Expertise et engagement : le pouvoir du savoir

Expertise et engagement : le pouvoir du savoir
Publié le 7 juillet 2022

La crise Covid a reposé dans l’urgence la question du recours politique à l’expertise scientifique. Quel doit être le rôle de l’expert sollicité par les gouvernements pour prendre des décisions touchant l’ensemble de la société ? Comment éviter la confusion des rôles entre experts et politiques ? Un modèle distinguant quatre rôles possibles permet d’y voir plus clair.

Depuis le milieu des années 1990, de nombreuses recherches sur l’expertise (et sur ce qu’elle doit être) ont mis en évidence l’ambivalence de la situation de l’expert engagé, qui oscille sans cesse entre deux mondes, celui du savoir et celui du pouvoir. 

Auprès d’un parti, d’un décideur ou au sein d’une association, l’expert qui s’engage comme avocat de la cause qu’il instruit n’est-il pas un traître à l’idéal de neutralité axiologique que Max Weber a inscrit au frontispice des rapports entre le savant et le politique ?

Le dilemme a pris aujourd’hui une acuité sensible chez les experts « écologues » du climat. Quand les glaciers fondent et que la société, toujours plus inquiète, demande à la science des réponses pour agir, produire des connaissances et plaider pour l’action ne font bientôt plus qu’un. Pour un nombre croissant de climatologues, de biologistes, d’agronomes, particulièrement les plus jeunes, la production de connaissances n’a pas que le savoir pour finalité. 

De nombreux exemples antérieurs résonnaient déjà au demeurant de cette inquiétude. L’historien Matthieu Fulla a par exemple décrit dans Politix l’acuité des débats qui ont pu entourer une supposée « instrumentalisation » politique de l’expertise en économie, à propos des économistes réunis autour de Jacques Attali auprès de François Mitterrand en 1974. « Je ne travaille pas pour l’éternité, je travaille pour le 5 mai”, affirmait, dit-on, Jacques Attali à ses assistants sidérés de la métamorphose.

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Mais est-ce là réellement un dilemme ? Quel idéal régulateur de neutralité serait donc supposé guider notre conception de l’expertise, à l’écart de tout plaidoyer – en somme, dans la tour d’ivoire du savoir-pour-le-savoir ? L’expert « légitime » est-il condamné au superbe isolement de sa bibliothèque ou de son laboratoire, alors qu’en miroir l’ambition d’être « utile » dans l’action et le débat public rimerait avec prosaïsme, au mieux candeur et au pire duplicité – et en tous cas discrédit aux yeux de ses pairs ?

La recherche sur l’expertise, qu’elle soit descriptive ou normative, s’est efforcée de penser cette aporie. Et de produire des typologies plus fines que cette simple opposition binaire. Parmi ces contributions, celle de Roger Pielke Jr dans The Honest Broker en 2007 fait aujourd’hui figure de référence. Pielke identifie quatre rôles « idéaux » qui se différencient à la fois sur l’axe de la science et sur celui de l’engagement : le scientifique pur, l’arbitre scientifique, le militant et le courtier honnête (honest broker) des alternatives politiques.

Le tableau à double entrée propose deux axes de compréhension. Le premier (vertical) concerne les conceptions de la démocratie, selon qu’on se trouve dans un système de confrontation des points de vue au sein d’une élite ou selon qu’on accepte une diversité d’expression des groupes d’intérêt. Le second axe (horizontal) concerne la place de la science dans la société et présente deux polarités opposées : un modèle dans lequel le monde savant se considère comme séparé du monde profane d’une part, et un modèle de « parties prenantes » où toutes les composantes de la société sont impliquées dans le débat sur la connaissance.

Voici la description que Pielke donne des quatre positions que fait apparaître cette matrice :

Le pur scientifique

Cantonné à sa bibliothèque ou à sa paillasse, il cherche à se concentrer uniquement sur les faits, ne prend pas part au débat public et n’interagit pas avec les décideurs. Son domaine est celui de la Wertfreiheit pensée par Max Weber. Cet idéal-type se réfère à une dichotomie entre « faits » et « valeurs » mise en avant ici pour justifier une stricte délimitation de la science et de la politique : la première dit ce qu’il en est du réel pour un observateur détaché, la seconde prescrit ce que doit faire un individu pris dans des circonstances déterminées.

Le militant (issue advocate)

La spécificité de ce type militant, pour Pielke, est que l’expert est saisi par le désir de réduire l’éventail des choix disponibles, souvent à un seul résultat préféré parmi de nombreux résultats possibles. L’instruction des différents scénarios se double alors d’un plaidoyer en faveur de l’un d’entre eux.

