Psychiatrie, santé mentale et territoires : vers un nouveau modèle

Psychiatrie, santé mentale et territoires : vers un nouveau modèle
Publié le 18 mars 2024
La maladie mentale et les troubles psychiques touchent, selon l’OMS, près d’un cinquième de la population, soit 13 millions de Français. Plus d’un quart des Français consomment des médicaments pour le mental et 3 millions de personnes souffrent de troubles psychiques sévères d’après Santé publique France. Le suicide est la première cause de mortalité́ entre 15 et 35 ans : avec 200 000 tentatives et environ 9000 décès annuels, la France affiche l’un des taux les plus élevés des pays européens de développement comparable. Au total, avec plus 23 Mds € par an, les dépenses remboursées au titre de la souffrance psychique et des maladies psychiatriques sont le premier poste de dépenses de l’Assurance Maladie. Des assises de la santé mentale organisées en 2021, il ressort que la priorité doit être donnée à une approche holistique de la santé mentale, articulée aux besoins des territoires. Le maillage territorial de l’offre de soins a connu de nombreuses réformes depuis les années 1970, mais la proximité et le décloisonnement des parcours demeurent de véritables défis pour les professionnels et les élus : c’est ce que montre ici, propositions d’évolutions à l’appui, un groupe de hauts fonctionnaires de l’administration sanitaire et sociale réunis autour du psychiatre Antoine Pelissolo.
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Une crise qui n’en finit pas

Malgré de très nombreux rapports alarmants depuis plus de 20 ans, malgré une feuille de route ministérielle élaborée en 2018, malgré des Assises en présence du Président de la République en 2021, le constat d’un délabrement de la psychiatrie en France est unanime. Plus encore que le reste de l’hôpital public, l’ensemble du système de soins en santé mentale est en grand péril et ne parvient plus à répondre aux besoins de la population – dans certains cas, plus du tout et dans d’autres, de manière très insatisfaisante.

Pourtant, la psychiatrie française dispose d’une histoire riche, de renommée internationale ; elle est portée par des professionnels souvent dévoués et très compétents, et des progrès continuent à être faits dans certains domaines. Mais cette discipline connaît, depuis au moins 20 ans, deux tendances délétères : l’accroissement très significatif des besoins de soins en santé mentale d’un côté, et de très fortes pénuries de personnels de l’autre. Une spirale négative est enclenchée : moins les personnels sont nombreux, plus leur travail est difficile et plus la pénurie s’aggrave.

Un constat du même type pourrait probablement être fait pour de nombreux secteurs de la médecine : pourquoi aborder spécifiquement les enjeux de la psychiatrie ? D’abord en raison de l’ampleur et de la multiplicité des troubles de santé mentale, qui touchent plus d’une personne sur cinq, avec des impacts sur elles-mêmes, sur leur entourage et sur l’ensemble du fonctionnement de la société (retentissement sur l’éducation, le travail, la cohésion sociale, etc.). Ensuite, de l’avis général, la psychiatrie a accumulé des retards de financement et d’investissement massifs au fil des années, conduisant aujourd’hui à une situation de crise nécessitant des mesures de reconstruction urgentes et profondes.

Notre ambition n’est pas ici de présenter un programme complet et détaillé pour la santé mentale en France, ce qui devra faire l’objet d’autres publications, mais de proposer une nouvelle politique territoriale des soins en psychiatrie, susceptible de répondre à la crise actuelle.

Les principes d’une grande réforme ambitieuse

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Les évolutions sociétales des dernières décennies et l’absence d’attention portée par les gouvernements successifs au domaine de la psychiatrie ont conduit à des dysfonctionnements majeurs qu’il faut aujourd’hui corriger, en suivant quelques grands principes généraux.

Au niveau national tout dabord, il est indispensable d’établir une véritable politique de la santé mentale et de la psychiatrie. Ses objectifs doivent être inscrits dans une nouvelle loi fondatrice, pour servir de guide à l’ensemble des réformes à mener, associée à des lois de programmation pluriannuelles. De même, ces réformes de fond doivent être portées, sur le temps long, par une structure dédiée ayant la capacité d’agir dans de nombreux domaines différents : la santé bien sûr mais également le social, l’éducation, le logement, la justice, etc. Ceci suppose la création d’une délégation interministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie, ou même d’un secrétariat d’État à la psychiatrie, comme l’a suggéré récemment Frank Bellivier qui occupe, depuis sa création par décret en 2019, la fonction de délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie.

