Débat

Le programme économique de la NUPES

Le programme économique de la NUPES

Le programme économique défendu par Jean-Luc Mélenchon dans la campagne de 2022 a-t-il des chances de convaincre au delà de son propre camp ? Le choix d’une forte dépense publique est justifié par des retombées économiques largement positives. Excès d’optimisme ? Un débat que la Gauche ne peut esquiver.

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Publié le 18 mai 2022

Politique économique à gauche : la grande peur de gagner

La gauche de gouvernement doit survivre mais gagner et appliquer le programme économique de l’« Union Populaire » la ferait encore plus sûrement disparaître dans un désastre prévisible. Le programme de dépenses publiques et de hausse de la fiscalité des entreprises porté par l’Union Populaire n’a rien à voir avec l’expérience de 1981, souvent citée en exemple par les intéressés. Sept fois supérieur en proportion du PIB, il se traduirait immédiatement par une explosion des déficits publics et du chômage et par une dynamique insoutenable de la dette publique. Les marchés financiers anticiperaient le retour de la crise des dettes publiques du début des années 2010. Au bout de quelques mois, le gouvernement de l’Union populaire serait contraint au « choix de Tsipras ». Se soumettre à un plan d’austérité sans précédent et quémander le soutien de nos partenaires, ou bien entrer dans le chaos de la sortie de l’euro qui provoquerait un infarctus économique : redénomination de toutes les créances et de toutes les dettes, effondrement des banques, défaut de l’Etat et faillites en chaîne dans le secteur privé.

Il faut souhaiter que le paysage politique issu de l’élection présidentielle de 2022 ne soit pas durable. Car la politique est une bataille de récits : si dans un jeu à trois blocs, deux populismes, dont l’un est fasciste, contestent un parti centriste libéral professant la fin du politique et soutenu essentiellement par les personnes âgées et les catégories les plus éduquées, il y a fort à parier que des forces populistes gagneront un jour, avant qu’elles aient pu mûrir une proposition politique susceptible au moins d’éviter le chaos.

Toute notre sympathie va à tous ceux, quels que furent leurs choix antérieurs, qui vont tenter, dans les prochaines années de faire ce qui se fait dans toutes les grandes démocraties : présenter au pays des alternatives claires et crédibles inspirées des grands récits mobilisateurs, et particulièrement de celui que porte la gauche : égalité réelle, redistribution des revenus, mise à contribution des grands patrimoines, défense de la Sécurité sociale et des services publics.

Nous comprenons très bien que le problème de la gauche de gouvernement (EELV, PS, PCF) est aujourd’hui de survivre. Certes, elle n’a pas beaucoup travaillé. Elle a laissé une grande partie de son électorat urbain et de ses dirigeants s’intégrer dans la coalition centriste sans lui répondre autrement que par des anathèmes. Elle s’est divisée sur des problématiques artificielles, y compris parfois celles importées de la droite de la droite, de sorte que ceux qu’elle aurait dû défendre, – les jeunes, les pauvres, les banlieues, les victimes de discriminations… – se sont retrouvés dans le récit politique de La France Insoumise (qui, soit dit en passant, a été l’exécutant paradoxal de la « stratégie Terra Nova » de 2011 que tout le monde décrie). Tout cela explique l’échec, mais ne mérite pas la disparition.

Même s’il était anticipé, l’effondrement de 2022 a donc provoqué une réaction de panique et l’exécution à la hâte d’une stratégie consistant d’abord à… se faire réadmettre dans les défilés : après avoir été incapables de s’effacer devant leur représentant le mieux placé, les partis de la gauche de gouvernement ont subi le « dilemme du prisonnier » et engagé un par un, sans coordination, une négociation en situation d’extrême faiblesse avec ceux qu’ils brocardaient très agressivement quelques jours plus tôt. Il en est résulté non seulement un accord électoral, qui peut s’expliquer, mais aussi, à quelques oxymores près ajoutés ici et là, un alignement sur les positions programmatiques de LFI.

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C’est ce dernier point qui nous paraît devoir être passé dès aujourd’hui au tamis de la critique, afin que cet alignement ne s’installe pas dans la durée. Car, si nous ne savons pas combien de sièges pourront être sauvés par la manœuvre, il semble clair qu’à moyen terme la gauche de gouvernement disparaitra encore plus sûrement si elle renonce aux deux acquis des présidences de François Mitterrand : l’héritage européen et la preuve apportée de la capacité de la gauche à gouverner dans la durée. Et plus clair encore que si la « NUPES » venait à gagner et à exécuter ses engagements, il s’ensuivrait à terme rapide un désastre économique qui priverait pour longtemps la gauche de toute prétention à exercer le pouvoir.

Prenons donc au sérieux le programme de l’Union populaire et tentons d’imaginer ce qui se produirait s’il venait à être appliqué. Pour en juger, nous sommes obligés de nous fonder sur le programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon, le programme de la NUPES, promis pour le 11 mai « au plus tard », n’ayant toujours pas été rendu publique au moment où nous finissons ce papier (18 mai). L’accord électoral ayant consisté pour l’essentiel à faire adopter le programme de La France Insoumise à ses alliés, cette hypothèse reste cependant la plus vraisemblable, comme en témoignent les communiqués de presse publiés par les différentes parties.

Ni la situation politique, ni la situation des finances publiques françaises ne sont comparables à celle de 1981

Les défenseurs de la stratégie de l’union de la gauche veulent appliquer le modèle mitterrandiste qui a permis de conquérir le pouvoir à partir du Congrès d’Epinay.

Notons déjà que les dynamiques et les forces en présence étaient très différentes. Le programme commun de 1972 a été négocié pied à pied, « à froid », en milieu de cycle électoral, entre deux partis d’audience comparable, pendant toute l’année qui a suivi le congrès d’Epinay. Les questions de défense, de périmètre des nationalisations, d’alliances internationales, de pouvoir dans l’entreprise ont fait l’objet de discussions âpres et de remises en cause à peine l’encre de l’accord séchée. Et ce n’est qu’après qu’il fut devenu clair que la vision proposée par le PCF de l’époque ne prendrait pas le dessus que les électeurs ont consenti à donner une majorité à une alliance qui, sur le plan programmatique, s’était déjà rompue.

De plus, ni la situation de départ des finances publiques, ni la taille de la « relance » proposée ne correspondent à ce qui a été tenté en 1981.

En 1980, la France avait une dette représentant 21% du PIB, contre 113% à la fin de 2021.

En 1980, la France partait d’un déficit presque nul (0,4% du PIB), contre 6,5% de déficit en 2021. Même en retranchant la perte de recettes et le surcroît de dépenses conjoncturels liés à la crise sanitaire, le déficit structurel est estimé aujourd’hui autour de 4 à 5 % du PIB par les grandes institutions internationales.

La relance de 1981/1982 a augmenté le déficit de 2,4 % du PIB, pour le porter à 2,8 %, moins de la moitié du déficit actuel. Ceci résultant, avant des enchainements économiques plutôt défavorables, d’une hausse des dépenses de l’ordre de 2% du PIB, légèrement compensée par une hausse assez modérée des prélèvements (0,7 % du PIB), répartis également entre les ménages (ISF et hauts revenus) et les entreprises (cotisations sociales). Hors la hausse du Smic, l’impact du plan sur la compétitivité des entreprises était donc assez modéré.

Malgré cette dimension qui apparait presque conservatrice au regard du débat politique actuel, le plan, exécuté en l’absence d’union monétaire, s’est heurté à la dégradation rapide des comptes extérieurs et, après trois dévaluations en deux ans et un contrôle des changes pesant et guère efficace, a conduit en 1983 au « tournant », ou à la « parenthèse » de la rigueur. Parenthèse qui a dû se refermer un jour, sinon nous ne serions pas à 113 % de dette publique, ni à un volume de dépenses publiques représentant 59 % du PIB contre 46 % en 1980.

Les ordres de grandeur de la relance se trouvant dans le programme de l’Union populaire sont d’un tout autre calibre : l’institut Montaigne, qui a procédé à une quantification homogène des programmes des différents candidats, évalue à 332 mds par an, soit 13 % du PIB (250 mds selon le candidat, ce qui n’est pas si éloigné) les dépenses annuelles supplémentaires induites par le programme. Ce sont essentiellement des dépenses reconductibles, la plus grosse ligne venant du rétablissement de la retraite à 60 ans après 40 ans de cotisations (86 mds), les autres de dépenses de transferts sociaux ou de coûts de personnel des administrations publiques, pour l’essentiel reprises dans les accords de la NUPES.

En dépenses, la relance proposée par Jean-Luc Mélenchon est donc environ 7 fois supérieure à celle de 1981, avec des comptes publics de départ infiniment plus dégradés.

Côté recettes, l’Institut Montaigne diverge davantage des estimations du candidat, le programme de l’Union populaire comprenant, comme celui de tous les candidats d’ailleurs (les dépenses sont des engagements certains, les recettes ou les économies des positions de principe générales) des estimations beaucoup moins étayées, faisant une large place à un espoir de lutte contre la fraude ou la mise en place de prélèvements pour des montants dont le calcul n’est pas détaillé, mais qui paraissent difficiles à atteindre (hausse de 20% de l’impôt sur le revenu, doublement du rendement des droits de succession-nous avons proposé ici des ajustements significatifs, mais les rendements nous paraissent irréalistes) ou se traduiraient immédiatement par une disparition, ou une forte diminution de l’assiette (18 mds à prélever sur les « multinationales », soit 50 % du rendement 2020 de l’impôt sur les sociétés, 9 mds sur la taxe sur les transactions financières). Mais là n’est pas l’essentiel : ces projets de hausses d’impôt ne financent qu’une cinquantaine de mds sur 300 de hausse de dépenses.

Beaucoup plus sérieusement, une autre cinquantaine de mds vient de la hausse des prélèvements sur les entreprises, en particulier ceux assis sur les salaires. L’Union populaire, outre l’abolition de toutes les réformes du marché du travail des deux derniers quinquennats, souhaite ainsi remettre en cause tous les allègements de cotisations sociales et d’impôts de production mis en place depuis 10 ans (39 mds), et au-delà augmenter les cotisations sociales de 17 mds. Le choc envisagé sur la compétitivité-prix des entreprises, en sus du choc règlementaire, est donc de 56 mds, soit 2,2 % du PIB, 6 à 7 fois celui de 1981/82.

Pour les salariés au SMIC, la suppression des allègements de cotisations intervenus depuis 2012 se traduirait à elle seule par une hausse de 14 points du coût du travail (en % du salaire brut).

Déficits et chômage : qu’attendre de l’expérience ?

Les économistes doivent être extrêmement modestes dans l’application des modèles économétriques, fortement perturbés par la crise pandémique récente, qui a profondément modifié les comportements de travail, d’investissement, d’épargne, de mondialisation des chaines de valeur et de mouvements de capitaux. Les questions de savoir quel est le potentiel de production inemployé qui peut être mobilisé par une politique de relance ponctuelle, à quel niveau la dette publique peut provoquer une spirale de défiance, quelles sont les parts respectives de la compétitivité-prix et des autres facteurs, font donc l’objet de beaucoup de débats légitimes qu’il est vain de chercher à trancher en appliquant les modèles décrivant les expériences passées.

Mais il ne s’agit pas ici d’une proposition de relance ponctuelle, par l’investissement ou par la consommation. Il s’agit de tracer la perspective d’une augmentation massive des dépenses renouvelables tous les ans, indépendamment de la conjoncture, à partir d’une situation de dette et de déficits historiquement élevée, se traduisant par une explosion du déficit structurel, parallèlement à une modification profonde de l’environnement de compétitivité des entreprises.