L’arbitre scientifique (science arbiter)

Pour Pielke, ce rôle soutient un décideur en fournissant des réponses à des questions qui peuvent être abordées empiriquement, c’est-à-dire en utilisant les outils de la science. Le modèle est pour lui celui des comités consultatifs d’experts, tels que ceux de la Food and Drug Agency (FDA). C’est le type d’experts que la littérature a consacré sous le terme de « regulatory science » et dont Daniel Benamouzig et Julien Besançon ont décrit la structuration en France au tournant du siècle autour du système d’agences sanitaires. En général, les arbitres scientifiques constituent une équipe scientifique au sein d’un organisme ou d’un comité, chargés de répondre à la question posée, tout en restant à l’écart des implications morales et politiques. La science dite régulatrice des agences est censée avoir cette caractéristique, en mettant l’accent sur la qualité et la suffisance des preuves, quelles que soient les implications politiques – bien que certains travaux aient aussi montré que l’indépendance puisse parfois être compromise (Ennser-Jedenastik, 2016). 

Le courtier honnête des alternatives politiques (honest broker)

La véritable contribution de Pielke est de dessiner, à côté des trois premiers profils, la figure d’un expert qu’il appelle « honest broker », ou courtier en connaissances et passeur de la frontière entre science et action. La caractéristique déterminante du courtier honnête est le désir de clarifier, ou parfois d’élargir, la portée des options disponibles pour l’action. En pédagogue déterminé de ce qu’une telle position peut avoir d’ « honnête », Pielke n’hésite pas à utiliser souvent pour analogie les exemples de sites de voyage (comme Expedia) comme exemples de courtiers honnêtes en action : leur objet est d’abord de clarifier les différents choix possibles et la portée de l’action envisagée afin de responsabiliser le décideur.

Les travaux empiriques permettent-ils de retrouver dans la vraie vie les idéaux-types décrits chez Pielke ou dans d’autres efforts de catégorisation du même regitre (Weiss) ? Plusieurs travaux ont cherché à répondre à cette question, en concluant plutôt par la négative. Ceux de Spruijt (Spruijt et al., 2013), en particulier, illustrent que des rôles d’experts aussi distincts existent bien, mais pas d’une manière aussi clairement tranchée que dans les classifications idéales-typiques théoriques. Selon une revue de la littérature (Spruijt et al., 2014), les facteurs les plus importants qui différencient les rôles d’experts sont les suivants : le type de question sur laquelle un expert conseille (niveau d’incertitude/complexité) ; le type de connaissances qu’un expert détient (formation, années d’expérience, objectivité) ; et les valeurs fondamentales auxquelles il déclare adhérer.

Ce que ces efforts de typologisation ont surtout imposé, c’est, avec Pielke, la figure du « honest broker » et, à travers ce modèle, la centralité de l’activité de « traduction » ou de « courtage ». Désormais, l’expert comme « broker » entre science et action fait en un sens office d’idéal régulateur de l’expertise en devenant la référence centrale, par exemple dans les productions du « International Network of Government Science Advice » ou du « International Science Council » ; son président, le néo-zélandais Peter Gluckman, a consacré à la notion un papier récent dans Nature. Il y note :

« L’élaboration des politiques fait intervenir un large éventail de considérations, mais les avis et les données scientifiques sont essentiels pour éclairer les décisions. Cependant, les mécanismes permettant de demander et de recevoir des conseils de la communauté scientifique ne sont pas simples, étant donné que les connaissances nécessaires couvrent généralement plusieurs disciplines des sciences naturelles et sociales. Une fois que les preuves ont été synthétisées de manière appropriée, il reste à assurer une traduction efficace et impartiale auprès de la communauté politique. Le concept de courtage de connaissances s’articule autour d’une compréhension des ontologies, des cultures et des langages de la communauté politique et de la communauté scientifique, afin d’établir un lien bidirectionnel efficace entre les deux. Concrètement, cela signifie qu’il faut s’assurer que les besoins en information de la première sont compris et que le type et la forme des informations offertes par la seconde correspondent à ces besoins. Dans l’idéal, les courtiers de connaissances agissent à l’interface entre les chercheurs/experts et les décideurs pour présenter les preuves d’une manière qui informe les options politiques mais ne détermine pas l’élaboration des politiques.”