Second principe : si l’organisation des soins en secteurs de psychiatrie demeure pertinente, il faut repenser la coordination à l’échelle des départements. Les objectifs centraux du secteur, en termes de disponibilité, de proximité et de continuité des soins sont plus que jamais nécessaires. Les découpages historiques ont souvent évolué au fil du temps, avec notamment des regroupements de deux ou plusieurs secteurs pour des raisons de mutualisation des ressources ou de caractéristiques géographiques ou démographiques. Nous reverrons plus loin, à l’occasion des propositions que nous détaillerons sur l’organisation des soins ambulatoires, que d’autres évolutions des contours des secteurs existant pourraient être nécessaires pour répondre à des logiques de territoire. Par ailleurs, une coordination intersectorielle et entre institutions nous semble indispensable, le bon échelon territorial de ces coopérations étant celui des départements dans la majorité des cas afin de pouvoir assurer une graduation de l’offre de soins, incluant des structures spécialisées et de recours partagées. Une régulation volontariste mais déconcentrée, pour s’adapter aux particularités du territoire couvert, peut ainsi être portée par les délégations départementales des Agences régionales de santé (ARS).

Troisième principe : la psychiatrie a besoin de budgets pérennes, et il nous semble essentiel de rendre aux professionnels et aux structures une capacité de projection dans l’avenir et de stabilité. Cela passe forcément par des financements de fonctionnement pérennes, et non des appels à projets ou des « expérimentations » remis en cause d’une année sur l’autre comme ce que nous connaissons depuis plusieurs années. Une attention toute particulière doit être portée aux ressources humaines, cruciales dans le domaine de la santé mentale. Seuls des budgets pérennes, dimensionnés à la hauteur des besoins en personnels médicaux (psychiatres) et autres métiers indispensables (infirmiers, psychologues, etc.) permettent de créer et de maintenir des vocations sur la durée, la notion d’expérience professionnelle étant fondamentale dans ces activités.

Un soutien renforcé à la recherche en santé mentale est également une priorité, dans le but d’améliorer la connaissance des troubles psychiques et leurs traitements mais aussi de participer à l’attractivité pour les jeunes psychiatres et autres professionnels de santé.

Enfin, même si tous ces points ne seront pas développés ici, une vision moderne et humaniste de la psychiatrie et de la santé mentale doit affirmer les principes suivants :

  • La coordination et donc le décloisonnement des actions,
  • La priorisation des soins au plus près des lieux de vie donc le développement accru des interventions ambulatoires et communautaires (sans remettre en cause les soins hospitaliers pour certaines situations qui les rendent indispensables),
  • Le respect de la citoyenneté et de l’autonomie des personnes concernées comme règle intangible, ce qui suppose de placer comme objectifs principaux le parcours de rétablissement défini par elles-mêmes et des soins choisis sans contrainte,
  • Le soutien aux aidants et la reconnaissance de leur rôle majeur dans l’accompagnement des personnes concernées par les troubles psychiques,
  • La pluralité des approches conceptuelles et scientifiques, aussi bien dans les soins que dans la recherche, – une attention particulière portée aux populations les plus vulnérables (celles vivant dans la précarité, avec des handicaps, etc.).

De véritables moyens d’agir pour les Programmes territoriaux de santé mentale (PTSM)

Le pilotage actuel du système sanitaire et médico-social en psychiatrie et santé mentale est basé sur des règles nationales. Elles sont déclinées au plan régional par les ARS en fonction d’une organisation très ancienne, modifiée récemment par la feuille de route ministérielle et par un nouveau modèle de financement mis en œuvre à partir de l’année 2023.

La réforme du financement de la psychiatrie en 2023

Dans le cadre de l’élaboration de la feuille de route lancée en 2018, les travaux conduits sur la réforme du financement des activités de soins cherchent à proposer un modèle de tarification plus dynamique pour la psychiatrie et à modifier durablement les pratiques vers plus de qualité́. Cette réforme est mise en œuvre progressivement depuis janvier 2022 et 2023 constitue la première année d’application du nouveau modèle de financement.