Dès lors, sans appliquer de modèles, nous nous limiterons à partir de quelques constations qui nous paraissent difficiles à réfuter :

  • les déficits budgétaires doivent être financés, soit en levant de la dette, soit en émettant de la monnaie ;
  • sur la deuxième option, force est de constater que les menaces aujourd’hui sont passées plus du côté de l’inflation que de la déflation, de sorte que le consensus des politiques monétaires de tous les pays du G7 n’est pas favorable au financement par « la planche à billets » ;
  • le déficit de la balance courante qui exprime aux bornes de la Nation la différence entre « l’argent qui sort » et « l’argent qui rentre », doit lui aussi être financé. Par l’étranger, par définition. Il se trouve à un niveau structurellement déficitaire (- 0,7 % du PIB en moyenne entre 2010 et 2019), a été fortement aggravé par la crise (- 1,9 % du PIB en 2020) et on sait qu’une politique de relance de la consommation aggrave ce déficit (de l’ordre de 0,5 point après 2 ans pour une relance budgétaire de 1 point de PIB d’après le principal modèle utilisé par Bercy) ;
  • même si le mouvement de mondialisation de la production paraît sur le point de se ralentir, nous vivons encore dans des économies ouvertes, où nous importons et exportons environ 30 % de notre PIB, ce qui place une économie comme celle de la France dans une situation de connectivité avec le reste du monde très différente de celle des Etats-Unis ou de l’Union européenne prise dans son ensemble (environ 10 % du PIB). Il en résulte qu’une part plus importante des politiques de relance menées en solitaire bénéficie à des opérateurs étrangers, et que les politiques de protection nationale sont beaucoup plus difficiles à mettre en place sans rompre des chaines de valeur intégrées ;
  • les entreprises du secteur exposé à la concurrence internationale sont sensibles à leur compétitivité-couts (entre autres). Celles du secteur abrité peuvent plus facilement transmettre leurs hausses de couts dans les prix aux particuliers, mais il en résulte une hausse de l’inflation, et, à budget constant, une diminution des quantités consommées.

Rien de tout cela ne mobilise de doctrine économique ni d’idéologie politique. C’est juste de la comptabilité, ou l’application des modèles les plus simples d’offre, de demande et de prix.

Si l’on rajoute 13 % du PIB en dépenses au déficit d’environ 5 % attendu en 2022, même en appliquant diverses hausses d’impôts, il est difficile d’imaginer ne pas finir entre 10 et 15 % de déficit structurel, qu’il faudra financer en augmentant d’un même montant chaque année le niveau de la dette.

Précisons que sortir de la comptabilité pour basculer dans les projections macroéconomiques ne changerait pas fondamentalement l’équation budgétaire. Pour limiter l’effet sur le déficit, les Insoumis comptent sur l’effet « multiplicateur » keynésien de la relance, qui en stimulant l’activité permet de générer des recettes à court terme. En retenant une hypothèse standard (1 % de hausse des dépenses élève le PIB de 0,8 % en moyenne à court terme), qui ne s’applique que dans la mesure où l’économie dispose de capacités de production inemployées mobilisées par la demande nouvelle (et non sur un choc de 10% du PIB), cela permettrait d’« auto-financer » seulement 50 % du coût du programme… et pendant quelques années seulement, car l’effet multiplicateur s’estompe au bout de 4 à 5 ans selon la plupart des modèles, une fois que les salaires et les prix s’ajustent. Le déficit public resterait donc supérieur à 10 % du PIB en fin de quinquennat en toute hypothèse.

Ces niveaux de déficit n’ont pas beaucoup d’équivalent dans l’histoire récente. Certes, les Etats-Unis ont dépassé trois fois dans les 40 dernières années le niveau de 10 % de déficit (2009, 2010, 2020) pour faire face à des crises systémiques, sur des programmes de dépenses exceptionnelles, et en redescendant ensuite à un niveau plus « habituel ». Ils ont pu le faire en émettant une monnaie qui est la monnaie mondiale, dans une économie beaucoup moins dépendante des échanges internationaux. Et quand ils l’ont fait en 2020, en soutenant le revenu des ménages sans que la production en contrepartie suive le même chemin, il en est résulté une inflation massive –  près de 9 % actuellement en rythme annuel, alors même que l’économie américaine est moins sensible au choc de la hausse des prix de l’énergie et des matières premières –, ce qui a repris aux ménages le pouvoir d’achat distribué sans contrepartie. Cela s’est passé sans drame, grâce aux privilèges de la situation américaine.

Pour le reste, les pays jouissant d’une indépendance monétaire ont été précipités dans le chaos économique bien avant d’atteindre ces niveaux de déficit. L’Argentine a tourné à 6 ou 8 % de déficits avant de s’effondrer. Le Venezuela de Chavez a produit 10–15 % de déficits, avec les résultats qu’on connait. Cuba aussi.

L’exemple le plus pertinent reste néanmoins celui de la Grèce, qui a enregistré des déficits publics assez structurels, autour de 5 %, puis 10 % du PIB dans les années 2000 et au début des années 2010, tout en truquant ses comptes publics pour afficher une meilleure conformité. La révélation des déficits passés et l’accès au pouvoir d’un parti engageant un programme pour les augmenter a conduit à la crise de 2015. Notons que la Grèce n’a pu développer cette addiction aux déficits publics et cette dette qu’à l’abri de ses trucages statistiques mais surtout de son intégration dans l’Union économique et  monétaire européenne, qui a conduit les investisseurs à la financer pendant longtemps à des taux proches de ceux de l’Allemagne. Précisons que cette anomalie temporaire n’a été possible que parce que la Grèce est petite au regard de l’Union, qu’elle affichait un engagement indéfectible et transpartisan à rester dans la zone euro et que les investisseurs vivaient dans l’idée, qui s’est avérée partiellement erronée, qu’en cas de problème, « les autres paieront ».

Dans le cas de la France de l’Union populaire aussi, il faudra financer le déficit budgétaire en plaçant des emprunts d’Etat, en plus du renouvellement des tombées de dettes, et le déficit extérieur en attirant des capitaux de l’étranger.

Cela se fera dans une situation où l’expérience grecque a instruit les investisseurs qu’on pouvait enregistrer des défauts sur une dette d’Etat européenne ; où l’engagement transpartisan en faveur de l’intégration européenne sera pour le moins mis en doute ; et sur une taille beaucoup moins à la mesure d’une solution à base de transferts des autres pays de l’Union, si tant est que le gouvernement français élu accepte un jour de s’engager dans un plan de redressement en contrepartie de ces aides.

Et ce d’autant plus que c’est l’ensemble du tissu productif qui serait fragilisé. Comment les entreprises réagiront-elles, en effet, à la hausse massive des cotisations sociales, jointe à la remise en cause des réformes du marché du travail ? Eh bien, elles s’adapteront, en tentant de préserver leur compétitivité-coût, et donc en réduisant les effectifs, et les salaires réels.

Il ne nous a pas échappé que ce point peut ne pas faire consensus dans la nouvelle gauche de gouvernement, qui malheureusement n’a pas osé revendiquer le succès des réformes engagées dans la seconde partie du gouvernement Hollande (CICE, lois Macron, lois travail), et que le quinquennat d’Emmanuel Macron n’a fait que compléter.

Même si l’idée d’une réaction de l’offre et de la demande aux prix est assez universellement acceptée en économie, beaucoup voudraient que les lois universelles s’arrêtent aux portes du marché du travail. Et donc, que si quoi que ce soit est 10 % plus cher, on cherchera à s’en passer un peu plus…mais pas le travail. Ou que si les procédures de divorce sont incertaines et coûteuses, ou peuvent dans des cas extrêmes ruiner un conjoint, on se mariera moins… mais cela ne s’applique pas à l’embauche.

Les études économétriques, qui utilisent des modèles, tentent de faire une analyse contrefactuelle de ce qui se serait passé hors CICE, et combien d’emplois n’auraient pas été créés si les moyens alloués l’avaient été ailleurs (240 000 emplois dans l’analyse la plus récente). Ce qui ne prend en compte ni les effets de confiance, ni les effets des évolutions purement règlementaires.

Mais regardons plus simplement ce qui s’est passé depuis la mise en place de ces réformes : le chômage a baissé, essentiellement par l’effet de la hausse des créations d’emplois dans le secteur marchand ; ces créations d’emplois dans le secteur marchand ne sont pas le résultat de la croissance, puisque la croissance dans la période 2016/2021 est la même que dans la période 2011/2015 ; elles ne sont pas l’effet d’une plus grande précarisation, puisque la part des créations d’emplois en CDI s’est accrue.

Part des CDD dans les embauches (Dares)

Notons que l’amélioration de l’emploi n’a rien à voir avec « la reprise ». Ce qui s’est amélioré, c’est le « contenu en emploi de la croissance », autrement dit le nombre d’emplois créés par point de croissance.

Pour dire les choses en positif, on a « partagé le travail ». En négatif, on a réduit les progrès de productivité. Ce sont des mécanisations qui ont été différées, des nouvelles activités qui ont été lancées sans savoir si elles deviendraient rentables, des délocalisations qui ne se sont pas faites, des « petits boulots » qui ont trouvé une demande solvable à un prix raisonnable, des sureffectifs temporaires que les entreprises ont choisi de garder parce qu’elles gardaient confiance dans l’avenir, des gens qu’elles ont préféré adapter à des tâches nouvelles plutôt que les remplacer. Ce mouvement est massif. On veut qu’il n’ait rien à voir ni avec la baisse du coût du travail financée par le contribuable, spécialement du travail non qualifié, ni avec les conditions de séparabilité. Mais avec quoi, alors ?

Toujours est-il que si le mouvement repart dans l’autre sens, en pire, on peut parier que le progrès des gains de productivité et les délocalisations reprendront de plus belle. Récemment, l’OFCE a ainsi estimé qu’une utilisation « normale » de la main d’œuvre – qui correspondrait à un retour à la durée du travail et aux gains de productivité d’avant-crise – porterait le taux de chômage à 9,9 % en France, contre 7,4 % fin 2021.

Les entreprises tenteront un arbitrage sur l’emploi et la productivité, un autre sur les salaires réels. Face à la hausse des cotisations sociales employeurs, elles chercheront, autant que faire se peut, à réduire les salaires, ou du moins à les sous-ajuster par rapport à l’inflation, pour maintenir dans des limites supportables la hausse du coût du travail. Car il ne faut pas que les lamentations du MEDEF nous fassent oublier ce que disait autrefois très justement la CGT : ce sont bien les salariés qui, sur le moyen terme, « paient » les cotisations sociales employeurs, qui représentent la part différée de leur salaire ; quand il arbitre entre une machine et un salarié, ou entre un salarié français et un salarié étranger, c’est le coût total du salaire que l’employeur utilise – salaire ou cotisations sociales, peu lui chaut, c’est le total qu’il cherche à contrôler, ou qu’il compare à des solutions d’implantation ou de mécanisation alternatives.

Notons que les deux boucles s’entretiennent. Plus il y a de chômage, plus les employeurs sont en position de force pour ne pas répercuter l’inflation dans les salaires.

Le Gouvernement de l’Union populaire devra donc affronter les crises européennes, financières et monétaires qui l’attendent, en étant précédé d’une réputation d’affections bolivariennes assez exotique ; affligé d’un déficit jamais expérimenté, entièrement structurel, et donc d’une dynamique explosive de la dette publique ; et avec un chômage accru et un pouvoir d’achat réduit dans le secteur privé qui limiteront encore la base taxable et accroitront le mécontentement. Et c’est là que l’attendront nos partenaires européens et un Président de la République faiblement coopératif, et qu’il devra faire le « choix de Tsipras » : la soumission ou le chaos.

Mais pourtant, le « quoi qu’il en coûte »…

Tout cela est injuste et exagéré, objecterez-vous, regardez Macron : il a fait le « quoi qu’il en coûte », la dette a augmenté sous son quinquennat de 98 % à 113 % du PIB, les déficits publics ont connu une pointe à 8,9 % du PIB en 2020, et nous ne sommes pas morts. Il a même gagné les élections, après avoir distribué plus d’argent qu’aucun de ses prédécesseurs, et plutôt dans la deuxième moitié du mandat, c’est-à-dire avant les élections, que dans la première. Pourquoi pas nous ? C’est injuste, en effet.

