1. Promesses et incertitudes
Encore au stade de la recherche fondamentale, la « révolution quantique » actuelle est entourée d’incertitudes. Il faut distinguer deux grandes « révolutions quantiques ». La première est issue des découvertes en physique quantique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Elles ont permis la manipulation de groupes de particules quantiques (photons, électrons). Puis, dans la deuxième moitié du XXe siècle, des technologies comme celles issues du transistor et des lasers ont émergé. La deuxième révolution quantique, dans laquelle nous sommes aujourd’hui, est fondée sur les découvertes en physique quantique depuis les années 1980. Elles permettent de manipuler des particules quantiques individuelles, leur superposition et leur intrication. Les technologies issues de ces découvertes sont de maturité variable et sont l’objet des investissements et des programmes quantiques actuels. Concrètement, les chercheurs et entreprises développent des ordinateurs, des capteurs quantiques ainsi qu’une nouvelle forme de cryptographie quantique ainsi que des réseaux et un Internet quantique.
Perspectives pour la recherche fondamentale et le secteur privé
Les technologies quantiques sont très prometteuses car elles offriront une puissance de calcul incomparable à celle dont nous pouvons disposer grâce à l’informatique classique. Les ordinateurs quantiques rendront possible la résolution de problèmes mathématiques en suspens. Il n’est ainsi pas question de produire des ordinateurs quantiques pour les particuliers, mais de développer des machines efficaces à destination des innovateurs, permettant de résoudre des problèmes jusqu’ici insolubles.
Les technologies quantiques peuvent être très utiles à la recherche, qu’elle soit fondamentale publique, ou privée. Par exemple, il serait potentiellement possible de créer des procédés de production des engrais de façon moins énergivore. Les entreprises pourraient également trouver une grande utilité au quantique, notamment dans le secteur des transports ou des services financiers.
Des technologies complexes, encore loin du stade de la maturité
Les progrès restants pour porter cette technologie à maturité sont considérables. On estime que pour commencer à être « utiles », les ordinateurs quantiques doivent disposer de plus de 100 000 qubits fonctionnels et avoir un taux d’erreur proche de 0,01%. On en est encore loin aujourd’hui, puisque les ordinateurs les plus performants disposent d’environ 100 qubits avec un taux d’erreur autour de 1%. Il semble que ces machines devront dépasser les 10M de qubits fonctionnels pour offrir les performances attendues aujourd’hui. On distingue donc six ordres de grandeur entre les capacités actuelles et le stade estimé de la maturité. Le défi est d’améliorer la qualité des qubits et de minimiser le taux d’erreur afin d’optimiser les ressources physiques nécessaires au fonctionnement des machines quantiques.
L’ordinateur quantique ne fonctionne pas comme un ordinateur classique. Côté logiciel, le coût d’entrée en mathématiques est beaucoup plus élevé pour les développeurs. Ces machines font tourner des logiciels à l’architecture très différente : il est impossible de copier des données et le résultat d’un calcul est obtenu après un grand nombre d’opérations (la machine tend asymptotiquement vers la solution). Côté matériel, un ordinateur quantique est très complexe et dépend de beaucoup d’éléments : il a généralement besoin d’être refroidi à très basse température (à l’aide de cryostats) et doit être piloté par un ordinateur classique couplé à des dispositifs de contrôle exploitant de l’électronique classique.
Au final, tous ces facteurs font qu’il est impossible de savoir quand nous disposerons d’un ordinateur quantique « utile ». Une hypothèse raisonnable est qu’ils commenceront à être utiles dans une quinzaine d’années. Mais le progrès technique étant continu et imprévisible, il est difficile d’avancer une date précise et de se prononcer sur ce que sera une machine utile. Dans ce domaine, il est très probable que la recherche débouche sur des propriétés et des applications inattendues de ces technologies (sérendipité). Il est toutefois possible de dégager trois temps du développement : une première période d’expérimentation à petite échelle, dans laquelle nous sommes, une deuxième où nous percevrons des débuts d’avantages quantiques et une troisième, plus lointaine, qui pourrait voir la généralisation de ces avantages.