Ce nouveau modèle de financement de la psychiatrie construit en concertation avec les fédérations gestionnaires, les représentants des usagers et des professionnels a pour objectif de réduire les écarts inter et intra régionaux, et de stimuler l’innovation et le dynamisme des établissements. Le modèle combine huit dotations poursuivant des objectifs complémentaires. Cette réforme concerne aussi bien le secteur public que le secteur privé, dont les modes de financement étaient auparavant distincts. Les deux principaux compartiments de financement, dotation populationnelle et dotation file active, sont sécurisés jusqu’en 2025.

Les principaux écueils de ce dispositif sont d’une part l’absence de vision politique large des objectifs à atteindre, et d’autre part une territorialisation insuffisante des actions, les délégations départementales des ARS ne jouant qu’un rôle de courroie de transmission, sans réels pouvoirs ni moyens. Aucune analyse organisée des manques et besoins, territoire par territoire, n’est effectuée et partagée entre tous les acteurs pour servir de base de référence aux actions à entreprendre.

Les délégations départementales devraient se voir attribuer un rôle majeur dans la cartographie des ressources en santé mentale, afin de mettre à jour les forces et faiblesses de leur territoire. C’était la piste défendue par exemple dans le rapport Laforcade de 2016, qui proposait de définir un « panier de services » indispensables.

Ces délégations départementales des ARS devraient par ailleurs porter de manière volontariste les Programmes territoriaux de santé mentale (PTSM), aussi bien dans la méthodologie de travail que dans la mise en œuvre des actions.

Un nouveau cadre d‘action locale : les projets territoriaux de santé mentale (PTSM)

Introduit en janvier 2016 dans le Code de la santé publique par la loi de modernisation de notre système de santé, le projet territorial de santé mentale (PTSM) vise à élaborer et mettre en œuvre des projets partagés en réponse aux enjeux de santé mentale identifiés sur les territoires afin d’améliorer concrètement les parcours des personnes, d’organiser « la bonne réponse au bon moment » en articulant toutes les compétences présentes sur le territoire sur l’ensemble des champs. Ils sont portés par des contrats territoriaux de santé mentale qui entérinent les engagements pris par les différents acteurs.

104 PTSM étaient attestés en mars 2023 et le Ségur de la santé a cherché à organiser le recrutement de leurs coordinateurs.

Les PTSM ont été initialement portés par une vision très ouverte promouvant l’auto-organisation des acteurs. Cette vision a clairement trouvé ses limites après quelques années d’expérience, avec de très grandes disparités de fonctionnement et d’efficacité selon les territoires. Il est donc nécessaire de réattribuer une méthode et des objectifs à ces PTSM. S’ils doivent certes rester partenariaux et ne pas créer une bureaucratie supplémentaire, leurs règles de fonctionnement doivent cependant être plus précises et porter un programme d’actions engageant les ARS et les établissements. Cette évolution peut reposer sur les principes suivants : 

  • Gouvernance : si   l’élaboration des PTSM doit demeurer l’objet de discussions avec l’ensemble des acteurs, leur pilotage doit être restructuré pour inclure toutes les parties prenantes, et notamment les élus locaux. Leur gouvernance doit reposer sur un comité incluant les acteurs indispensables : ARS, représentants des usagers, représentants des établissements et des professionnels et de santé et du médico-social, et collectivités territoriales. Il faut en effet inscrire plus clairement le rôle des élus dans les travaux des PTSM, avec deux intervenants essentiels : les conseils départementaux et les communes ou intercommunalités. Les représentants de ces collectivités devraient être les porteurs des Conseils locaux de santé mentale (CLSM), qui constituent les meilleurs relais des besoins de la population.
  • Objectifs : le cahier des charges des PTSM rénovés et renforcés devrait comporter au moins deux objectifs centraux : les coopérations stratégiques entre les acteurs, et le financement d’actions prioritaires pour la santé publique en santé mentale, sur la base d’un diagnostic initial. Les coopérations concernent l’ensemble des missions pouvant être abordées de manière territoriale, et donc intersectorielle, comme les urgences et la permanence des soins (donc les gardes en particulier), l’offre médico-sociale, les situations de crise, les actions de prévention passant par exemple par l’environnement ou des aspects éducatifs, etc. Le financement des actions prioritaires suppose la définition de crédits spécifiques, délégués aux ARS territoriaux mais inscrits comme pérennes, en plus des financements habituels des structures sanitaires et médico-sociales. Les demandes concernant ces enveloppes stratégiques, que nous proposons de nommer « fonds territoriaux pour la santé mentale » (FTSM), devront être formulées par les ARS et validées par les comités de pilotage des PTSM, pouvant concerner aussi bien le renforcement des équipes et structures existantes que la création de nouvelles.