Certes, à bien des égards le quinquennat passé a détérioré la situation des finances publiques, et nous avons ici critiqué les allègements fiscaux pérennes, notamment sur le capital, et les dispositions du plan de relance qui, en France plus qu’ailleurs, notamment par l’utilisation mal calibrée des prêts garantis par l’État (PGE), fonctionnent comme des « subventions au capital en place » et vont entraver pendant longtemps la relance de l’investissement. Mais la situation est fondamentalement différente :

– la période COVID correspondait bien sûr à une situation absolument exceptionnelle, comme il ne s’en produit qu’une fois par siècle, où il importe que l’Etat intervienne massivement pour maintenir en état le potentiel productif, matériel et humain, alors que c’est lui-même qui décide d’arrêter l’économie pour des intérêts sanitaires supérieurs, provoquant une récession inconnue dans l’histoire en temps de paix ;

– en l’absence de mesures de soutien pour les entreprises et les ménages, la dette publique aurait augmenté plus fortement encore en raison de la baisse des recettes publiques liée à l’effondrement de l’activité : la dette covid a donc été considérée à juste titre par les marchés comme un investissement rentable ;

– les dépenses engagées pour maintenir l’appareil productif (chômage partiel, indemnisation des coûts fixes des entreprises, plan d’investissement pour la relance européenne) sont pour l’essentiel des dépenses non reconductibles : elles pèsent une fois pour augmenter la dette, mais pas du même montant les années suivantes ;

– tous les Etats développés, peu ou prou, ont réagi de la même manière, et dégradé les dettes publiques dans des proportions comparables, de sorte qu’aucun arbitrage des marchés monétaires ou des marchés des taux ne pouvait précipiter un pays particulier dans une crise financière ;

– et de toutes façons, la plus grande part de la dette publique émise pendant cette période, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, a été financée par les banques centrales, c’est-à-dire par la création monétaire, dans une période où le risque d’effondrement déflationniste le justifiait.

Cela est interdit à l’émission par les Traités européens, mais la BCE a contourné la difficulté en rachetant des dettes d’Etat sur le marché secondaire. Fin 2021, la BCE détient 24 % de la dette publique francaise et 29 % pour la seule dette émise par l’État.

D’ailleurs, est-ce vraiment de la dette ? Le système européen des banques centrales, même s’il est géré de façon indépendante, est une filiale à 100 % des Etats. Quand l’Etat français doit 684 mds à la Banque de France, il se les doit à lui-même ; les intérêts qu’il paie à la Banque de France sur la monnaie qu’elle a créée pour financer son déficit lui reviennent sous forme de dividende et d’impôt sur les sociétés. Dans tout système comptable un peu structuré, ou dans la comptabilité des groupes privés, cette dette serait « annulée en consolidation ». Elle n’existerait juste pas.

Autrement dit, notre « vraie » dette, celle qui est due par l’Etat à des investisseurs étrangers ou des Français, celle dont le contribuable paie les intérêts sans qu’ils reviennent en dividendes, n’est pas de 113 % du PIB mais de 85 % du PIB. Entre les deux, il n’y a pas de dette, mais de la monnaie créée. Ou comme le dit très justement Patrick Artus, « il n’y a pas de dette Covid, il n’y a que de la monnaie covid ». Certes, l’émission de cette monnaie est entre les mains d’une institution publique indépendante, qui peut décider d’annuler sa création monétaire, soit en revendant la dette achetée (aucune intention en ce sens n’a été formulée par la BCE), soit en évitant de souscrire de nouvelles dettes quand celles qui sont détenues viendront à maturité.

Cela dit, il n’est pas indifférent de créer de la monnaie pour 28 % du PIB. Cela permet de lutter contre un risque d’effondrement déflationniste, mais après qu’on y est parvenu, la monnaie reste en circulation, distribuée aux agents économiques (notamment aux ménages, qui avaient accumulé fin 2021 une « sur-épargne » de 175 mds d’euros depuis le début de la crise sanitaire), et si elle revient dans le circuit économique à un rythme plus rapide que la production, elle peut nourrir un cycle inflationniste. Ce qu’on commence à voir se développer aux Etats-Unis, plus qu’en Europe où la flambée des prix est surtout expliquée par la hausse de l’énergie et des matières premières, conséquences de la crise ukrainienne.

Quant à la dette publique due à des investisseurs extérieurs à l’État, de 85 % du PIB, hors banques centrales, celle-là doit revenir sous contrôle une fois la crise sanitaire passée. Ce que font tous les pays occidentaux. Car ce n’est pas tant le niveau absolu de la dette publique qui provoque des crises financières que sa dynamique, quand elle devient hors de contrôle à force de dépenses récurrentes, particulièrement dans un pays qui diverge des autres.

Donc, ce qui doit être regardé de près, ce ne sont pas les « dépenses covid », dont on peut espérer qu’elles ne reviendront pas, mais le « déficit structurel » en conjoncture moyenne, et la base de dépenses et d’allègements fiscaux pérennes et non financés que les gouvernements peuvent avoir consentis sous couvert de la crise, pour répondre à des demandes qui peuvent par ailleurs être justifiées ou non – allègements fiscaux durables (ISF, baisse des impôts de production), dégel du point d’indice dans la fonction publique, plan « Ségur » pour la santé, baisses d’impôts consécutives aux « Gilets jaunes », etc.

Et de ce point de vue, même hors effet du Covid, notre situation s’est notablement dégradée durant le dernier quinquennat. D’après la Commission européenne, le déficit structurel français est ainsi passé de 2,7 % du PIB en 2016 à 3,3 % du PIB en 2019, la crise des Gilets jaunes ayant mis fin bien avant la pandémie aux maigres efforts entrepris par le Gouvernement pour maîtriser les dépenses. En 2022, il atteindrait entre 4 et 5 % du PIB selon les estimations, qui varient en fonction du degré d’optimisme sur la capacité du Gouvernement à « débrancher » les aides en sortie de crise et de l’économie à surmonter le choc.

Cela s’ajoute à une tendance de long terme où l’endettement public de la France et de l’Allemagne ont très notablement divergé : alors qu’ils étaient identiques en 2005, l’écart dépassant désormais les 40 points de PIB.

En résumé, le « quoi qu’il en coûte » ne peut pas être critiqué pour les dépenses exceptionnelles de maintien de l’appareil productif qu’il a engagées et financées par la création monétaire. Mais la gestion du quinquennat peut l’être pour avoir plutôt dégradé la situation structurelle des finances publiques françaises, approfondissant une tendance longue depuis 20 ans.

Et sur le plan politique, on peut regretter que la communication autour de ce choix justifiable ait fait profondément régresser le niveau du débat public ; au fond, elle a durablement rompu le lien entre la production et la consommation (on peut être payé en restant chez soi, et souvent sans travailler), entre les recettes et les dépenses publiques (aucun projet de recette n’est à la taille des dépenses engagées, alors à quoi bon ?) et entre l’impôt et la solidarité (c’est l’« Etat » qui doit payer). Il en résulte une sorte d’infantilisation de nos concitoyens qui aboutit à cette situation paradoxale où la presse demande aux candidats ce qu’ils comptent faire pour créer du pouvoir d’achat – comme s’ils y pouvaient quoi que ce soit –, et non comment mieux répartir la richesse créée ou mettre en place les conditions pour qu’il s’en crée davantage. Ces questions rappellent celles qui animaient le débat politique sous l’empire romain décadent : comment César compte-t-il faire pour que les Romains reçoivent plus de pain et de produits importés du reste de l’Empire ? Mais César avait des colonies à pressurer sous le joug de ses gouverneurs. Pas nous.

« Le choix de Tsipras » Les dynamiques de la crise économique, financière et européenne sous un gouvernement d’Union populaire

Revenons donc au gouvernement de Jean-Luc Mélenchon le jour où les opérateurs économiques, les marchés financiers et nos partenaires européens s’apercevront qu’il va appliquer son programme, avec les déficits induits et l’impact prévisible sur le niveau de l’activité, des déficits extérieurs, de la compétitivité et du chômage.

Que vont-ils anticiper ? Car l’important est bien ce qu’ils anticipent, quand bien même ils n’auraient rien compris aux mutations de la nouvelle alter-économie monétaire ou au génie méconnu des conseillers du Premier ministre. Car les anticipations sont comme les programmes, elles ont une tendance fâcheuse à se réaliser.

L’Union économique et monétaire réalisant une intégration financière complète en laissant les Etats libres de leur politique budgétaire, elle a toujours hésité, tout au long de sa brève histoire, entre deux modes de régulation : réaffirmer le principe central du « no bail out » (on laissera les Etats surendettés faire faillite, sinon tout le monde peut tirer des chèques sur le carnet du voisin) ; ou bien tenter de prévenir les faillites, qui menacent de faire exploser l’Union, en imposant des règles plus ou moins contraignantes de modération des déficits et de la dette, toujours plus ou moins adaptées, et à tout le moins un mécanisme de surveillance mutuelle et d’alerte.

Quand un pays commence à diverger, fût-ce au début modérément, de la trajectoire d’une dette soutenable, les Traités prévoient la mise en œuvre de ces mécanismes.

L’exemple le plus récent est celui de la coalition populiste italienne (Cinq étoiles et extrême droite) qui était arrivée avec des intentions martiales pour engager son débat budgétaire avec la Commission européenne. Cette dernière a alors rejeté le projet de budget italien (première étape vers de potentielles sanctions), ouvrant un bras de fer avec la coalition.

Notons cependant que le dérapage budgétaire engagé par cette coalition était extrêmement limité. Le projet de budget des populistes italiens prévoyait un déficit de 2,4 % du PIB au lieu des 0,8 % promis par le précédent gouvernement de centre gauche (l’équivalent pour la France d’un dérapage de 40 mds, et non de  300 mds).

Malgré la modestie de cette dégradation, très inférieure à celle qui résulterait du programme de l’Union Populaire, les marchés financiers ont réagi assez nettement, faisant passer de 1 à 3 % l’écart de taux exigé par le marché entre l’Italie et l’Allemagne.

Payer 2 % de taux d’intérêts en plus sur une dette de 113 % du PIB, cela représenterait à terme 2,2 % du PIB de dépenses supplémentaires inutiles à payer chaque année aux investisseurs (soit une cinquantaine de mds d’euros). Une dépense en pure perte de la taille du budget de la défense ou de celui de l’éducation nationale.

C’est pourquoi l’Italie a promptement fait retraite. Pas à cause des « règles européennes ». A cause de l’impact de leur non-respect sur le coût de sa dette.

Le Gouvernement de l’Union Populaire pourrait bien sûr abandonner les neuf dixièmes de son programme dès le départ. Mais c’est improbable. Il aura été élu pour essayer. Donc il essaiera.

Il essaiera quelque chose qui est donc sept fois supérieur en taille à la relance de 1981 et au dérapage italien. Comment les marchés de la dette vont-ils réagir à cela ?

Ils vont réagir en se disant que la « crise des dettes souveraines » de la période 2010–2013 est de retour, avec la France dans le rôle de la Grèce, en dix fois plus gros. Rappelons que le défaut de la Grèce, premier Etat occidental à renier sa dette, est à ce jour le plus gros défaut du monde (350 mds) très au-delà de l’Argentine (100 mds). La France est huit fois plus grosse en taille de dette (2 813 mds). La menace pour l’économie mondiale en cas de défaut est beaucoup plus importante : cela renforce peut-être le levier de négociation à court terme, le temps que ceux qui doivent se désengager se préparent, mais cela peut aussi accélérer les contaminations, et rend certainement beaucoup moins accessibles les solutions du type de celles qui ont été trouvées in fine pour la Grèce, à base de réduction drastique de la valeur actuarielle des créances pour les investisseurs, d’effort d’austérité massif du pays déviant, et de transferts financiers en provenance de ses partenaires européens pour lui permettre de réaliser cet effort sans s’effondrer. Pour donner un ordre de grandeur, la dette française représente près de sept fois la capacité de prêt maximale du Mécanisme européen de stabilité (MES), qui a été mis en place pour venir en aide aux États confrontés à des difficultés de financement pendant la crise de la zone euro.

Dans le cas de la France et pour la politique dont on parle, le débat sur les règles budgétaires européennes, les Conseils européens, les sanctions progressives de quelques fractions de % du PIB, bref toutes les dispositions inventées par l’Union ne seront qu’un prélude poli et bénévolent à la crise que tout le monde préparera, et qui sera déclenchée immédiatement par les marchés financiers.

