Mondialisation versus relocalisation
L’auteur relève à juste titre que relocalisation ne rime pas nécessairement avec démondialisation. On oppose en effet volontiers aujourd’hui à une mondialisation qui ferait exploser les inégalités, une stratégie de relocalisation soutenue par des fonds publics. La vérité est que la relocalisation n’est pas un remède miracle à tous nos maux.
Ce n’est qu’une solution parmi d’autres pour assurer notre sécurité d’approvisionnement, aux côtés de la constitution de stocks (pour les biens non périssables), de la diversification de nos sources d’approvisionnement, d’un inventaire à jour des capacités modulaires de production (en cas de pénurie, une usine de parfum ou de produits de beauté peut se mettre à produire du gel hydro-alcoolique…), voire, comme dans le domaine énergétique, de la mise en place de surcapacités de production pour faire face à des situations de crises. L’UE a mis en place une stratégie industrielle qui met à jour la nécessité d’une approche industrielle reposant sur plusieurs piliers et des solutions diversifiées selon les filières.
Il est par ailleurs important de rappeler que la mondialisation, dont le champ dépasse la simple question de l’internationalisation des chaînes de production, peut aussi apporter des solutions. Sur les derniers mois, elle nous a réservé quelques très bonnes nouvelles qui sont aussi (voire plus) importantes pour l’avenir de notre économie que la question des relocalisations : le changement politique aux Etats-Unis (et la chute de Trump, qui n’est pas indépendante du COVID et de la gestion désastreuse de la pandémie sous son administration) a permis un retour au multilatéralisme. Premier succès par exemple : l’accord OCDE sur la fiscalité globale qui instaure un taux minimum d’impôt de 15% sur les entreprises multinationales et permettra de réattribuer quelque 125 milliards de dollars de bénéfices d’environ 100 entreprises multinationales parmi les plus grandes et les plus rentables. Les entreprises multinationales paieront ainsi des taxes dans tous les pays où elles gagnent des revenus. Ces mesures sont de nature à limiter la course au moins-disant fiscal (race to the bottom) et à borner la concurrence délétère que se livraient jusqu’ici de nombreux pays. Au total, ceci fera certainement autant pour les relocalisations qu’une politique industrielle nationale.
Une Europe plus solidaire ?
Avant de juger insuffisant le niveau de la solidarité européenne, il importe de rappeler quelques faits.
Commençons par la stratégie d’achat de vaccins. Le plus gros succès de cette stratégie est d’avoir donné accès aux vaccins à des pays qui, dans leur très grande majorité, n’auraient probablement pas été servis en priorité sur les marchés internationaux. La meilleure preuve de ce succès est la décision des Etats membres de créer l’agence HERA qui pérennise le dispositif d’achats et l’étend au-delà des vaccins (thérapies, tests, équipements de protection et équipements médicaux). Cette agence mettra en place un écosystème de recherche, d’innovation et de capacité de production. Cela renforcera la résilience face aux menaces sanitaires et participera au projet de construction d’une Union désormais proche de l’adoption. De ce point de vue, les leçons de la crise du COVID se sont déjà transformées en changements institutionnels durables. Cela mérite d’être souligné et salué.
Par ailleurs, il est faux de dire que l’Union n’a rien payé et n’a produit aucun effort de mutualisation : elle a notamment payé les options de préachats (vraisemblablement au moins 3 milliards d’euros) qui ont permis aux Etats membres de préempter à temps des quantités qui auraient pu leur échapper. Certes, à la fin, ce sont bien les Etats membres qui ont acheté et payé leurs vaccins, mais il ne pouvait pas en être autrement puisqu’ils avaient la responsabilité des campagnes de vaccination. Les règles budgétaires ont cependant été assouplies pour leur permettre d’utiliser les fonds communautaires pour l’achat.
L’Union européenne a également fait un effort financier très significatif. Au total, le cadre financier pluriannuel et Next Generation EU représentent 1 824 milliards d’euros, soit 1,8 % du revenu national brut (RNB) de l’Union, alors que, dans le cadre financier pluriannuel précédent, beaucoup d’États membres refusaient catégoriquement de dépasser le seuil symbolique de 1 %.