Des financements prioritaires 

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L’année 2023 a été, on l’a dit, la première année de mise en œuvre d’une réforme importante du modèle de financement des activités de psychiatrie. Il sera donc indispensable d’en évaluer prochainement l’impact avant de proposer d’éventuelles modifications significatives. La question de l’accès aux soins et de la qualité des soins pour l’ensemble de la population doit être le critère essentiel de cette évaluation.

Dans cette perspective, le total des financements consacrés à la santé mentale et à la psychiatrie ne nous parait pas suffisants pour répondre aux besoins et à la crise que notre pays connait dans ces domaines. Des créations de postes et une revalorisation des professions paraissent nécessaires. Même si cela n’est pas l’objet de ce présent travail, une augmentation très significative des financements de la psychiatre et de la santé mentale doit être décidée au niveau national, notamment dans le cadre des lois de programmation pluriannuelles souhaitées plus haut.

Le modèle nouveau de financement distingue huit « compartiments ». Certains « compartiments » devront être revus en priorité, comme la place insuffisante des critères socio-économiques dans les financements populationnels, car le rôle joué par la précarité sociale dans les déterminants de santé mentale est bien plus élevé que les 9% pris en compte dans le modèle actuel. De même, il faut interroger le financement trop faible de toutes les activités de psychiatrie de secteur en rapport avec les affections les plus sévères et les plus chroniques. Par ailleurs, un découplage beaucoup plus net doit être appliqué entre les ressources des établissements et leur nombre de lits d’hospitalisation : l’objectif doit être à la fois de bien doter en personnels les unités d’hospitalisation, qui sont indispensables et dont le travail est difficile (états de crise, soins spécialisés, etc.), mais aussi de développer de manière forte les soins ambulatoires dont le coût est jusqu’à présent sous-évalué, notamment quand il s’agit de démarches « d’aller-vers » et de soin plus complexes et consommateurs en temps.

Concernant les financements territoriaux, les « fonds territoriaux pour la santé mentale » (FTSM) que nous proposons de créer doivent venir en plus des budgets définis par le modèle national. Ils permettront d’une part de faciliter les coopérations et mutualisations entre établissements (valorisation des gardes communes entre établissements, prise en compte des situations complexes et intersectorielles dans la valorisation des parcours de soins, etc.) et d’autre part de renforcer de manière très volontariste les activités les plus en difficulté. Cela peut concerner à la fois les filières de soins en grande souffrance (absence de psychiatres sur certains secteurs, insuffisance majeure de capacités d’hospitalisation sur d’autres, etc.) et les zones de précarité sociale les plus fortes. La corrélation entre niveau de précarité socio-économique et incidence de troubles psychiques (tous confondus) n’est plus à démontrer, mais elle n’est quasiment pas prise en compte dans les politiques de santé mentale, avec un cercle vicieux touchant les quartiers les plus populaires qui, souvent, connaissent à la fois des taux élevés de souffrances psychiques et des problèmes majeurs d’accès aux soins du fait de la non-attractivité pour les professionnels et d’un sous-financement des structures.               

Il nous semble donc essentiel que des financements renforcés soient affectés aux activités de santé mentale et de psychiatrie dans ces zones prioritaires. Nous proposons ainsi d’inscrire plus fortement cette problématique dans les politiques publiques : rendre obligatoire l’analyse des besoins de santé mentale dans l’Analyse des besoins sociaux (ABS) effectuée par toutes les communes ou intercommunalités ; inscrire la santé mentale dans les axes directeurs des Quartiers prioritaires des politiques de la ville (QPV) ; et créer des financements spécifiques (FTSM) pour ces quartiers et zones de santé mentale prioritaires, afin de renforcer leur attractivité notamment.

