Comment les technologies numériques publiques peuvent-elles servir la démocratie ?

Comment les technologies numériques publiques peuvent-elles servir la démocratie ?
Article 5/5 du dossier
Publié le 12 septembre 2023
  • Cofondateur de Ispirt, un think tank/do tank indien né à Bangalore qui, avec des centaines de volontaires, a joué un rôle déterminant dans l'aventure de la construction du « stack digital » de l'Inde.
Convaincue qu'on ne peut créer ni démocratie ni prospérité économique dans des plateformes étrangères et privées, l'Inde a choisi de se doter d'infrastructures numériques publiques, très proches de la définition française des services publics. L'État y joue un rôle de régulateur, mais les principes d'égalité, d'ouverture et de soutien à l'économie de marché sont très présents dans le projet de cet « India Stack ».
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Avec cet exemple, nous aimerions démontrer que la technologie publique est un élément positif pour la démocratie et les sociétés libérales. Ces infrastructures sont efficaces pour lutter contre les effets délétères des monopoles et de l’autoritarisme dans le monde numérique.

1. En Inde, une infrastructure numérique publique favorisant l’inclusion économique et sociale.

Accordons-nous tout d’abord sur l’idée qu’un État moderne a trois missions principales : la sécurité, l’État-providence et la facilitation de l’innovation. Cette dernière mission nous intéresse tout particulièrement. Pour encourager l’innovation et veiller à ce qu’elle soit largement diffusée, un État doit s’assurer qu’il existe un marché fonctionnel et, si nécessaire, financer certains biens ou services spécifiques, considérés comme publics ou communs, ce qui signifie qu’ils sont une condition préalable à toute innovation (c’est le cas de l’électricité, par exemple). S’il ne fait aucun doute que la diffusion de l’innovation peut également être assurée par des entreprises privées, comme l’a fait AT&T en 1953 quand cette entreprise a rendu publics ses brevets sur les transistors, l’histoire a le plus souvent montré que le gouvernement a dû intervenir en apportant un financement, comme ce fut le cas avec le DARPA / ARPA qui a financé les débuts d’Internet, le GPS et d’autres innovations fondamentales. Cette décision a été à l’origine de nombreuses innovations aux États-Unis. Nous pensons qu’à notre époque, la société a besoin de technologies publiques pour s’assurer que ces trois missions sont menées à bien dans notre cadre démocratique.

Le concept de technologie publique est fondamental. Il est à distinguer de la technologie privée. La caractéristique de la technologie publique est d’être une infrastructure sur laquelle toutes les autres innovations technologiques peuvent se développer. Cette infrastructure présente les mêmes caractéristiques que les infrastructures « classiques » telles que le rail ou les télécommunications : pour qu’elles soient socialement bénéfiques, elles doivent être construites de manière à maximiser le bien commun. Il est important de noter que si, dans de nombreux cas, cet objectif a été atteint grâce à la propriété de l’État, celle-ci n’est cependant pas indispensable. Tant qu’un contrôle démocratique approprié est mis en place et qu’un seul ou un groupe de quelques acteurs privés ne monopolise pas les intérêts économiques de l’infrastructure, la maximisation de l’intérêt et des biens publics peut être assurée. De cette première « couche » de technologie peuvent émerger des innovateurs privés. Nous pensons que la même architecture est essentielle dans le monde numérique.

C’est ce que nous avons fait en Inde avec notre stack digital. Il se compose de trois couches. L’idée nous est venue grâce à Rajani, une vendeuse de streetfood si pauvre qu’elle devait emprunter de l’argent tous les jours pour s’acheter de quoi cuisiner ses plats. Elle payait un taux d’intérêt exorbitant pour cet argent, sans parvenir à améliorer ses conditions de vie ni à entrer dans l’économie formelle. Notre objectif était de la faire entrer dans le système formel, en lui permettant d’ouvrir un compte bancaire. Compte tenu de sa pauvreté et des coûts fixes des banques, nous avons dû développer des technologies publiques pour y parvenir. Tout d’abord, nous avons créé une première brique permettant à Rajani de prouver son identité et de signer des documents en ligne (eKYC, eSign, que nous appelons « Flow of people »). Grâce à cette identité numérique, les banques ont pu respecter leurs standards en matière d’identification de leur client (KYC), à moindre coût (2 roupies au lieu de 50 en interne). Notre vendeuse pouvait désormais ouvrir un compte bancaire en quelques secondes.

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L’étape suivante consistait à lui permettre d’effectuer des transferts d’argent. Jusqu’alors, toutes les infrastructures de paiement en ligne étaient privées et n’avaient aucun intérêt économique à permettre à Rajani de transférer des montants très faibles. Nous avons donc créé une infrastructure de paiement publique pour permettre ces transferts à moindre coût (UPI, ou « flow of money »). Enfin, il était nécessaire de s’assurer que Rajani puisse enregistrer et stocker ses informations personnelles en toute sécurité, sans aucune influence privée ou étatique. Nous avons donc créé le Digilocker, qui lui permet de transférer librement ses données et donc, par exemple, de changer de banque très facilement (« flow of informations »).

Ce système s’est révélé très efficace : le taux de pénétration des comptes bancaires est passé de 7% à 81% en 7 ans, ce qui aurait normalement pris 46 ans pour un pays en développement comme l’Inde. Grâce à cette infrastructure publique, nous avons intégré des millions de personnes dans le système formel. Cela a également été l’occasion pour l’État d’améliorer la distribution des allocations sociales, puisque des millions de personnes possèdent désormais un compte en banque.