Car Jean-Luc Mélenchon a besoin des marchés financiers pour financer son programme. Il ne peut pas créer de monnaie. Même en raisonnant aux strictes bornes de l’Etat et en faisant fi de l’impact sur l’économie privée, les seules entités crédibles à renier leur dette sont celles qui dégagent un excédent primaire, avant charge de la dette : le gouvernement de l’Union populaire, devra, lui, même s’il décide de ne payer ni les tombées de dette ni les intérêts, emprunter plus de 200 mds par an d’agent frais, juste pour financer son déficit primaire ; évidemment, personne ne prête à celui qui renie sa dette. Mais s’il ne la renie pas, il faudra aussi lever de la dette pour payer la charge d’intérêts (38 mds en 2021, en hausse si les taux montent) et les remboursements de la dette existante (350 mds par an en prenant une duration moyenne de 8 ans).

Pour trouver des investisseurs en dette publique à hauteur de 400 à 600 mds de dette par an, quand on est à la tête d’un pays dont le PIB est de 2 500 mds et qui affiche déjà un taux de prélèvements obligatoires proche de 45 %, il faut les convaincre que la dette est soutenable.

Quand ils jugent qu’elle ne l’est plus, les investisseurs font monter le prix du risque : l’écart des taux d’intérêt que devra payer la France pour faire accepter le risque français spécifique par rapport à un pays non risqué comme l’Allemagne, qui est aujourd’hui de 0,5 % par an, augmentera à raison de la probabilité perçue par les investisseurs que cette dette ne soit pas remboursée. Cette prime de risque s’ajoutera d’ailleurs à une base de taux d’intérêt allemands eux-mêmes en hausse rapide à raison de la montée de l’inflation.

La réaction des marchés à la coalition populiste italienne est donc très inférieure à ce qu’on peut attendre dans le cas présent. L’exemple de la crise souveraine du début des années 2010 montre que cette hausse des écarts de taux peut être extrêmement brutale – le coût de la dette des Etats dont la solvabilité est mise en doute pouvant monter non pas de 2 points mais de 5, 10 ou 20…

Notons d’ailleurs que ces pertes de confiance ont tendance à se propager, dans de moindres proportions, aux Etats perçus comme proches de celui qui est dans l’œil du cyclone. Les Etats du Sud de l’Europe dirigés par des gouvernements de gauche ou du centre (Espagne, Portugal, Italie) le savent très bien. Comme ils ont une mémoire très fraîche des inconvénients de ces crises, ils feront tout pour se dissocier du cas français. En Europe du Nord, les esprits les plus attachés au maintien de l’Union pourraient d’ailleurs décider de les soutenir eux d’abord, l’important étant d’éviter la contagion. Face au procureur allemand, il n’y aura pas d’alliés.

Rien de tout cela n’a aucun rapport avec les traités, la force des textes, leur adaptation, la « désobéissance » promise ou la « dérogation » qui existe déjà.

Jean-Luc Mélenchon a-t-il une botte secrète ? La seule indication qu’il donne est sa volonté de faire « annuler la part de la dette qui est détenue par la BCE », c’est-à-dire celle de l’Etat sur lui-même qui n’existe pas et ne nous coûte rien.

La BCE n’en a pas le droit, et il faudrait donc pour engager une négociation sur ce sujet menacer de faire défaut sur cette dette. On ne comprend absolument pas à quoi peut servir d’ajouter le spectre d’une renégociation ou d’un défaut sur une dette détenue par la banque centrale : ce sont les dettes les plus récentes, donc celles dont l’échéance est la plus lointaine ; les taux d’intérêt sont les plus bas de tous, puisqu’ils correspondent à la période de crise Covid, et qu’ils reviennent sous forme de dividende ; même à l’échéance, la BCE n’a indiqué aucune volonté de réduire son soutien, et si elle le faisait un jour, elle le ferait pour des raisons purement monétaires, parce qu’elle jugerait qu’une surchauffe d’une économie qui va trop bien exige de détruire de la monnaie, exactement comme la crise Covid a justifié d’en créer. On en est très loin. En tout état de cause, annuler d’un trait d’écriture une dette de l’Etat sur lui-même ne rapporte pas un centime d’euros sur les centaines de mds qu’il faudra lever chaque année sur les marchés financiers.

Donc ou bien cette proposition ne sert à rien et n’est qu’un marqueur politique ; ou bien, plus probablement, elle cache un plan, qui est de demander à la BCE, sous la menace de l’impact cataclysmique du défaut français, une fois qu’elle aura annulé la « dette COVID », de recréer de la monnaie pour financer les déficits français, en souscrivant de nouveaux emprunts d’Etat français.

Il y aurait là en effet de quoi tenir un peu… et encore finalement assez peu car cela couvrirait moins de deux années d’émissions de dette française.

Mais au-delà de l’économie, ce sont les fondements de l’Union européenne qui sont ignorés avec une telle stratégie – sur au moins deux points cruciaux.

La BCE est indépendante. En principe, son seul mandat est la maîtrise de l’inflation, et elle n’a pas le droit d’acheter de dettes d’Etat. Même si elle a étendu son mandat à la lutte contre la déflation et les récessions les plus brutales, et même si elle a contourné l’interdiction, il reste qu’elle définit sa politique monétaire, et donc la quantité de monnaie créée, en fonction des besoins économiques de l’ensemble de la zone, et non des souhaits de dépense du gouvernement français. Et elle le fait en fonction de la situation du moment – et ce qui aujourd’hui inquiète les Européens, à juste titre, c’est le risque d’inflation et non le risque de déflation. Mettre plus de monnaie en circulation, sans que rien ne change à la production, provoque des bouffées d’inflation, qui peuvent ensuite installer la hausse des prix dans la durée. La BCE ne va donc pas créer de monnaie par centaines de mds d’euros, juste pour que M. Mélenchon puisse les dépenser.

En plus, si elle le faisait pour la France et elle seule, elle financerait un transfert direct, extérieur à toute procédure de contrôle démocratique et parlementaire, au détriment de ses actionnaires, c’est-à-dire tous les Etats de la zone à proportion de leur PIB, et au profit de la France seule. C’est la BCE, copropriété de tous les Etats de l’Union, qui financerait les déficits français ; elle le ferait en finançant une relance concentrée sur la France par une inflation diffusée dans toute l’Union. Ce serait un abus de biens sociaux massif à l’échelle européenne… et qui est bien sûr interdit par les traités.

Donc, la BCE ne financera pas le déficit français. Et le refus sera sec. Si M. Mélenchon veut de l’argent public de ses partenaires européens, il devra le demander là où s’exerce la légitimité démocratique de ceux à qui il tendra la sébile : au Bundestag.

A ce point de développement de la crise, tout le monde aura anticipé les étapes suivantes : la France menace de faire défaut, parce que sa dette n’est pas soutenable ; et comme elle est en déficit primaire massif et ne peut plus lever de dette, elle devra recréer de la monnaie, c’est-à-dire sortir de l’euro.

La crise ne menacera pas seulement la solvabilité de l’Etat : elle s’étendra au secteur privé et au secteur bancaire. A partir de ce moment-là, il ne reste que peu de temps pour faire des choix cornéliens.

Les relations financières avec les entreprises du secteur privé devront tenir compte des taux d’intérêt plus élevés en France. Un même investissement, dégageant les mêmes perspectives, subissant les mêmes risques opérationnels, et dégageant les mêmes cash-flows, sera financé à des taux d’intérêt plus élevés si son adresse se trouve en France plutôt que dans d’autres pays de l’Union. Les actifs, même privés, vaudront donc moins cher simplement parce qu’ils sont français, et les critères de jugement de la rentabilité de tout investissement seront plus exigeants en France. On y investira donc beaucoup moins.

Toutes les relations commerciales et financières entre des opérateurs privés devront analyser le risque, devenu réel, que la France sorte de son impossibilité de créer de la monnaie et finance ses déficits en quittant l’Union économique et monétaire (« risque de redénomination »). Pendant la crise grecque, par exemple, les tours-opérateurs européens exigeaient des conditions contractuelles d’ajustement des prix en cas de sortie de l’euro, et ne voulaient payer des arrhes que s’ils se garantissaient que ceux-ci seraient convertis au taux futur éventuel de la drachme dévaluée de l’été suivant. Tout cela ne simplifie pas les relations commerciales.

Pas plus que le financement de l’économie. Ce ne sont pas seulement les nouvelles dettes qui seront passées au tamis des risques de redénomination, mais aussi les créances et les dettes en cours. Selon les dispositions de chaque contrat, qu’il faudra analyser, comme on avait commencé à le faire en 2012 pour certains pays, une créance ou une dette en euros sera classée comme risquant d’être convertie en francs (en application du principe de la lex monatae)en cas de sortie de l’euro ou au contraire de nature à rester en euros (par exemple, les contrats de droit anglais, ou les contrats signés dans un pays plutôt qu’un autre) ; bien sûr, tous les gens qui découvriront à cette occasion que leur passif peut être converti dans une monnaie plus forte que leurs actifs seront classés comme des faillites potentielles en cas de sortie de l’euro ; et aussi, par extension, leurs clients et leurs fournisseurs critiques, même si eux sont équilibrés entre actifs et passifs. Dans une économie où les flux financiers sont considérables, les flux financiers de créances et dettes avec l’étranger beaucoup plus importants que les importations et les exportations de biens, les potentiels de disruption en série de ce type d’évènement sont presque inimaginables. C’est d’ailleurs pourquoi personne n’a jamais tenté la sortie de l’euro.

Parmi les acteurs affectés, au-delà de l’Etat, les banques du pays au cœur du cyclone sont dans une situation particulière, pas seulement à raison de leur rôle particulier dans l’économie, mais aussi parce qu’elles perdent à tous les coups, quelle que soit l’issue de la crise. Si c’est la sortie de l’euro et la redénomination de toutes les créances et de toutes les dettes en cours, elles s’effondrent par effet de désajustement des actifs et des passifs – les leurs ou ceux de leurs contreparties. Si la sortie est dans le défaut de l’Etat qui ne rembourse pas sa dette, le dommage est moindre pour l’ensemble de l’économie mais les banques s’effondrent aussi, car ce sont elles qui détiennent le plus de dettes de leur Etat de résidence – dans le cas français, elles y perdraient immédiatement une bonne moitié de leurs fonds propres.

Les autres banques sont les premières à mettre de côté les banques de l’Etat menacé. Dans la crise financière du début des années 2010, le marché des transactions interbancaires s’était entièrement réorganisé pour que tous les flux passent par la banque centrale : la banque d’un Etat exportateur n’entrait donc plus en relation de contrepartie directe avec celle d’un importateur. Pour les pays en déficit courant, l’intégralité du crédit passe alors par la BCE, qui doit décider si elle cesse de financer le système bancaire de l’Etat au cœur de la crise – ce qu’elle finira par faire si elle se sait piégée par un Etat déviant qui cherche par l’intermédiaire de ses banques à la forcer à « transfert », ou une création de monnaie sauvage, au détriment des finances publiques des autres Etats européens.

Les gens perçoivent le risque assez vite – et naturellement les riches bien avant tout le monde, qui transfèreront d’un clic leurs avoirs monétaires en euros dans une banque, même française, d’un autre Etat de l’Union (avoirs convertis en euros) plutôt que les garder dans une banque, même étrangère, en France (avoirs convertis en francs) ou dans des actifs réels les plus à l’abri possible des risques de disruption européenne (actions américaines, japonaises, dollars, yens, yuan, etc.).

Lorsque le run massif sur les banques constituera un vrai risque, il faudra, comme en Grèce, interdire aux Français de retirer de l’argent liquide au-delà de quelques centaines d’euros par mois (les billets de banque sont des euros et ce sont les plus sûrs puisqu’ils sont une créance sur la Banque centrale européenne) et les forcer à laisser leur argent sur leur compte bancaire en attendant la faillite des banques. Mais il sera difficile de les empêcher d’acheter des actifs réels – les bijouteries ont fait leurs meilleures affaires en Grèce pendant la crise de 2015.