Cette analyse doit porter sur l’ensemble des problématiques de santé mentale concernant un territoire donné : psychiatrie, pédopsychiatrie et psychiatrie de la personne âgée, périnatalité et protection maternelle et infantile (PMI), santé scolaire et universitaire, aide sociale à l’enfance et accompagnement médico-social. L’évaluation des besoins de places en hébergements médico-sociaux spécialisés dans le handicap psychique (notamment Foyers d’accueil médicalisés et Maisons d’accueil spécialisées) doit figurer clairement dans l’analyse territoriale et dans les objectifs pluriannuels à atteindre.

Enfin, la priorisation des financements doit éviter notamment que des lits d’hospitalisation soient créés dans le secteur privé et aller au secteur public, qui assure la plus grande partie des missions de santé publique.

Le rôle essentiel des Conseil locaux de santé mentale (CLSM)

Deux niveaux de coopération et de coordination nous paraissent donc essentiels : le niveau départemental, relevant surtout d’actions institutionnelles accompagnées par les délégations ARS en étroite liaison avec les conseils départementaux dans le cadre des PTSM ; et le niveau communal ou intercommunal, s’appuyant principalement sur les CLSM, ou à défaut sur les élus, les usagers et les professionnels. Cette organisation implique la nécessité d’étendre les CLSM au plus vite à l’ensemble du territoire.

Les conseils locaux de santé mentale

Créés dans le sillage de la psychiatrie de secteur des années 1970, les conseils locaux de santé mentale ont connu un regain d’intérêt avec le rapport Couty de 2009 dans le cadre de la création des ARS. Ce sont des espaces de concertation et de coordination rassemblant élus locaux, représentants de la psychiatrie publique, usagers des services de santé mentale et leurs aidants, et tout acteur d’un territoire concerné de près ou de loin par la santé mentale. Au nombre de 260 actifs en 2022, la plupart des CLSM ont moins de dix ans d’existence. Malgré l’institutionnalisation de la démarche en 2016 et la création d’un Centre national de ressources et d’appui en 2017, le nombre de CLSM créés chaque année n’augmente pas.

Les CLSM sont en effet les meilleurs supports du partenariat entre tous les acteurs de proximité : municipalités ou intercommunalités, professionnels de ville, services hospitaliers et de secteur, associations d’usagers, intervenants sociaux et médico-sociaux, bailleurs, PMI et éducation nationale, etc. En parallèle, les Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) créées par la loi de 2016 constituent par ailleurs des interlocuteurs essentiels pour faire de la santé mentale et de la psychiatrie des objectifs prioritaires. Ceci peut permettre par exemple d’établir des conventions entre les professionnels de toutes disciplines appartenant à ces CPTS et les établissements du territoire, afin de faciliter la prise en charge des patients souffrant de trouble psychique (ou à risque d’en développer), accélérer l’accès à des avis ou à des soins psychiatriques pour les patients suivis en médecine générale et, inversement,  favoriser les soins somatiques pour les patients suivis en psychiatrie ou en établissement médico-social ; développer des formations mutuelles ; veiller à une orientation optimale des situations urgentes, etc. La création et la promotion de postes partagés, entre services de psychiatrie et centres ou maisons de santé, ou avec les services médico-sociaux ou de la petite enfance, sont également des enjeux cruciaux pour faciliter le décloisonnement des acteurs et leur collaboration.

La France disposant d’un réseau de professionnels médicaux (psychiatres, médecins généralistes) et non médicaux (psychologues, travailleurs sociaux, etc.) relativement étoffé, il est indispensable que le parcours de soins en santé mentale puisse s’appuyer sur des formations pluriprofessionnelles et des règles de fonctionnement favorisant l’accès et la continuité des soins. En particulier, le rôle essentiel des médecins généralistes doit être reconnu, avec des financements dédiés à leur formation et à leur implication dans la prise en charge des troubles psychiques. Ceci permettrait à la fois d’améliorer la continuité et la qualité des soins psychiatriques et de mieux prendre en charge les pathologies somatiques qui vont très souvent avec la pathologie mentale. Les Infirmiers en pratiques avancées (IPA) spécialisés en santé mentale constituent des acteurs clés à ce sujet, du fait de leurs missions de coordination des parcours notamment, et il faudrait augmenter fortement leur nombre (ils ne représentent qu’une très faible part des environ 600 diplômés chaque année).

