage occidental et atlantiste de la France dans son discours devant le Congrès américain en 1960, lors de la crise de Berlin de 1961 et encore lors de l’affaire des missiles de Cuba. Et lors de son voyage en URSS en 1966, il avait clairement dit qu’il souhaitait que le peuple russe recouvre la liberté. N’en déplaise à Marine Le Pen, l’URSS hier ou la Fédération de Russie aujourd’hui n’ont jamais fait partie des alliés de la France.

L’utilisation du référendum par De Gaulle est également érigé en modèle par les députés du groupe RN, en particulier l’usage de la procédure référendaire au titre de l’article 11 de la Constitution pour faire adopter le principe de l’élection du Président de la République au suffrage universel en 1962, alors même qu’une telle révision constitutionnelle exigeait un vote conforme du Sénat de l’Assemblée nationale au titre de l’article 89. Ce coup de force vaut précédent historique aux yeux de Marine Le Pen qui aimerait pouvoir réviser la constitution par ce même moyen, c’est-à-dire en court-circuitant les deux chambres. On peut aujourd’hui s’accorder sur le fait que le général De Gaulle a bel et bien violé la constitution à cette occasion et que ce n’est pas là le meilleur de son héritage.

Cette apologie du général De Gaulle n’en marque pas moins un changement d’attitude notable par rapport à la génération précédente qui, à l’instar de Jean-Marie Le Pen, lui vouait une haine tenace depuis l’indépendance algérienne. Lors du colloque organisé en octobre 2022 à l’occasion du 50e anniversaire de la création du FN, Bruno Gollnisch a bien résumé la situation : « Il y a dix ans, si j’avais entendu ça, je me serais éventré avec mon petit sabre court ». Le même Bruno Gollnisch qui, à cette même occasion, n’a pas oublié de citer l’ex-cofondateur du FN Roger Holeindre, ancien membre de l’OAS, adversaire farouche du général de Gaulle pendant la guerre d’Algérie.

Bref, comme dans tous les musées, il y a l’histoire qu’on assume et celle que l’on résume hâtivement, voire que l’on escamote. Le petit fascicule « anniversaire » distribué aux participants à l’occasion de ce colloque saluait la mémoire des résistants Jean Luciani et Michel Camaret, mettait en avant des rencontres avec des chefs d’Etat étrangers, mais omettait de rappeler la rencontre de Marine Le Pen avec Vladimir Poutine ou encore la scission traumatique de 1999 entre mégrétistes et lepénistes…

Conclusion

« Il faut que tout change pour que rien ne change ». La célèbre phrase de Tancrède dans le Guépard de Lampedusa pourrait assez bien résumer l’œuvre de Marine Le Pen et des siens. Au RN, tout a changé, en effet : les relents d’antisémitisme, les indulgences sur Vichy, les rancunes recuites sur l’Algérie, le long chapelet des convictions anti-modernes, tout cela a été largement remisé au magasin des accessoires de l’ancienne extrême-droite. Les nouveaux stratèges ont rebaptisé le mouvement, préférant un vocabulaire fédérateur (« rassemblement ») au vocabulaire guerrier de leurs devanciers (« front »). Soucieux de capter l’air du temps, ils ont consenti quelques acrobaties idéologiques pour se doter d’une théorie écologique superficielle et d’un plaidoyer minimal sur l’émancipation des femmes. Ils ont entonné des odes à la laïcité en dénaturant l’héritage d’Aristide Briand pour la transformer en arme de guerre contre l’islam. Ils se sont convertis à la dépense sociale et ont appris à négliger les déficits. Ils ont même abandonné leur croisade contre la monnaie unique.

Surtout, ils ont mis en place une stratégie précise et coordonnée pour se fondre dans le paysage institutionnel, multiplier les gages de loyauté républicaine et fustiger les fauteurs de trouble avec le zèle des nouveaux convertis. A la faveur de l’âge et de l’expérience, ils se sont peu à peu professionnalisés et notabilisés. L’élection, sous leurs couleurs, de 89 députés en juin dernier a été une véritable bénédiction de ce point de vue : ils allaient pouvoir faire démonstration de leur capacité à jouer le jeu, tendre la main à peu de frais à leurs adversaires et retourner contre eux le stigmate du sectarisme. A beaucoup d’égards, ils se sont surpassés dans cet exercice, utilisant tous les moyens mis à leur disposition.

Mais, au final, toute cette agitation a surtout permis de maintenir intact le cœur du mouvement et de sa doctrine. La préférence nationale sous ses innombrables déclinaisons est restée la poutre maîtresse de l’édifice ; la peur de la submersion migratoire, le centre de leur panique identitaire ; le spectre de l’effondrement civilisationnel, la hantise partagée avec les tenants du « grand remplacement » ; l’obsession nataliste, le levier d’un imaginaire de puissance retrouvée. La restauration de la souveraineté nationale a continué d’irriguer leurs analyses : si elle ne commande plus le frexit, elle inspire diverses manœuvres de subversion interne de l’édifice européen ; et si elle ne trouve plus officiellement son modèle dans la Russie de Vladimir Poutine, elle fait système avec la perspective d’une renégociation des alliances et la sortie de l’Otan. Les idoles sulfureuses d’hier et les saintes reliques intégristes ne sont certes plus honorées en pleine lumière, mais un culte clandestin continue de leur être voué loin des caméras, en famille, à l’occasion des anniversaires et des hommages mémoriels.

Sur le fond, le Rassemblement national n’est pas si différent aujourd’hui de ce qu’il était hier, quelques boulets en moins et l’art de la dissimulation en plus.

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Thierry Pech

Annalivia Lacoste