Le plan de relance européen NextGenerationEU est conçu comme « une occasion unique de sortir plus forts de la pandémie, de transformer nos économies et nos sociétés et de concevoir une Europe au service de tous ». Ce plan peut-il être présenté comme trop peu solidaire du fait de l’allocation d’une partie des fonds sous forme de prêts ? C’est oublier la clé de distribution en faveur des pays à bas revenus, et c’est surtout manquer tout l’intérêt d’un dispositif qui consiste à allouer des fonds en tant que soutiens budgétaires, sans restriction d’éligibilité et sans conditions de cofinancement, contrairement aux autres fonds communautaires. Au total, l’utilisation des fonds pour investir dans les transitions numériques et climatiques contribuera à la cohésion des politiques nationales dans l’UE et à la reconnaissance de la notion de biens publics européens.
Nationalisme vaccinal : une réalité, certes, mais comment la dépasser ?
Les vaccins contre le COVID-19 ont été développés et produits à une vitesse sans précédent. Pourtant, plus d’un an après la démonstration de l’innocuité et de l’efficacité de plusieurs vaccins, l’iniquité dans l’accès au vaccin est flagrante à l’échelle mondiale. 4,79 milliards de personnes ont reçu une dose de vaccin, soit 62,4% de la population mondiale. Mais la proportion tombe à 52% au Moyen-Orient et à 15% pour l’Afrique.
Or de tels retards dans la vaccination des continents les moins favorisés sont un risque sanitaire pour toute la planète, parce qu’ils favorisent l’émergence de variants là où la couverture vaccinale est faible. Et ils ont aussi un coût en termes humains et économiques. Le Covid devrait réduire le PIB mondial de 12 000 milliards de dollars en 2020 et 2021, selon les projections du FMI, ce qui représente environ 500 milliards de dollars par mois. Sans compter les pertes dues à l’interruption des investissements dans la santé et l’éducation.
Conçue comme une réponse mondiale à ces enjeux, l’initiative Covax – le système d’accès aux vaccins mis en place par Gavi, une alliance formée dans le but d’accroître l’accès à la vaccination, rassemblant le CEPI et l’OMS – présente un bilan encore mitigé. Les livraisons dans les pays à faible revenu ont considérablement augmenté, dépassant désormais le milliard de doses.
Mais les pays récipiendaires, de même que l’OMS et Covax ont déploré l’opacité des processus de commande et les livraisons tardives de lots de vaccins proches de leur date de péremption. L’industrie a répondu à ces critiques en faisant valoir le frein de l’hésitation vaccinale dans les pays récipiendaires. Une assertion que contestent clairement les militants de l’équité vaccinale, les pays concernés et les autorités sanitaires mondiales.
Les données disponibles montreraient que les pays à faible revenu n’ont administré que la moitié environ des doses reçues, ce qui suggère que certains pays éprouvent des difficultés à absorber les approvisionnements qu’ils ont reçus.
Une réalité que Kate O’Brien, directrice du département des vaccins de l’OMS, explique sans langue de bois : « Il ne suffit pas de simplement indiquer le nombre de doses envoyées », a-t-elle déclaré au Financial Times, notant qu’il y avait également une pénurie de seringues et que différents vaccins avec des exigences différentes en matière de chaîne du froid rendaient les déploiements très difficiles. « Si vous vouliez vraiment permettre et faciliter le déploiement d’un programme de vaccination de masse le plus rapidement possible, vous ne le concevriez pas comme ça. »
Le succès limité de Covax est l’un des arguments qui appuient la demande d’une levée des brevets à l’OMC, pour permettre la montée en charge des capacités de production mondiales. Ainsi pour Pauline Londeix, les pays riches « se servent d’abord et voient ensuite ce dont les pays pauvres ont besoin, sans aucun plan. Ce n’est pas une stratégie de santé mondiale. (…) Une pandémie suppose une réponse globale, coordonnée ».
Mais à côté des discussions qui patinent sur une telle levée temporaire des brevets sur les vaccins Covid, des propositions pour établir enfin un cadre de coordination globale de préparation aux pandémies sont désormais sur la table. Qu’il s’agisse des travaux du G20 (Financing Global Commons for Pandemic Preparedness and Response) ou de la toute récente résolution de la World Health Assembly pour entamer un processus de négociation en vue d’un traité de préparation aux pandémies, la réflexion sur la santé globale est aujourd’hui à un tournant historique.
Un bien public mondial
La pandémie de COVID-19 a rappelé au monde que la santé, en particulier la lutte contre les maladies infectieuses, est un bien public mondial, au même titre par exemple que la paix, la stabilité financière ou la protection du climat. Les biens publics sont des biens qui sont à la fois non-rivaux, c’est-à-dire que la consommation n’épuise pas le bien, et non-exclusifs, c’est-à-dire que l’accès n’est pas contraint par le fait d’avoir contribué à leur production. Pour organiser la gestion d’un bien public mondial, il faut penser un cadre de coopération, des engagements financiers et une gouvernance qui lui sont propres.