L’orientation des financements publics et privés
La recherche appliquée concerne dans le monde un écosystème d’environ 70 entreprises développant des ordinateurs quantiques. Elles ont toutes en commun d’être des entreprises de recherche privées bénéficiant d’aides de leurs États respectifs (commande publique, subventions, association à des laboratoires de recherche publics) tout en ayant la puissance financière d’un laboratoire privé, avec une taille critique et des équipes dépassant les 100 personnes – contre une dizaine pour une équipe d’un laboratoire de recherche public. Ceci leur permet d’intégrer la recherche fondamentale en physique et d’en développer des applications technologiques.
Comme pour toute révolution technologique, le stade de la recherche fondamentale est très coûteux et incertain. Il est possible d’identifier deux risques principaux. Une grande partie de la recherche étant aujourd’hui effectuée par des entités privées, il est possible qu’elles atteignent une taille telle qu’elles deviennent difficiles à piloter pour les États. Ce faisant, il existe un risque que les travaux de recherche s’orientent davantage vers des applications sur des marchés matures et dynamiques (supply chain, finance), au détriment de l’utilité commune. D’autre part, les horizons temporels de ces travaux de recherche étant très longs, il est possible que les Etats choisissent de diminuer les financements publics faute de résultats rapides, ce qui freinerait les progrès dans le domaine. Les grandes puissances que sont les Etats-Unis et la Chine sont cependant peu à même de le faire, les enjeux géostratégiques étant significatifs, notamment en liaison avec la quête d’ordinateurs quantiques à même de casser les clés de protection de la cybersécurité actuelle.
2. La révolution quantique peut-elle servir la démocratie ?
Les technologies quantiques étant particulièrement complexes, un travail de vulgarisation à destination du grand public est nécessaire. Il existe encore peu d’interfaces. Les vulgarisateurs les plus connus permettent de faire connaître ces technologies mais, étant majoritairement physiciens, ils apportent peu d’informations sur les usages du quantique et sur les enjeux technologiques.
En parallèle, la vulgarisation du quantique fait émerger des « fausses sciences » qui représentent un danger : certains prétendent que les technologies quantiques pourront soigner de nombreuses maladies. De même, 95% des entreprises quantiques créées en Chine sont des entreprises de cosmétique dite quantique, qui sont des arnaques. La diffusion de ces informations erronées contribue à forger un mythe autour du quantique, alimentant des fantasmes. Comme avec chaque innovation technologique, ses promoteurs cherchent à susciter le rêve parmi le grand public et donc à conjuguer le futur au présent. Or, avec le quantique, la date d’arrivée à maturité est trop éloignée et incertaine, ce qui crée confusion et espoirs trompeurs.
Concilier le temps politique et le temps de la recherche fondamentale
Le premier mémo administratif français à propos du quantique date de 2007. Depuis, le monde politique français cherche à comprendre les enjeux liés au quantique et y consacre du temps. L’OPECST de l’Assemblée nationale a rédigé plusieurs mémos sur le sujet (2019), ce qui a permis aux députés de mieux en appréhender les enjeux. Ils y consacrent toutefois trop peu de temps et il manque un groupe d’étude parlementaire spécifique pour constituer une interface entre le Parlement et l’écosystème. A l’issue de ces études, les rapports Forteza (janvier 2020) et Pottier (février 2020) ont montré l’importance de l’investissement public dans ce domaine. Le Gouvernement a lancé sa Stratégie Quantique Nationale en janvier 2021, intégrée ensuite dans le plan France 2030 annoncé en octobre 2021. Il faut toutefois relativiser les montants investis : sur le milliard annoncé, seuls 650M€ sont effectivement des crédits publics nationaux nouveaux, étalés sur 5 ans.
D’autres pays ont adopté des plans et ont débloqué des fonds depuis 2007. Aujourd’hui, toutes les grandes puissances en ont un. Il y a un enjeu géopolitique sous-jacent : être leader mondial permettrait par exemple de casser les clés actuelles de chiffrement d’internet (cryptographie).
Il reste difficile d’estimer les montants investis. Il est important de relativiser ceux affichés pour la Chine, qui sont bien inférieurs aux estimations les plus courantes. Il semblerait par contre que les Etats-Unis soient les n°1 grâce aux financements privés (notamment IBM qui aurait investi environ 1 à 2 Mds sur 10 ans) et l’UE serait n°1 sur le financement public. La fragmentation actuelle des investissements européens (un plan par État et un plan européen de taille modeste) n’est pas un problème tant qu’ils financent la recherche fondamentale. Lorsque qu’il s’agira de financer des entreprises dans les prochaines années, le risque est de retrouver les mêmes écueils que pour les autres grands secteurs de la « tech » avec une grande fragmentation des efforts sur un marché intérieur lui-aussi très fragmenté. Il convient d’agir dès maintenant pour orienter les financements européens autour de quelques projets européens bien identifiés pour maximiser les chances de voir émerger des acteurs compétitifs sur le plan international.