On touche donc là à la nécessité de clarifier ce qui se joue dans l’activité de passage, de courtage, ou même de traduction. Pour Gluckman, l’expert engagé dans l’action, auprès du décideur ou avocat d’une cause, conserve toute l’honnêteté scientifique de sa mission d’instruction des problèmes pour peu qu’il sache en distinguer l’activité de traduction qu’il souhaite aussi assumer. Il traduit lorsqu’aux connaissances produites (et à leurs incertitudes) il donne forme d’une manière adaptée aux questions que se pose celui qui veut agir. 

Conceptuellement, la négociation de cette interface implique de se débarrasser enfin de l’idéal régulateur wébérien, d’une tranchée entre « faits » et « valeurs » dans l’activité scientifique – d’entendre le double sens du mot « frontière », lieu de démarcation autant que de porosités et d’échanges – et donc de reconnaître que « les valeurs sont intégrées dans le processus scientifique et la synthèse de la preuve » comme l’écrit Peter Gluckman. La question de la nature de la preuve, le travail d’allégation, la gestion de l’incertitude et enfin l’activité même d’inférence, dont le caractère finalement toujours risqué est au cœur de la méthode scientifique, sont travaillées comme autant de moments de porosité où l’isolement supposé des « faits » sera manifestement une gageure.

Pour autant, en miroir, le défi demeure de savoir comment reconnaître cette porosité tout en prévenant tout risque de politisation de la connaissance, qui a longtemps été souligné par Jasanoff et d’autres.

Quel est alors le guide de conduite de l’expert « broker » ? Si le concept de « courtage » s’est imposé avec Pielke, il ne faudrait pas réduire sa portée à l’apprentissage d’un simple « parler-politique » à l’usage des scientifiques. Avec les travaux de Gluckman, on peut ici en guise de conclusion mettre l’accent sur quelques pistes principes de méthode :

  • L’expertise doit tenir compte de la demande et de la dynamique politique de la question : un courtage efficace nécessite un client politique qui veut des conseils ; le courtier doit tenir compte du but de la demande, de son calendrier, des contraintes de son agenda. Il a le droit d’interroger le cadrage : la bonne question est-elle posée ? Cela signifie parfois que les vraies questions qui auront de la valeur pour la communauté politique peuvent lui être obscures, et nécessitent un travail de cadrage avec les experts.
  • L’expertise saura communiquer les incertitudes, les mises en garde et la fiabilité des preuves, au besoin en utilisant des outils et des illustrations facilement compréhensibles, comme le schéma Numerical Unit Spread Assessment Pedigree (NUSAP) [Van Der Sluijs et al., 2005].
  • L’expert saura identifier et nommer les contraintes qui pèsent de fait sur les allégations scientifiques – l’écart inférentiel entre les connaissances et les conclusions. Au cœur de toute pratique de synthèse et de courtage des preuves se trouve la prise en compte de la « suffisance de la preuve » pour tirer des conclusions. Alors que les scientifiques peuvent prendre leur temps pour recueillir des preuves à l’appui d’une affirmation, les décideurs ne le peuvent pas – ils doivent prendre des décisions basées sur des preuves incomplètes. Le courtier peut aider en signalant des degrés d’appui probant, mais pas de certitude, pour aider le décideur à prendre en considération les conséquences d’une erreur dans l’acceptation ou le rejet de la demande de preuve (Douglas, 2009).
  • L’expert saura aider le décideur à évaluer le niveau de « consensus  ». Le courtage dans le contexte des politiques publiques nécessite également une analyse de la science contestée, pour laquelle on ne peut s’attendre à ce que ni les décideurs ni les politiciens soient des arbitres scientifiques. On attendra aussi de l’expert « broker » qu’il puisse réunir autour de lui des experts des autres types, qu’il anime le travail des experts « arbitres scientifiques » et accueille dans le débat la parole des experts « militants ». Et cela pour que le décideur se repère dans les différentes paroles d’experts, mais aussi afin que la production de connaissances retrouve sa vocation d’éclairer le débat public.

C’est peut-être autour de cette fonction d’animation du collectif des expertises que réside le point le plus saillant de ce qu’apportent aujourd’hui les essais de typologies normatives de l’expertise. A la frontière de la connaissance et de l’action, des faits et des valeurs, des savants et des politiques, il y a une activité de transactions poreuses : l’affaire de l’expert qui se veut à la fois légitime et utile, c’est sa clairvoyance particulière pour les identifier, les rendre manifestes et en animer la productivité épistémique.

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Mélanie Heard

Responsable du pôle Santé de Terra Nova