Il faudra par ailleurs mettre en place un contrôle des changes, pour forcer les entreprises à rapatrier au plus vite leurs recettes d’exportation, ne pas anticiper leurs décaissements à l’étranger en anticipation d’une redénomination, etc. Sauf que plus personne ne sait comment on fait : le plus jeune haut fonctionnaire à avoir connu une expérience de ce type à un certain niveau de responsabilité s’appelle Philippe Lagayette et il a 79 ans ; la brillante banquière centrale de Poutine qui s’attèle à cette tâche en Russie n’est pas disponible ; et le nombre d’exportateurs et d’importateurs à contrôler, ainsi que la complexité des opérations, n’a rien à voir ni avec la France de 1983, ni avec la Russie d’aujourd’hui.

On notera d’ailleurs qu’à partir du moment où la règlementation fait qu’on ne peut pas avoir le même usage, ni la même mobilité, d’un euro selon qu’il est en France ou à l’étranger, l’euro français ne vaut déjà plus tout à fait la même chose que l’euro étranger ; à quoi sert la monnaie sinon à échanger ? C’est déjà un premier pas vers deux valeurs différentes, que le marché noir valorisera immédiatement.

Mais c’est un pas qui ne rapportera toujours rien à M. Mélenchon, qui a toujours besoin de créer de la monnaie pour financer son déficit, si les marchés ne lui prêtent plus cet argent à taux raisonnable. Et d’ailleurs, même s’il arrive à retrouver son indépendance monétaire, il aura toujours besoin des marchés financiers, au moins pour financer le déficit des paiements courants : quand il y a plus d’importations que d’exportations, et plus de sorties de capitaux que d’entrées, il faut trouver non pas des francs, mais des dollars, des euros allemands, des yens ; et cela, M. Mélenchon, même sorti de l’euro, ne pourra pas en produire. C’est pour cela que les Etats vont au FMI.

A ce point-là de l’impasse, on ne sait plus très bien ce qui se produit, car personne n’a jamais essayé d’aller au-delà du choix, raisonnable et contraint, de Tsipras.

Se soumettre, comme Syriza, et négocier avec les partenaires européens et le FMI un plan d’austérité et de sauvetage, en acceptant de baisser les retraites et les minimas sociaux, d’augmenter massivement la TVA, de privatiser les entreprises publiques, de licencier dans la fonction publique ? Même s’il accepte tout cela, le déficit primaire ne disparaît pas d’un coup et il faudra, comme en Grèce, bénéficier de transferts d’autres pays pour financer la continuité des services publics essentiels pendant que le plan s’exécute. Mais qui voudra payer pour la France, qui est d’une autre taille que la Grèce ? Les Etats du Nord de l’Europe ? Ceux du Sud ? Les pays pauvres ?

Aller dans la voie d’une double circulation monétaire, l’Etat payant ses dépenses en « IOU », autrement dit en assignats ? Même si elle est strictement interdite par les Traités, c’est sans doute une voie possible en pratique, mais elle a de sérieuses implications sociales. L’économie privée, le secteur exportateur et le CAC 40 continuent de fonctionner en euros et de payer leurs employés, dividendes et dettes en euros. Les fonctionnaires, les retraités et les bénéficiaires de minima sociaux sont, eux, payés en assignats. Naturellement le cours de l’assignat, et donc le pouvoir d’achat des seconds, se dévalue par rapport à l’euro et au niveau de vie des premiers. C’est comme cela qu’on aboutit, dans certaines économies sud-américaines, à ce que des professeurs d’université deviennent chauffeurs de taxi pour touristes, tout revenu en devise forte étant incomparable aux revenus du secteur public. C’est un plan d’austérité qui prend la voie hypocrite de la dévaluation monétaire plutôt que celle de la décision démocratique.

Ou bien aller jusqu’au bout du chemin, sortir de l’Union monétaire et de tous les Traités, renier la dette, trouver les moyens pratiques de créer une nouvelle monnaie, s’en servir pour financer le déficit public, et trouver les moyens de financer le déficit en devises par un mélange d’austérité, de protectionnisme, et de négociation avec des Etats autoritaires. C’est l’option la plus fidèle au reste du programme, la plus irrémédiable pour l’économie et celle qui ne peut pas se développer dans une société ouverte démocratique. Et cela n’était pas le mandat donné par les Français. Heureusement, en situation de cohabitation, l’expérience s’arrêtera avant.

La description de ces conséquences n’est pas alarmiste : elle correspond à ce qui s’est passé, dans l’histoire très récente, dans des pays se trouvant dans situations comparables – à ce qui leur est arrivé, à ce qu’ils ont envisagé, à la description de l’abîme dans lequel ils ont choisi de ne pas se jeter. Le point de démarrage et le rythme de ces enchaînements dépendent des anticipations de nos partenaires européens et des marchés financiers. La question n’est pas de savoir s’ils ont raison ou tort, mais comment ils réagiront.

L’exemple grec s’est développé par ailleurs avec des gouvernants de gauche, qu’il s’agisse du Pasok ou de Syriza, exprimant très fortement leur attachement à l’Europe, au maintien dans l’euro et au modèle démocratique libéral en général. Comparer la France de M. Mélenchon au cas grec, c’est lui faire le crédit qu’il saura exprimer le même attachement – et donc oublier une partie de ses positions passées (admiration exprimée pour des dictatures sud-américaines en hyperinflation, positions vis-à-vis des régimes illibéraux) qui pourraient rendre les enchainements plus rapides. Sur une faute de quart, tout cela peut déraper beaucoup plus vite, ou plus loin.

Quel que soit le choix retenu, quel que soit le moment où s’arrêtera l’expérience, le coût d’une aventure populiste de ce type, ajouté à la dégradation tendancielle des finances publiques depuis 20 ans, affectera durablement le pouvoir d’achat des Français et aboutira in fine à des remises en cause profondes des mécanismes de solidarité. Les riches, ceux qui ont du patrimoine, ceux qui travaillent pour l’économie ouverte, savent naviguer dans ce genre d’accident historique. Ce qui sera ébranlé durablement, ce sera la solvabilité de l’Etat, c’est-à-dire le patrimoine de ceux qui n’en ont pas.

Aucune gauche de gouvernement ne pourra jamais se remettre d’avoir participé à une telle expérience, si jamais elle devait voir le jour.

C’est pourquoi on souhaitera que la gauche de gouvernement, après ce mouvement tactique qui lui permettra de survivre au Parlement, ne subisse pas la punition de se trouver dans une coalition majoritaire. Et qu’elle retrouve vite son indépendance et ses esprits, de sorte que tout le monde efface de sa mémoire le souvenir d’une complicité tacite avec un programme économique qu’elle n’a pas lu.

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Publié le 31 mai 2022

Réponses aux commentaires de J.-L. Mélenchon sur l’analyse du programme économique de la NUPES

Terra Nova a publié le 19 mai dernier une analyse critique du programme économique de la NUPES. Jean-Luc Mélenchon a réagi à cette parution sur son blog en présentant une contre-analyse. Nous poursuivons ici le débat en formulant nos remarques sur ses commentaires.
  • M. Mélenchon a honoré la note de Terra Nova d’une réponse argumentée, face à laquelle il serait discourtois de notre part de ne pas publier nos propres commentaires.

1. « Contre le programme NUPES, un contre-chiffrage très bricolé » par Jean-Luc Mélenchon (29 mai 2022)

Depuis quelques jours circule un prétendu chiffrage critique de notre plan pour l’économie. Il est présenté comme une note originale de la fondation sociale-libérale Terra Nova. Cette fondation est celle qui a conseillé aux socialistes dans le passé de laisser tomber les milieux populaires en se concentrant sur les classes moyennes supérieures réputées plus reconnaissantes et plus volontiers mobilisables pour aller voter.

J’ai réalisé les lignes qui suivent à partir des données fournies par le groupe du conseil des économistes de l’Union populaire. Je pense qu’elles seront utiles à tous ceux qui doivent s’attendre à des reprises en média dans la forme accoutumée c’est-à-dire sans aucun recul critique ni analyse sérieuse du bien-fondé de ce « document Terra Nova ». Il sera donc facile à l’usage de ridiculiser ceux qui auront recours à ce genre de procédé. Car il est excellent de faire la démonstration que ceux qui nous affrontent sont incapables d’un véritable point de vue argumenté. Si l’occasion s’en présente, mettez au défi d’un débat avec nos conseillers économie ou avec moi-même. Ce serait une belle aubaine de pouvoir anéantir leur argumentation à l’échelle du plus large public.

Cette note Terra Nova est signée par Guillaume Hannezo. Le personnage est présenté partout comme « ancien conseiller de Mitterrand ». Certes il l’a été au début des années 1990. Mais sa vie a été longtemps tout à fait ailleurs. Car il a fait ensuite une belle et longue carrière dans la finance notamment chez Rothschild. Il a sa part au naufrage de Vivendi au début des années 2000 comme directeur financier. Il a participé à l’écriture, sur commande de Macron, du rapport « action publique 2022 ». Ce document aura été jugé trop libéral par le gouvernement lui-même qui a renoncé à sa publication. Mais le plus lamentable de cette pauvre contre-offensive prétendument sérieusement chiffrée est le ridicule des paramètres utilisés pour bâtir la démonstration.

Un chiffrage hasardeux

En réalité, le rapport Terra Nova ne s’appuie pas sur les chiffres que nous avons publiés nous-mêmes mais sur ceux de l’Institut Montaigne. Rappelons que cet « institut » a été fondé par le PDG d’AXA. De nombreux représentants d’entreprises du CAC 40 participent à son conseil scientifique. Le document Terra Nova est donc plutôt un commentaire d’un autre rapport qu’un travail original. Il ne réalise pas de chiffrage lui-même. Dès lors, les choix faits par le commentateur sont le plus souvent à côté de la plaque. Ainsi il ne prend pas en compte des recettes décisives prévues par notre programme. Ni celles de la lutte contre l’évasion fiscale ni celles issues de notre réforme de l’impôt sur les sociétés. Par contre le « chiffrage » Terra Nova / Institut Montaigne nous attribue des dépenses qui ne sont pas prévues par notre programme. Ainsi n’avons-nous pas décidé le retour aux 10 meilleures années pour le calcul des pensions de retraite (au lieu de 25 actuellement). Et nous n’avons pas davantage décidé une CSG sur 5 tranches puisque notre programme prévoit 14 tranches ce qui lisse considérablement la charge en mode progressivité.

Faire peur

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« L’augmentation des dépenses publiques est 7 fois plus importante qu’en 1981 » pérore le soi-disant analyste. En réalité l’augmentation des dépenses publiques est l’équivalent de celles du quinquennat de Jacques Chirac 2002–2007. On parle d’une augmentation de +15%. Ensuite, dans la même logique « panique à bord », cette note parle d’une « hausse de 20% de l’impôt sur le revenu ». Ce chiffre est totalement inventé. Notre barème à 14 tranches correspond à une hausse de 6% centrée sur les plus riches puisque tous les revenus en dessous de 4 000 euros individuels paieront moins qu’à présent. Mais le plus grave des manquements de cette note est dans le choix des paramètres de base retenu par Guillaume Hannezo. Tous les analystes sérieux reconnaissent maintenant que la dépense publique a un impact positif sur la croissance de l’économie. Mille euros distribués renvoient 1 300 euros produits. On parle alors d’un « coefficient multiplicateur ». Ici il est supérieur à 1 comme l’avait reconnu Olivier Blanchard, alors chef économiste du FMI, dans un article paru en 2013. Le rapport Terra Nova retient un multiplicateur de 0,8 sans aucun fondement. Mais c’est parce qu’il retient un tel multiplicateur inférieur à 1 qu’il peut en déduire des effets « catastrophiques » du programme partagé de la Nupes. Le chiffre d’un coefficient multiplicateur de 1,18 retenu pour le chiffrage de l’AEC est donc beaucoup plus pertinent et sérieux tout en restant modéré.