Les technologies quantiques représentent un enjeu de souveraineté
Les technologies quantiques pourraient révolutionner la cybersécurité. Un ordinateur quantique du futur aurait en effet la capacité de casser les clés cryptographiques dites asymétriques utilisées actuellement en informatique classique sur Internet. Le quantique peut également faire l’objet d’un usage dual : il se pourrait qu’un capteur quantique puisse par exemple détecter les sous-marins nucléaires, déstabilisant la dissuasion nucléaire. C’est une des raisons qui incite les grandes puissances à maîtriser ces technologies.
L’approvisionnement en matières premières est aussi central car les ordinateurs ont besoin de matières rares comme le silicium 28. Jusqu’en 2018, seule la Russie en produisait. Orano a lancé une production française en 2023.
Le sujet des compétences recoupe celui de la souveraineté car une grande partie des chercheurs en quantique est originaire d’Europe mais part travailler aux Etats-Unis. Les universités disposent d’une offre de qualité en France, concernant quelques milliers d’étudiants par an et 1000 ou 2000 doctorants et post-doctorants, ce qui reste assez faible comparativement à d’autres domaines.
Dans le domaine économique, il s’agit de savoir s’il faut ouvrir le capital des start-ups aux investisseurs étrangers et comment orienter l’usage des technologies produites pour éviter des applications néfastes du quantique pour la société.
Sur le plan géopolitique, les choix opérés par les grandes puissances diffèrent déjà, chacune se spécialisant dans un domaine du quantique. Par exemple, la communication quantique n’a pas été jugée stratégique par les Etats-Unis et l’Europe, tandis que la Chine est leader dans ce secteur : elle a déployé le premier réseau de communication quantique ainsi que le premier satellite quantique en 2017. Ce dernier reste toutefois très peu performant. Le choix fait par les Chinois s’explique par leur volonté de mieux maîtriser leurs outils de cybersécurité. Les outils de physique quantique leur semblent plus faciles à maîtriser que les outils de cryptographie classiques et post-quantiques. Cette protection physique n’est toutefois pas inviolable.
Une innovation responsable est-elle possible ?
Des questions éthiques se posent déjà dans le quantique. Même si la technologie n’est pas mature, il est possible d’anticiper les problèmes qu’elle va poser. Les biais dans l’IA étaient anticipés depuis longtemps, mais ce problème n’a été abordé que très tardivement. Dans le quantique, certains ont commencé à s’y intéresser très tôt. L’objet de ces préoccupations est d’anticiper et d’identifier les cas d’usage qui pourraient avoir des conséquences éthiques (manipulation du génome humain, cybersécurité, usage militaire).
Il existe aujourd’hui une tendance risquée des entrepreneurs et des chercheurs en quantique à « survendre » les produits qu’ils conçoivent pour attirer des investisseurs. Ce faisant, ils risquent de nuire à tout l’écosystème en alimentant les mythes et fantasmes qui se propagent. Il est donc important de les responsabiliser et de les inciter à plus de transparence sur la maturité de leurs technologies.
La Quantum Energy Initiative – une communauté mondiale de chercheurs – souhaite construire l’exemplarité de l’industrie des technologies quantiques. Un des enjeux principaux est de tout faire pour que cette industrie ne soit pas une grande consommatrice d’énergie. En effet, au rythme actuel, il existe un risque d’aboutir à une consommation d’énergie déraisonnable, annulant ainsi toutes les optimisations que ces technologies permettraient par ailleurs. Il est nécessaire d’influencer les concepteurs de technologies pour qu’ils fassent des choix exemplaires aujourd’hui et éviter que l’industrie ne s’engage dans une voie très énergivore. En évitant cela, le quantique pourrait constituer un vrai avantage énergétique.
Un autre enjeu est la diversité dans ce domaine, aussi peu féminisé que les autres pans du numérique, surtout sur les métiers scientifiques et techniques. Malgré tout, des femmes remarquables y jouent des rôles clés, notamment en France.