2. Pour prospérer, les infrastructures numériques publiques doivent être protégées des risques économiques et de l’instrumentalisation.

Avec notre stack digital, nous pensons que l’économie devrait être distribuée autour de trois acteurs principaux : le marché, l’État et un tiers responsable du développement des normes et de la maintenance de l’infrastructure numérique publique. Cette position de « coordinateur » est très difficile à tenir, car sa nécessaire neutralité est difficile à assurer. Il doit être indépendant des deux autres entités, et doit en même temps trouver les ressources nécessaires pour faire fonctionner efficacement l’infrastructure. Cette « séparation des pouvoirs » (du moins une meilleure répartition des pouvoirs) est très efficace, car elle pourrait permettre à l’infrastructure numérique publique d’enrayer les défaillances existantes du marché et de garantir le respect des principes fondamentaux de l’internet.

3. Trois risques principaux

Une infrastructure numérique publique prévient ou empêche l’émergence de monopoles (i), lesquels peuvent avoir de graves conséquences pour la démocratie. Aujourd’hui, nos environnements numériques sont entièrement aux mains d’acteurs privés, qui contrôlent de facto des informations relevant normalement de la propriété individuelle (par exemple les données), et orientent selon leur bon vouloir les flux d’informations et de données auxquels les utilisateurs ont accès. Nous pensons que cette situation est contraire aux principes fondamentaux de nos démocraties et de l’internet. Ces acteurs ont brouillé la répartition initiale des rôles : à l’origine, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) étaient censés être l’agent soit de l’utilisateur, soit du fournisseur de contenu. Le modèle économique des plateformes les conduit à agir pour leur propre compte, plutôt que pour le compte de l’un des deux autres. Les conséquences de ce modèle économique sont graves pour la démocratie, en particulier sur les réseaux sociaux.

Sur ces plateformes, les contenus proposés aux utilisateurs ne sont pas choisis en fonction de leurs appétences mais en fonction de métriques qui maximisent les revenus de la plateforme, à savoir l’engagement. D’où une surabondance de contenus extrêmes et négatifs, empêchant tout dialogue apaisé. Avec une infrastructure publique, il est possible de pratiquer la « curation » de contenus et de rééquilibrer les pouvoirs entre plateformes et utilisateurs. Lorsque les données sont hébergées sur une infrastructure publique numérique, ce sont les utilisateurs qui sont propriétaires de leurs données et ces dernières sont protégées de toute atteinte de la part d’un acteur privé ou même l’État (l’infrastructure étant publique mais distincte de l’État). Grâce à ces outils, il serait même possible de donner aux utilisateurs la possibilité de choisir les algorithmes de recommandation qu’ils souhaitent. Cela permettrait de progresser dans la lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux, par exemple. Cela permettrait aussi de revenir aux fondamentaux du marché : un agent sur ce marché serait effectivement un agent au service d’un des acteurs, et ne servirait pas ses propres intérêts. Il nous apparaît important d’avancer sur ces questions, notamment dans les pays en développement où de grands acteurs tentent de prendre le contrôle de toutes les composantes de l’Internet en essayant de devenir à la fois fournisseurs d’accès à l’internet et fournisseurs de contenus, ce qui est contraire au principe de neutralité du net (projet Free Basic de Facebook).

Une infrastructure numérique publique permet également d’éviter les dérives autoritaires (ii) et l’utilisation géopolitique par les gouvernements (iii). L’infrastructure n’étant pas contrôlée par les gouvernements, mais par un tiers neutre et indépendant, ceux-ci ne peuvent pas l’utiliser à des fins contraires aux principes démocratiques. La Cour suprême indienne a confirmé qu’il est possible de maintenir une infrastructure numérique publique sans craindre l’action du gouvernement. Il en va de même en matière géopolitique : si nous voulons que d’autres pays utilisent notre infrastructure numérique, nous devons leur garantir qu’elle est exempte de tout risque d’utilisation à des fins malveillantes par le gouvernement.

4. Le nécessaire développement d’une régulation « techno-juridique »

Ce nouveau type de régulation inclurait deux acteurs clés. Aujourd’hui, les autorités publiques chargées de la régulation et les acteurs du numérique en général ne parviennent pas à dialoguer. En outre, les réglementations et législations mises en place apparaissent souvent trop rigides et parfois inutiles pour apporter une réponse concrète aux besoins de l’écosystème numérique. Nous préconisons l’instauration d’un dialogue soutenu entre les régulateurs publics et les concepteurs d’infrastructures numériques publiques (ou ceux qui ont la volonté d’en construire). L’idée est que ces deux types d’acteurs partagent le même objectif : maximiser les bénéfices des technologies numériques pour la société, tout en respectant strictement les principes démocratiques (concrètement : éviter les monopoles, les dérives autoritaires et anti-démocratiques). Il est donc impératif qu’une discussion sérieuse et franche ait lieu, afin qu’une nouvelle forme de réglementation co-construite et évolutive émerge pour suivre les innovations numériques. Il est également important de veiller à ce que les normes et l’infrastructure ne soient pas construites sans lien avec les aspirations des citoyens et l’intérêt public. Il incombe donc aux deux acteurs de veiller à ce que ces éléments soient correctement pris en compte dans ces conversations.

De telles discussions existent déjà en Inde concernant nos infrastructures. Elles sont difficiles et nécessitent de la volonté et de la pédagogie. Cependant, elles peuvent aboutir à des résultats probants, plus efficaces que la réglementation traditionnelle.

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Sharad Sharma