Plus étonnant encore. L’auteur de la note considère que l’inflation est un phénomène monétaire. Il suggère aussi qu’elle sera le résultat d’une boucle où les salaires augmentent pour rattraper les prix. Les faits récents prouvent pourtant le contraire. La politique de la BCE consistant à injecter massivement de la monnaie dans le circuit bancaire (quantitative easing) a vu la masse monétaire augmenter très fortement pendant plus de deux ans. Et cela sans que cela ne se transforme en inflation. L’inflation actuelle a d’autres sources. Notamment dans les ruptures de chaines d’approvisionnement à la suite de l’épisode COVID. Mais surtout, à l’étape actuelle, sa racine se trouve dans une boucle prix/profit. En effet profits trop élevés et spéculation sans bornes sévissent parce que les firmes ont désormais un pouvoir quasi sans limites pour fixer les prix. À quoi s’ajoute la liberté quasi totale de la finance spéculative.

Le faux souvenir de 1981

À ces données de fond qui faussent toutes les prétentions de la note Terra Nova s’ajoutent quelques arguments si biaisés qu’on peut les attribuer à une mauvaise fois délibérée davantage qu’au raisonnement. L’auteur prend le prétexte que les niveaux de dette/PIB et déficit/PIB sont beaucoup plus élevés aujourd’hui qu’en 1981 pour disqualifier le programme de la Nupes. Bref c’était moins pire alors qu’à présent. Mais c’est « oublier » de dire que les situations sont aussi totalement différentes. Depuis s’est construite une financiarisation accrue des économies et se sont multipliées les politiques d’austérité. De plus, ce sont les crises financières comme celle de 2008 et les crises sanitaires qui ont généré la plus grande part de la dette publique et non des politiques de dépenses publiques généreuses.

Ce n’est pas tout. La comparaison avec 1981 est plus inopérante encore qu’il n’y parait. La relance en 1981 fut décidée alors que les autres économies voisines installaient chez elles des politiques néo-libérales de réduction de la demande locale. Aujourd’hui, l’absurde serait d’intensifier la mise en œuvre du néo-libéralisme alors qu’il a montré tous ses effets pervers. Et surtout au moment où il est à bout de souffle pour répondre aux défis du moment et notamment aux besoins du défi écologique qui nous oblige à une réaction d’ampleur. Ajoutons une dernière critique sur cette comparaison avec la situation de 1981. Les taux d’intérêt étaient alors très élevés : 4% en prenant en compte l’inflation sur la dette française. Ils sont très faibles et même négatifs aujourd’hui : –2% en prenant en compte l’inflation. Disons enfin que comparer la France à la Grèce comme le fait cette note Terra Nova n’a pas de sens, en raison du rang qu’occupe l’économie de la France au sein de l’UE : 18% du total contre 2% pour la Grèce. Cette comparaison est donc nulle et non avenue.

Enfin, la note Terra Nova prédit évidemment une hausse du chômage et du déficit public. Cela repose en partie sur la vision biaisée retenue par l’auteur. Pour lui, tout est dans le niveau du prix des choses vendues. Guillaume Hannezo et Terra Nova pensent donc que les hausses d’impôts et taxes du programme de la Nupes entrainent une hausse périlleuse des coûts de production pour les entreprises. Mais il ne tient aucun compte du fait que ces hausses s’accompagnent d’un accroissement des revenus, donc de la demande qui remplit les carnets de commandes.

Pour nous, les principales difficultés des entreprises sur le long terme sont du côté de la demande insuffisante plutôt que du côté de l’offre des produits. Et ce sont les entreprises elles-mêmes qui le disent dans les enquêtes de conjoncture de l’Insee. Et si cela ne suffisait pas, les observations concrètes en Espagne et en Allemagne montrent qu’il n’y a pas d’effet négatif de la hausse du SMIC sur l’emploi. Au contraire. Mais le rapport Terra Nova considère que la hausse du SMIC aura un effet négatif. Sans l’ombre d’une démonstration.

La catastrophe annoncée est un prétexte

La note Terra Nova prédit des attaques financières et une situation dramatique de l’endettement. On sourit. Une attaque des marchés financiers sur le refinancement de la dette française s’étendrait par contagion à l’Espagne et l’Italie. Mais aussi à la Grèce et au Portugal dans une moindre mesure. Si les 2e, 3e et 4e économies de la zone euro sont sous pression, la BCE sera contrainte d’agir. Sinon ce serait risquer une crise systémique, l’explosion de la zone euro et un impact terrible de la banqueroute alors que 5 banques systémiques sont logées en France. Qui peut vouloir cela ? La BCE ne laissera pas ce risque se matérialiser et la banque centrale dispose d’outils pour casser les attaques spéculatives contre les Etats.

Elle le fera notamment parce que la France, actionnaire de cette banque, le demandera. Comment ? En prolongeant sa politique de rachats de dettes publiques. Ou bien, comme nous le proposons, en annulant la dette en la transformant en dette perpétuelle à taux nul. Enfin on peut envisager plusieurs mesures de court et moyen terme pour protéger l’endettement public des éventuelles attaques spéculatives. D’abord en utilisant le pôle public bancaire lors des émissions de dette publique française s’il y a des tensions sur les marchés. Ensuite, en augmentant les niveaux de détention de dette souveraine des composantes du pôle public bancaire. Et même, si besoin, en mobilisant la trésorerie abondante et mobilisable, quand c’est le cas, des entreprises et institutions publiques et parapubliques. Enfin, en imposant des planchers de détention de dette souveraine française aux banques privées et aux compagnies d’assurance opérant en France. Tous ces remèdes sont des solutions de crise.

Si le message de prudence n’est pas entendu ni respecté par le secteur financier il n’y aura aucune faiblesse dans leur mise en œuvre. A cela s’ajoutent d’autres mesures de crise tout aussi drastiques mobilisables en peu de temps. Comme de réformer les émissions de dette souveraine en obligeant les principales banques privées à participer (sans frais) aux émissions, et en les soumettant à des planchers d’achat. Le comique du rapport Terra Nova n’est ni dans ce bidouillage de chiffres ni dans sa mauvaise foi ni même dans son catastrophisme. Il est dans le fait de douter que nous ayons pleine conscience du fait que nous ne raisonnons pas à partir du même cadre. Et que nous n’ayons rien appris de l’improductivité totale de la soumission du gouvernement Tsípras aux diktats germano-français. L’économie est pour nous un circuit de service des besoins humains. Pour les satisfaire, nous sommes déterminés à n’accepter les injonctions d’aucune vache sacrée.

Le bilan archi nul du macronisme réel

Surtout, en considérant les états de service du modèle qui nous est opposé. Pour rappel, voici les chiffres des exploits de gestion du premier quinquennat Macron. Il a lui-même augmenté la dette publique de 600 milliards d’euros. Et il a appauvri les caisses publiques de 48 milliards d’euros par an. Avec ce qu’il a prévu pour son 2e quinquennat, c’est une perte de 54 milliards par an qui s’annonce. A noter : c’est l’équivalent du plan d’investissement de la Nupes pour la bifurcation écologique.

Il est important ici de rappeler que notre chiffrage a été confronté au modèle d’analyse de la banque de France. D’après ce modèle, les prévisions de dépenses faites et leur affectation produisent un résultat positif. Pour 250 milliards de dépenses, il génère 267 milliards de recettes. Donc un solde bénéficiaire. Il débouche notamment sur la création de 1,5 millions d’emplois privés supplémentaires. Terra Nova se garde bien d’indiquer ce que la cure d’austérité que recommande son rapport produirait sur les comptes publics et sur l’emploi dans le pays.

2. Nos commentaires sur les observations de Jean-Luc Mélenchon. (31 mai 2022)

Outre des points de détail sur les évaluations des impacts budgétaires de telle ou telle mesure du programme de la NUPES, sur lesquelles nous reviendrons à la fin de cette réponse, l’argument de M. Mélenchon 

  • explique pourquoi il pense que le programme marche, à raison de l’effet multiplicateur des dépenses publiques
  • explique avec beaucoup d’arguments valables (mais à double tranchant) pourquoi notre situation est différente de la France de 1981 ou de la Grèce de 2015,
  • et ce qui est beaucoup plus inédit, dévoile de manière infiniment plus précise sa stratégie si son programme ne marche pas – ce qui nous semble assez probable – ou si les investisseurs ne croient pas à son succès et mettent en cause la signature de la France avant même de savoir s’il marche – ce qui nous semble absolument certain, puisque le programme annonce à l’avance qu’il met en question la légitimité de la dette. Notons que Jean-Luc Mélenchon consacre une part très importante de sa réponse à ce dernier point, ce qui montre que l’hypothèse d’un échec à relancer l’économie n’a pas échappé à sa sagacité.

1/ Le débat sur le multiplicateur de la dépense publique.

M. Mélenchon considère que « le plus grave des manquements » de notre note réside dans le choix du multiplicateur keynésien de la dépense publique. Ce n’était pas l’essentiel de notre propos, qui indiquait précisément que les modèles économétriques doivent être pris avec beaucoup de modestie et de précautions, et qui s’intéressait surtout au fait que les déficits doivent être financés. Mais revenons malgré tout sur ce point. 

Le multiplicateur keynésien exprime le PIB supplémentaire qui est généré à court terme par un euro supplémentaire de dépense publique (ou d’ailleurs détruit par un euro supplémentaire d’impôts, ce qu’on oublie souvent). Il dépend fondamentalement de la capacité de l’appareil de production du pays à répondre à la demande supplémentaire adressée. Il est donc différent selon les périodes, supérieur quand l’économie est en sous-régime et qu’il existe beaucoup de capacités de production inemployées là où ira la demande, inférieur quand il y a des difficultés de recrutement ou des goulots d’étranglement. Il n’est pas le même selon la taille du plan, les contraintes de capacité étant plus fortes pour une relance de 10% du PIB que pour une relance de 1%. Il dépend aussi du contexte dans lequel est appliqué le programme, et de la question de savoir si les investisseurs sont suffisamment confiants pour investir afin de répondre à une demande qu’ils estiment durable. C’est pourquoi aucun économiste keynésien ne considère jamais que le multiplicateur est une donnée stable. Si d’ailleurs il était stable et toujours supérieur à 1, les déficits et la dette seraient toujours une bonne affaire pour l’économie. Et comme 1 euro d’activité supplémentaire réduit de 0,6 euros le déficit, on pourrait même, avec un multiplicateur de 1,7, dire que l’augmentation du déficit le réduit !

Dans le raisonnement de M. Mélenchon, 1 000 euros distribués génèrent 1200 à 1 300 euros de PIB supplémentaire, soit un multiplicateur de 1,2 à 1,3. En appui de sa démonstration, il renvoie un article d’Olivier Blanchard (et Daniel Leigh) publié en janvier 2013. Ces auteurs, qui prenaient bien soin de rappeler dans leurs conclusions que le niveau du multiplicateur évolue d’une économie à l’autre et en fonction de la conjoncture, s’efforçaient d’en corriger le calcul dans le contexte particulier de la sortie de crise financière il y a dix ans. Ce n’est pas du tout la situation actuelle de l’économie française : d’après les dernières estimations, elle devrait retrouver dès la fin de l’exercice 2022 son niveau d’activité potentiel (selon la Commission européenne) ou en être très proche (selon le FMI). Or, en régime de croisière, le multiplicateur devient nettement plus faible. Bref, ce qui valait peut-être en 2013 ne vaut probablement pas en 2022. Et si nous avons mentionné, sans nous y attarder, le niveau d’effet multiplicateur de 0,8, c’est qu’il s’agit tout simplement du niveau moyen trouvé dans les études de référence sur le sujet.

Mais de toutes façons, même en théorie keynésienne et dans un contexte favorable, le pari sur un multiplicateur supérieur à 1 ne fonctionne qu’à court terme : l’effet de relance par la dépense publique s’estompe progressivement, lorsque les salaires et les prix s’ajustent (ce qui grève la compétitivité) et que les taux augmentent (ce qui déprime l’investissement). Au terme de ces ajustements, l’effet multiplicateur devient nul, sauf en ce qui concerne les dépenses d’investissement public, par exemple pour la transition énergétique, dont l’effet positif est plus durable ; mais justement, elles ne représentent qu’une petite partie du programme de dépenses de NUPES, qui donne la priorité aux salaires, aux retraites et aux transferts sociaux.