Infirmiers en pratique avancée

Proposée par la loi de modernisation du système de santé de 2016, la pratique avancée est une formation de deux ans dont peuvent bénéficier tous les professionnels de santé paramédicaux. Ces études complémentaires ont pour objectif l’acquisition de nouvelles compétences dans cinq domaines d‘intervention définis (pathologies chroniques stabilisées ; oncologie et hémato oncologie ; maladies rénales chroniques ; psychiatrie et santé mentale ; intervention d’urgence), et qui permettront d’exercer des actes tenus en dehors de leur décret de compétences. En offrant un cadre légal à la délégation de tâches, la pratique avancée a pour ambition de libérer du temps au médecin afin que celui-ci puisse se recentrer sur le cœur de son activité. C’est aujourd’hui un axe majeur de la réforme de l’organisation des soins, dont Terra Nova a déjà souligné l’urgence ici.

Alors que le ministère de la santé ambitionnait de former 5.000 professionnels avant 2024, la Cour des comptes a rendu un audit flash de cette politique en juillet 2023 dont le constat est sévère : on comptait 581 infirmières en pratique avancée nouvellement diplômées en 2021 et environ 1.400 en formation.

La France souffre donc aujourd’hui d’un évident retard dans la promotion du métier d’infirmier-ère de pratique avancée (IPA), alors que les IPA ou leur équivalent sont en place dans de nombreux pays pionniers comme les États-Unis et le Canada depuis les années 1960 avec les « infirmières praticiennes ».

La Cour des comptes retient que des « obstacles puissants » tendent à mettre en échec cette réforme. D’une part, la plupart des médecins, par crainte de concurrence ou par ignorance de la profession, seraient réticents à collaborer avec les IPA ou à rediriger leurs patients vers ces derniers. D’autre part, leur modèle de rémunération, déterminé par la convention nationale entre la Cnam et les professionnels infirmiers, combiné à la file active dont ils disposent (184 patients par an en moyenne et 76 en médiane) rend difficilement soutenable l’exercice exclusif de leur profession. Enfin, le coût onéreux de la formation complémentaire représenterait un sacrifice pour les infirmiers, tandis que la peur d’une pénurie de main d’œuvre liée à leur potentiel départ en formation n’incite pas leurs employeurs à l’encourager. Une loi du 19 mai 2023 ayant pour objet de lever certains obstacles – en accordant aux patients un accès direct aux IPA et, à ces derniers, un droit de première prescription – a ainsi récemment été adoptée.

Ces partenariats doivent faire partie des objectifs prioritaires des CLSM et des PTSM, avec des soutiens financiers permettant leur réalisation.

Sortir la psychiatrie des hôpitaux

Le rattachement, depuis leur création, des secteurs psychiatriques aux établissements hospitaliers n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés. Tout d’abord, il induit par nature une prééminence des soins hospitaliers par rapport aux soins ambulatoires et communautaires, alors que ce modèle est considéré aujourd’hui comme délétère pour la qualité des prises en charge et pour le rétablissement des patients. Ce biais repose à la fois sur les habitudes ancrées dans le fonctionnement hospitalier et sur les mécanismes de financement, favorisant encore souvent les hospitalisations par rapport aux soins extrahospitaliers, quasi-absents dans d’autres spécialités, et donc mal intégrés dans la culture hospitalière. Cette primauté donnée à « l’intra » au détriment de « l’extra » conduit les professionnels à se consacrer aux missions propres de la psychiatrie de secteur (soins ambulatoires, réhabilitation, déstigmatisation, etc.) sur un temps très limité et avec peu de ressources.

Par ailleurs, la tutelle hospitalière représente un frein puissant aux coopérations indispensables avec tous les autres acteurs de la santé mentale, qui évoluent tous en dehors des murs de l’hôpital : associations de patients et d’aidants, médecins de ville, intervenants sociaux et médico-sociaux, médecine scolaire et universitaire, santé au travail, élus des collectivités territoriales, etc.