Certains biens publics, comme c’est le cas pour la prévention et la réponse aux pandémies, comportent un fort niveau d’externalités. Chacun a bien compris la portée de l’axiome selon lequel « nul n’est en sécurité tant que tous ne le sont pas » et son application à la nécessité d’une équité vaccinale mondiale. Les projecteurs ont été braqués ces derniers mois sur une réalité que, déjà, face au VIH, la lutte pour l’accès aux antirétroviraux au Sud avait rendu patente au tournant des années 2000 : le devoir de solidarité des pays riches à l’égard des autres est un impératif moral – mais il se trouve que l’argument moral se double opportunément d’arguments d’utilité. Chacun a un intérêt à ce que tous soient protégés. Il n’y a pas d’ambiguïté sur le fait que l’équité d’accès au vaccin au niveau mondial n’est pas seulement un enjeu de philanthropie, mais aussi d’interdépendance et d’intérêts bien compris.
Comme il n’existe pas de gouvernement mondial pour assurer le financement qui permette de sécuriser ces fonctions, les pays doivent rechercher des mécanismes de collaboration. La gouvernance mondiale en matière de santé est un paysage fragmenté, avec des réseaux multiples et, comme détaillé en 2020 dans une note de Terra Nova avec le think tank Santé mondiale 2030, une complexification croissante depuis les années 1990, autour d’une OMS parfois critiquée pour son manque d’indépendance. Quant aux mécanismes de financement, ils sont complexes, avec notamment les contributions obligatoires de l’OMS, mais aussi les logiques verticales de programmes par pathologie ou les initiatives philanthropiques telles que par exemple GAVI pour la vaccination, capables d’attirer des fonds de l’aide publique au développement, ou encore le CEPI pour regrouper les recherches sur les vaccins contre les infections émergentes.
Tout l’enjeu aujourd’hui, au-delà de la dénonciation de l’égoïsme vaccinal, est de repenser les conditions de l’action collective pour permettre l’émergence d’un cadre mondial de préparation aux pandémies. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter l’aide au développement et les financements de l’OMS mais de mettre en place des mécanismes communs de gestion et de financement des biens publics.
Dans le cadre du G20, un certain nombre de propositions ont été mises sur la table autour d’un panel de haut niveau (Financing Global Commons for Pandemic Preparedness and Response) qui a élaboré un référentiel d’action précis pour rénover la gouvernance et les mécanismes de financement de la santé globale. Le référentiel impose de distinguer quatre grandes fonctions sur lesquelles une coordination mondiale est nécessaire :
- La fonction de surveillance et d’alerte ;
- Le renforcement des systèmes de soins et leur capacité de résilience ;
- La sécurisation des ressources ou fournitures médicales et des capacités de production pour une montée en charge réactive ;
- La possibilité d’une action collective réactive adossée à des mécanismes de gouvernance et de financement robustes.
La thèse qui paraît s’imposer à la faveur des leçons du Covid est que ces différentes fonctions sont aujourd’hui sous-financées au niveau global en l’absence de coordination réelle. La fragmentation de la gouvernance et des sources de financement entrave la confiance et les capacités d’action collective.
L’injonction morale à la solidarité ne suffit pas à empêcher le nationalisme en matière de vaccins. La pédagogie des intérêts mutuels bien compris est également en-deçà des besoins. Comme l’a montré l’économiste Michael Kremer (prix Nobel 2019 avec Abhijit Banerjee et Esther Duflo) : « Dans le langage de la théorie des jeux, pour modifier le comportement des gouvernements nationaux en cas de pandémie, il faudra changer le jeu auquel ils jouent en modifiant le stock mondial de vaccins. Vacciner le monde entier en quelques mois affaiblirait considérablement les incitations des gouvernements à constituer des stocks et à restreindre les exportations. Même si les pays vaccinaient d’abord leurs propres populations, les délais pour le reste du monde seraient beaucoup plus courts ». Pour y parvenir, une action collective coordonnée est nécessaire pour financer en amont des investissements communs massifs dans des capacités de production réactives qui sécuriseraient les approvisionnements en fournitures et la production des vaccins. C’est un changement de paradigme dans la préparation et la gestion des pandémies.