À terme, l’effet multiplicateur des dépenses budgétaires souhaitées par la NUPES serait donc sans doute très faible, sans même compter sur le multiplicateur en sens inverse des hausses d’impôts (probablement modéré pour celles qui sont concentrés sur les plus fortunés)

On pourrait d’ailleurs faire des prévisions plus pessimistes : rappelons ainsi que l’économiste Olivier Blanchard cité par M. Mélenchon avait considéré que la relance opérée par la coalition populiste italienne en 2018 avait eu un effet récessif, même à court terme, compte tenu de la hausse brutale des taux qu’elle avait provoquée sur les marchés. Elle ne portait pourtant que sur 2% du PIB, et pas 10 ou 13%, et elle a provoqué une hausse immédiate de 2% des taux italiens. Cet enchainement-là efface l’effet des multiplicateurs.

2/ « Nous ne sommes plus en 1981 » (oui mais grâce à l’euro – raison de plus pour y rester !)

M. Mélenchon a raison de dire que la situation d’aujourd’hui n’est pas celle de 1981. En effet, en 1981, les taux d’intérêt étaient beaucoup plus élevés, ce qui plaçait beaucoup plus bas le plafond de soutenabilité de la dette ; la monnaie était le franc, et comme on craignait qu’il se dévalue par rapport au mark, une prime était exigée sur les créances en francs pour compenser les dévaluations anticipées, et une crise de taux d’intérêt et de change venait sanctionner le moindre dérapage budgétaire (la hausse des dépenses correspondait à 2% du PIB seulement en 1981).

Ce qui a changé depuis 1981, c’est l’euro. C’est la monnaie unique qui nous a mis à l’abri des crises de change qui signalaient à chaque fois, depuis que la gauche existe, la fin des avancées sociales, et qui a fait converger les taux d’intérêt vers un niveau très bas, en ce moment négatif, mais depuis longtemps inférieur au taux de croissance. C’est donc l’euro qui nous permet de survivre avec une dette de 113% du PIB, et d’avoir malgré tout financé les dépenses de la pandémie ; c’est l’euro qui a dégagé les marges de manœuvre pour augmenter les dépenses publiques de 46 à 59% du PIB en une génération – ce qui est quand même pas mal pour un pays « ultra-libéral ».

Bref, l’euro a limité le champ de la spéculation et permis le développement de l’Etat-providence. C’est d’ailleurs pour ces deux raisons que les vrais « ultra-libéraux » ont toujours été contre. Ils seront ravis que l’euro éclate. Pas nous.

La contrepartie de la monnaie unique, c’est qu’un Etat ne peut pas tirer des chèques sur le crédit du voisin, et que les Etats doivent coordonner un peu leurs politiques économiques. On peut souhaiter, aux bornes de la zone euro, une politique plus expansive, particulièrement dans les Etats les moins endettés, selon l’appréciation qu’on peut avoir, à un moment donné, du « multiplicateur » de dépenses publiques ; mais est-ce qu’un Etat peut imposer aux autres de financer sa course solitaire, ou de changer leurs propres choix ? La Grèce a essayé, avec les résultats que l’on sait.

3/ « Nous ne sommes pas la Grèce » (oui, ce sera plus grave encore)

Jean-Luc Mélenchon a cependant raison sur ce dernier point encore : la France n’est pas la Grèce. Même si on l’emmène aux mêmes niveaux de déficits et de dette insoutenables, le problème qu’elle pose à ses voisins est 14 fois plus important, en proportion des PIB.

S’il faut aider la France en mettant en place des transferts comme on l’a fait pour la Grèce (pour éviter que les services publics essentiels ne s’effondrent, quand l’Etat aura fait défaut sur sa dette et ne pourra donc plus en lever de nouvelles, le temps qu’un programme d’hyper-austérité lui permette de revenir à des excédents primaires), ce sera un problème budgétaire 14 fois plus gros pour les autres Etats européens. Et rappelons, s’agissant de la Grèce, qu’il a fallu beaucoup de pression française pour que l’Allemagne choisisse cette voie coopérative. Le premier réflexe des Etats du Nord était de sortir la Grèce de l’euro, ce à quoi la Grèce aurait été contrainte sans aide.

S’il faut financer durablement les déficits français en créant des euros de la Banque centrale européenne, à hauteur des 500 mds d’euros par an qu’un Etat en défaut (ou suspecté de vouloir y recourir) ne peut plus lever sur le marché, le problème ne serait pas seulement que la Banque centrale financerait la France seule avec le bilan de toute l’Union européenne, ce que nous qualifions d’« abus de biens sociaux européen ». Il est que les autres pays s’inquiéteraient des effets inflationnistes pour toute la zone de cette création monétaire massive à partir d’un seul Etat, en période normale, profondément différente de celle que nous avons connue pendant la crise Covid. Certes J.-L. Mélenchon croit que l’inflation n’a rien à voir ni avec la monnaie créée, ni avec les chocs de demande appliqués à un outil de production contraint ; elle est seulement, selon lui, l’effet de la « boucle prix-profit ». Mais cela n’est pas l’avis de nos partenaires.

Précisément parce que la France n’est pas la Grèce, la sortie de crise sera beaucoup plus difficile à trouver autrement que dans l’éclatement de la zone euro.

4/ Le dévoilement d’une stratégie construite : « Human bomb » au Conseil européen

M. Mélenchon, au fond, sait bien qu’un programme conçu pour agréger toutes les demandes sociales de presque toutes les classes de la société, en augmentant massivement la demande, a peu de chances de relancer l’appareil productif dans des conditions permettant de rééquilibrer les comptes publics et de relancer l’économie, et encore moins de convaincre les marchés de le financer. C’est pourquoi il prévoit des mesures pour lutter contre les « attaques spéculatives », c’est-à-dire les pertes de confiance.

Pertes de confiance qu’il est d’ailleurs absolument stupéfiant que la coalition veuille, au-delà de son programme, accélérer et anticiper en programmant un défaut de l’Etat sur sa dette avant même qu’on puisse savoir si son programme fonctionne.

Car normalement, si elle croyait à son programme, et si elle pensait sincèrement que les dépenses engagées vont augmenter les recettes et réduire in fine le déficit, la coalition s’emploierait, comme tous les Etats du monde, comme tous les partis de gouvernement du monde, à exprimer sa confiance absolue dans la capacité de l’Etat à honorer les échéances de sa dette, au besoin en en levant de nouvelles. Ce qui n’est pas si difficile d’ailleurs dans une période où, comme le dit très justement M. Mélenchon, les taux d’intérêt sont négatifs, et inférieurs au taux de croissance, de sorte que la dette se réduit toute seule si l’on équilibre les recettes et dépenses hors charge de la dette, ou qu’on peut maintenir durablement un déficit primaire en stabilisant la dette.

Il arrive que des Etats (en général moins développés) fassent défaut sur leur dette : Grèce, Argentine, Pakistan, Venezuela, etc. Ce ne sont pas des situations très désirables. En moyenne, sur un échantillon de 39 défauts analysés par des chercheurs, la perte de PIB qui suit le défaut de l’Etat est de 13%, un genre de récession que la France n’a pas connu depuis les dernières guerres mondiales. La France n’a d’ailleurs plus fait défaut depuis la « banqueroute des deux tiers » du Directoire en 1797.

Mais les Etats qui font défaut en arrivent là parce qu’ils y sont contraints. Personne ne programme jamais un défaut. Et surtout pas quand la dette ne coûte rien.

Personne, sauf M. Mélenchon. Un passage assez peu commenté du programme la Nupes, au chapitre « Refuser le chantage à la dette publique », prévoit en effet de « réaliser un audit citoyen de la dette publique pour déterminer la part illégitime ».

On notera que l’audit n’est pas comptable – il ne s’agit pas de savoir si des comptables se sont trompés dans les additions – ni juridique – pas question de demander à des magistrats si la dette est contractée légalement. Non, l’audit consiste à demander à des « citoyens » (une AG autodésignée ? une convention citoyenne ? le Parlement ?) quelle part de la dette publique française il serait « légitime » d’honorer, et celle sur laquelle il serait « légitime » de faire défaut.

Si l’on fait cela, il est assez culotté d’imputer à une « attaque spéculative » la perte de confiance sur la dette. Que feriez-vous si, détenteur d’obligations d’Etat françaises, rémunérées à moins de 1%, votre débiteur vous annonçait qu’il ne remboursera pas une partie du principal ? Vous vendriez peut-être à perte, et assurément vous ne souscririez pas de nouvelles dettes.

A quoi peut-on donc servir cette menace immédiate de faire défaut, qui coupera encore plus sûrement le gouvernement de M. Mélenchon de l’accès aux financements que les incertitudes de son programme ? La réponse est dans la réponse de M. Mélenchon : « Une attaque des marchés financiers sur le refinancement de la dette française s’étendrait par contagion à l’Espagne et à l’Italie… Si les 2e, 3e, et 4e économies de la zone euro sont sous pression, la BCE sera contrainte d’agir. Sinon ce serait risquer une crise systémique, l’explosion de la zone euro et un impact terrible de la banqueroute alors que 5 banques systémiques sont logées en France. Qui peut vouloir cela ? »

C’est là le cœur de la stratégie : une prise d’otage par le gouvernement français de la France et de son système économique et financier, qui s’efforce d’inclure parmi les otages tous les Etats du Sud, leurs populations, leurs économies, en menaçant d’une crise systémique majeure, en effet beaucoup plus importante que la crise grecque, pour forcer les Etats du Nord à payer. « Retenez-moi ou je fais un malheur : certes je vais me suicider, mais l’explosion va faire beaucoup de dégâts chez vous ». Human Bomb en Europe.

La Grèce a essayé cela aussi, et cela n’a pas marché. Certes, l’Italie et l’Espagne ne suivraient pas forcément l’Etat français tant leur politique est différente, mais la menace française serait beaucoup plus dommageable, de même que céder aux demandes françaises serait beaucoup plus coûteux.

Face à cette situation, les Européens feront comme font les négociateurs dans les situations de prise d’otages : parler beaucoup, créer un lien humain, monter de l’empathie sans céder aux demandes en invoquant d’abord des raisons techniques – et il y en aura beaucoup, à commencer par tous les Traités et pour de nombreux pays comme l’Allemagne, toutes les règles constitutionnelles ; parallèlement, établir un périmètre de sécurité autour de la France, en minimisant les interactions ; faire sortir quelques otages, en soutenant la dette… des autres Etats du Sud, afin que le risque soit le plus possible limité à la France ; et tenter de raisonner le preneur d’otages en lui faisant voir les conséquences s’il met sa menace à exécution.

Et ces conséquences commenceront déjà à se voir, parce qu’en économie l’apparition d’un risque de catastrophe a des effets très réels, avec tous les mécanismes que nous décrivons dans notre note :

  • difficulté de l’Etat à financer son déficit primaire, même en reniant sa dette ; ou s’il ne la renie pas, hausse des taux d’intérêt de plusieurs centaines de points de base, sur une dette de 113% du PIB, ce qui emmène très vite le budget des intérêts très au-dessus de celui des plus importants ministères ;
  • forte réduction des transactions commerciales en anticipation d’une « redénomination » de toutes les créances et de toutes les dettes ;
  • crise de la dette du secteur privé (qui s’est accrue de 60 points en 15 ans à 165% du PIB, spécificité française) ; pour certaines dettes privées, on anticipera un remboursement en francs, d’où des taux plus élevés à raison des anticipations de dévaluation ; pour d’autres, on anticipera qu’elles resteront en euros (particulièrement toutes les dettes souscrites en droit anglais), mais comme les cash-flows qu remboursent passeront en francs, ces entreprises seront menacées de faillite, ce qui conduira aussi à une dévaluation des dettes et une montée exponentielle des taux ;
  • fuite devant tous les actifs français, publics ou privés ;
  • « run » des contreparties et des déposants des banques françaises, qui deviendront illiquides et à la merci du soutien ou de l’arrêt du soutien de la BCE.