Enfin, la tentation est grande dans certains établissements de ne pas déployer toutes les ressources de psychiatrie nécessaires, pour lesquelles ils bénéficient pourtant de dotations spécifiques. Aucune sanctuarisation des budgets de la psychiatrie n’est réellement possible dans le système actuel et, notamment en cas de déficit important, il est fréquent de voir ces financements ponctionnés excessivement. Si le problème est difficile à quantifier, il est unanimement reconnu par les acteurs, au point de faire l’objet l’objet de propositions législatives (par exemple de Bernard Jomier au Sénat en 2019).

Pour sortir de ce fonctionnement excessivement hospitalier, nous proposons une évolution en deux temps, inspirée des propositions du rapport Couty sur la santé mentale.

Phase 1. Construction d’un réseau d’acteurs territoriaux

Cette première phase visera à regrouper, au sein d’une même instance de coordination,  tous les acteurs intervenant dans le parcours de soins psychiatriques et d’accompagnement d’un territoire : les services et établissements de psychiatrie (sectorisés et non sectorisés, publics et privés, de psychiatrie d’enfants et d’adolescent, d’adultes et du sujet âgé), les professionnels de ville au travers des CPTS principalement, les associations représentant les usagers et les aidants, les professionnels de santé mentale intervenant dans les structures non sanitaires (PMI, éducation nationale, Aide sociale à l’enfance, etc.), les institutions et organismes médico-sociaux, les Centres communaux d’action sociale, etc. Cette instance sera chargée d’établir, en lien avec la délégation départementale de l’ARS, un projet territorial de santé mentale proposant une graduation des soins reposant avant tout sur les prises en charge ambulatoires et inclusives et définissant précisément le rôle de tous les intervenants dans les différentes filières (dépistage précoce, prévention, soins aigus et urgences, articulations soins psychiatriques et somatiques, suivis au long cours, recours, réhabilitation, etc.). Ce projet fera l’objet d’une mise en œuvre planifiée de manière pluriannuelle, sur la base des structures existantes et de moyens supplémentaires attribués aux actions considérées collectivement comme prioritaires.

Ce fonctionnement collégial sur une période de trois ans permettra de construire un modèle d’organisation territoriale de prévention, de soins et d’accompagnement médico-social regroupant de nombreux acteurs. Au sein de ce réseau, les services extrahospitaliers de psychiatrie de secteur joueront un rôle pivot et pourront se structurer de manière indépendante, avec des capacités de gestion propre, préfigurant l’étape suivante d’autonomisation. Cette étape de préfiguration permettra notamment de redéfinir des découpages géographiques actualisés et cohérents, tenant compte à la fois des bassins de vie, des possibilités de déplacement et de la cohérence avec les autres organisations sanitaires territoriales comme les CPTS. Elle permettra également de mieux connaitre les besoins de chaque territoire en termes de soins ambulatoires.

Phase 2. Autonomisation des secteurs de psychiatrie

Après la phase de construction précédente, nous proposons de créer de nouveaux établissements publics de psychiatrie ambulatoire (EPPA), ayant la responsabilité de la prévention et des soins de santé mentale à un échelon territorial correspondant à un objectif de desserte populationnel et formant un découpage géographique équilibré et cohérent permettant de couvrir l’ensemble du territoire national, y compris dans les DOM. Les EPPA auront la responsabilité de l’ensemble des soins, de l’enfance aux sujets âgés, avec des équipes différentes pour la pédopsychiatrie et la psychiatrie d’adultes mais avec une coordination globale et un territoire d’intervention similaire ; ceci afin de favoriser le travail en commun et d’éviter les ruptures de prise en charge aux âges charnières.

Ces EPPA bénéficieront de financements spécifiques, définis sur la base des besoins de la population couverte, et d’une gestion indépendante. Les missions de ces établissements incluront tous les types de soins ambulatoires en psychiatrie (consultations de diagnostic et d’orientation, consultations de suivi thérapeutique, psychothérapies, visites et soins à domicile, équipes mobiles, programmes de réhabilitation cognitive et sociale, filières de soins spécialisés et de recours, etc.) et des conventions seront établies avec des services hospitaliers du territoire pour répondre aux besoins d’hospitalisation pour des épisodes aigus et des situations de crise, des intrications médico-psychiatriques complexes, ou encore des soins spécialisés nécessitant le recours à un plateau technique. Ces conventions devront définir des modalités de coopération et de responsabilité fonctionnelle entre les EPPA et les services hospitaliers et hospitalo-universitaires afin de garantir une parfaite continuité sans rupture entre les prises en charge ambulatoires et les périodes d’hospitalisation, qui ne constituent que des moments très limités des parcours de soins et de vie.

Les EPPA établiront par ailleurs des conventions ou des partenariats avec tous les autres acteurs du territoire couvert, notamment les CPTS, les organismes médico-sociaux et les autres établissements de santé participant aux parcours de soin.

La mise en œuvre de ce modèle constituerait un changement radical d’organisation, susceptible de modifier profondément les pratiques et la vision des soins en santé mentale, tournée vers les interventions ambulatoires et les objectifs de rétablissement des patients et de réduction de l’asymétrie d’information et de décision entre eux et leurs soignants. Il ne s’agit aucunement de répondre à des impératifs économiques, les soins ambulatoires nécessitant des moyens au moins du même niveau que ceux des soins hospitaliers conventionnels. Des organisations approchant ce modèle existent dans certains pays. Au Danemark par exemple, où la psychiatrie est essentiellement du ressort du service public, une réforme a donné en 2007 la responsabilité des interventions ambulatoires d’inclusion, d’hébergement, d’aide à domicile, de réinsertion et de réhabilitation aux communes, tandis que les régions ont la responsabilité des soins hospitaliers, avec une impulsion très forte donnée à la réduction des capacités en lits d’hospitalisation.

Cette organisation permettrait de pallier les différents inconvénients du modèle actuel (listés ci-dessus). Elle permettrait en outre de construire des politiques plus efficientes de prévention, déstigmatisation, dépistage et réinsertion, car plus proche des populations et des partenaires. Elle aurait cependant l’inconvénient potentiel de générer des ruptures avec les autres spécialités médicales hospitalières, alors qu’il est reconnu aujourd’hui que les patients souffrant de troubles de santé mentale ont grandement besoin de soins somatiques associés aux prises en charge psychiatriques, et cela souvent dans différentes spécialités (médecine générale, cardiologie, endocrinologie, neurologie, etc.). Il faut cependant reconnaitre que l’organisation actuelle ne favorise pas dans les faits ces suivis conjoints, en tout cas pas de manière satisfaisante. Une meilleure coordination des soins ambulatoires, ancrée dans l’extrahospitalier et incluant les autres spécialités médicales, pourrait donc réduire ce risque et favoriser l’accès aux soins. Il faudrait cependant mettre en place des organisations garantissant aux professionnels de santé mentale de rester en contact avec les autres spécialités pour favoriser la connaissance mutuelle, les coopérations, les formations et la recherche. Il serait également nécessaire de redéfinir, dans ce nouveau modèle, le rôle et la place des services de psychiatrie non sectorisés dans les hôpitaux généraux et dans les CHU, qui pourraient conserver des missions axées sur les soins spécialisés et de recours, l’innovation et la recherche, mais nécessairement en lien avec les autres intervenants de santé mentale.

En conclusion, un défi exemplaire

Le nouveau modèle que nous proposons pour la santé mentale vise à transformer fortement l’organisation des parcours de soins et d’accompagnement, avec comme principes clés la proximité, l’ambulatoire et le décloisonnement. Le champ de la psychiatrie s’y prête tout particulièrement, mais cette approche pourrait se décliner dans beaucoup d’autres domaines de la santé. Ainsi, tout comme le secteur psychiatrique était novateur dans les années 1960 avec les principes d’interventions communautaires et de responsabilité populationnelle, une organisation rénovée assurant une coopération de tous les acteurs impliqués dans la santé mentale autour d’établissements ambulatoires pourrait servir d’exemple pour de nouveaux dispositifs pluriprofessionnels de santé publique en France.

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Claude Pigement

ancien responsable santé du parti socialiste

Antoine Pelissolo

Denis Mechali

Thierry Philip

Emmanuel Vigneron

Marielle Rengot

ancienne Chargée d'études en santé publique

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Bernard Elghozi

Marie-Laure Alby

Agnès Jeannet

Patrick Goudot

Dominique Demangel

Mairie du 18ème arrondissement de 2002 à 2020

Edouard Couty

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