M. Mélenchon explique dans sa réponse qu’il « obligera les banques et les compagnies d’assurance à participer aux émissions » de la dette publique, ce qui figurait d’ailleurs aussi dans le programme de sortie de l’euro de Madame Le Pen en 2017. C’est en effet une façon, si la liquidité des banques françaises est assurée par la BCE, de forcer la BCE à monétiser le déficit si elle refuse de le faire directement. Les banques et les compagnies d’assurance, déjà les premières victimes de la perte de valeur de la dette française dont elles sont les premières détentrices, seront donc obligées de souscrire une dette sur laquelle l’émetteur lui-même prévoit un défaut ; et comme aucun client ne confiera son argent à des institutions dont l’actif sera investi dans ces créances qui soit ne seront pas remboursées, soit le seront en francs  dévalués, elles devront aller trouver de plus en plus de liquidité, au fur et à mesure des besoins de l’Etat et de la fuite des capitaux, à la Banque centrale européenne. Celle-ci, comme en Grèce, assurera la liquidité jusqu’au moment…où elle ne l’assurera plus. Nationaliser les banques ne changera rien, puisque le crédit de l’Etat sera aussi mauvais que celui des banques.

A ce point, l’économie mondiale aura subi un choc important, l’économie européenne sera en récession, l’économie française se sera effondrée. Le choix de maintenir ou non la France dans l’euro ne dépendra plus de la France, mais de ses partenaires européens.

Assurément, il faudra des solutions non conventionnelles. Soutenir la France pour la maintenir dans l’euro, en passant outre les Traités et la Constitution allemande : mais pour combien, et pour combien de temps, et en échange de quoi ? Il nous semble peu probable que les Allemands changent soudain d’avis sur le multiplicateur budgétaire et sur l’origine non monétaire de l’inflation, ou que l’opinion publique européenne se mette tout d’un coup à féliciter l’architecte d’une crise entièrement manufacturée par le Gouvernement français. Croire le contraire, et miser tout le crédit de l’Etat là-dessus, est un sacré pari sur la solidarité européenne.

Le plus probable est que si les Etats du Nord dépensent – et c’est vrai que leur marge d’endettement leur en donne les moyens –, ce sera d’abord pour amortir le choc sur leur propre économie ; ensuite, pour éviter la contagion, en aidant les autres Etats du Sud ; et enfin, pour faciliter la sortie de la France de l’euro, qui deviendra la seule issue de cette crise à un certain point de son développement. Non pas parce qu’elle évite l’austérité en France : il faudra équilibrer les comptes extérieurs, en situation de défaut sur la dette, et revenir très vite, avec peut-être une aide du FMI, à la fois à l’excédent budgétaire primaire et à l’équilibre des comptes courants ; et tout cela nécessitera une austérité extrême. Mais la sortie de l’euro aura lieu parce que les autres Etats européens voudront se débarrasser d’un problème.

Bien sûr, tout cela s’interrompra sans doute avant, surtout en situation de cohabitation. Mais c’est là que s’arrête la comparaison avec « Human bomb » : tout ne redeviendra pas comme avant, au lendemain d’une prise d’otages manquée.

5/ Sur les points techniques de chiffrage du programme mentionné par M. Mélenchon.

Le programme de la NUPES ne présente pas de bouclage économique détaillé. En revanche, le programme présidentiel de M. Mélenchon, qui en constitue le socle, a fait l’objet d’une présentation détaillée, dont une vidéo peut être consultée en ligne, et d’analyses de l’Institut Montaigne. Il est exact que nous avons travaillé à partir des chiffrages détaillés, mesure par mesure, de l’Institut Montaigne, qui n’avaient d’ailleurs pas été contestés par les équipes de M. Mélenchon.

Notons que sur les dépenses, les résultats sont proches : 250 mds pour M. Mélenchon, 320 pour l’Institut Montaigne. Cela n’est pas si éloigné, compte tenu des masses en cause. Sur les retraites, l’Institut Montaigne vient d’ailleurs de remonter son estimation d’une dizaine de milliards On est donc bien, selon les estimations, entre 10 et 13% du PIB de dépenses récurrentes supplémentaires.

Comment se fait le bouclage ? M. Mélenchon l’explique dans une slide :

Il y a bien 250 mds de dépenses (en violet à gauche). Ces dépenses sont censées générer des emplois supplémentaires (1,5 million d’emplois dans le secteur privé) et de la consommation (pour 154 mds, dont M. Mélenchon explique qu’il s’agit de la part dépensée des 170 mds de hausse des revenus). Ces dépenses, qui remplissent les carnets de commande des entreprises, génèrent par ailleurs des impôts et cotisations à hauteur de 62 milliards seulement (en vert à droite). S’ajoute en outre une « révolution fiscale », dont le total n’est pas précisé dans le bouclage mais qui porte les recettes supplémentaires de 62 à 267 mds.

C’est pour cela que nous avons repris les estimations de hausses des prélèvements obligatoires réalisées par l’Institut Montaigne, quand elles étaient suffisamment détaillées. On y trouve notamment 50 milliards de hausse des cotisations sociales, dont nous pensons qu’elles ont un impact négatif sur l’emploi et les salaires (voir la note de Terra Nova à l’origine de cette discussion), et 50 mds de hausse d’impôts sur « les riches » et les multinationales, dont nous ne contestons pas le principe (nous sommes favorables à une progressivité accrue de l’impôt sur le revenu et avons d’ailleurs fait des proposition très détaillées ici sur la réforme de l’impôt sur l’héritage et sur la fin de l’ « effacement » des plus-values lors des transmissions de patrimoine, qui permettent aux très riches de ne jamais payer même la flat tax) ; mais il nous semble qu’elles méconnaissent des problèmes de droit et des effets non désirés sur l’assiette taxable.

Par exemple :

  • sur l’impôt sur le revenu, qui rapporte 77 mds, l’orateur qui présentait le programme de la NUPES sur ce sujet parlait de 5 mds de hausses plus 13 mds de suppression de niches fiscales (ce qui fait plus de 20%…). La suppression des niches a aussi un effet multiplicateur, de sens inverse, sur les secteurs économiques qui en bénéficient (construction, services à domicile, outre-mer, etc.). La hausse du barème se concentre sur les revenus de plus 4000 euros par mois, et pousse ses taux jusqu’à 90% (IR+CSG) au-delà de 33 000 euros par mois. Cela s’est déjà fait, rien ne nous choque dans le principe, mais il faut rappeler 1/ que le Conseil Constitutionnel a déclaré non conforme à la Constitution la taxation au-delà de 65% (on est autour de 60% aujourd’hui sur de très hauts revenus en cumulant l’IR, la surtaxe Sarkozy et la CSG), 2/ que la mesure temporaire (et donc constitutionnelle) d’impôt à 75% de François Hollande n’a finalement rapporté que 200 millions. Les gens s’adaptent quand les taux sont extrêmes ; on peut vouloir moraliser la dispersion des revenus en interdisant des revenus extrêmes, mais il ne faut pas compter en tirer un trop grand profit.
  • la même question se pose pour l’impôt sur les successions où le barème monte jusqu’à 100% au-delà de 12 millions d’euros ;
  • sur le rétablissement d’un ISF, qui ne nous choque pas non plus, la réforme d’Emmanuel Macron (transformation de l’ISF en IFI plus flat tax) a coûté in fine 3 mds (ce qui est d’ailleurs non conforme au programme d’Emmanuel Macron en 2017, qui avait annoncé que l’élargissement de l’assiette compenserait l’effet des baisses de taux). Dans ces conditions, si on attend 12 mds du rétablissement d’un nouvel ISF, il faut expliquer comment il sera calculé et comment on tient compte des effets indésirables ;
  • sur la taxe sur les transactions financières (9 mds) il n’est pas non plus tenu compte de ce qu’une taxe significative conduira les opérateurs à éviter de faire des aller-retours inutiles ; ce qui est souvent souhaitable, mais pour accroître ce que Tobin appelait la « viscosité » des marchés, pas pour rapporter de l’argent ;
  • sur la lutte contre la fraude fiscale, le programme prévoit de récupérer 26 mds en régime de croisière en embauchant 1800 agents du fisc, alors que les droits notifiés en 2021 par toute l’administration fiscale – dont seulement un peu plus de la moitié sera recouvré, statistiquement – s’élèvent à 13mds. Par définition, personne ne sait à combien s’élève la fraude, les estimations les plus hautes étant calculées comme si les contribuables non vérifiés, chaque année, fraudaient autant que ceux qui sont vérifiés, ce qui néglige les capacités de ciblage du fisc. C’est pourquoi il vaut mieux partir de ce que touche l’Etat aujourd’hui que d’estimations hasardeuses du niveau de la fraude. Mais en cela M. Mélenchon ne diffère pas beaucoup des autres candidats : la lutte contre la fraude étant un objectif difficilement contestable, c’est le Trésor caché de tous les candidats (l’Institut Montaigne ne semble pas avoir repris ce chiffrage pour cette raison).

Cela dit, nous ne mentionnons tous ces points de détail que pour justifier qu’il nous semble que le programme est extrêmement théorique dans son chiffrage- ce en quoi il ne diffère pas des autres programmes de candidats à la présidentielle. La seule chose qui est certaine, et celle qui diffère des autres candidats, c’est qu’il s’ engage sur un train de dépenses récurrentes de 10 à 13% du PIB. Face à des montants de dépenses aussi massifs, la question n’est pas de savoir comment boucle un modèle théorique qui néglige les effets sur la base fiscale d’une augmentation des taux et qui utilise des multiplicateurs expérimentés dans d’autres temps et sur d’autres volumes ; elle est de savoir quel sera son impact  sur la crédibilité et la soutenabilité de la dette. Crédibilité que les autres déclarations de M. Mélenchon mettent en cause avant toute discussion sur le programme.

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Publié le 13 juin 2022

Un débat sur le multiplicateur… pas à la hauteur

Le débat autour du programme économique de la NUPES a pris des allures de discussion technique réservée aux spécialistes. Pourtant, avant de débattre sur les méthodes de calcul des effets espérés de la dépense publique, ce sont des choix politiques qui doivent être mis en discussion. Quels sont nos objectifs prioritaires, en particulier par rapport aux crises écologiques et sociales ?

De cette de campagne des législatives ressort avant le premier tour un débat étrange entre Jean-Luc Mélenchon et … Terra Nova. Deux questions sont posées : peut-on faire un parallèle entre le programme de la Nupes en 2022 et le programme de Mitterrand en 1981 ? Le « multiplicateur » keynésien est-il de 1,18 ou de 0,8 ? Le multiplicateur réfère au fait que des dépenses supplémentaires génèrent de l’activité et ainsi des recettes supplémentaires à court-terme. Or il existe un autre multiplicateur, plus pertinent, celui de l’impact à long-terme des investissements sur la croissance. C’est ce multiplicateur qui compte car c’est à long-terme que l’on juge de la soutenabilité de dépenses et de dettes supplémentaires.

Pour défendre le sérieux du programme, Mélenchon répond lui-même au sujet de la taille du multiplicateur, en citant Olivier Blanchard (qui ne semble pas être d’accord sur l’interprétation de ses résultats). L’objectif politique est probablement de déminer le sujet pour une partie de l’électorat de gauche supposé sensible à l’argument de sérieux budgétaire. Mais la question du multiplicateur n’est pas à la hauteur d’une élection législative, notamment parce que le multiplicateur dépend de la nature des politiques menées. Parler du multiplicateur dans le vide, sans évoquer les objectifs poursuivis par les politiques n’a pas de sens. Pour reprendre un argument de Terra Nova, dans sa réponse à Mélenchon : « C’est pourquoi aucun économiste keynésien ne considère jamais que le multiplicateur est une donnée stable ».

Les questions de chiffrage sont pertinentes, mais ne peuvent venir qu’après examen des politiques proposées. Si l’on veut juger de la soutenabilité économique du programme, les questions qui devraient se poser sont : réaffirmer la norme du salariat et du CDI est-il susceptible d’augmenter la productivité – en favorisant l’investissement spécifique des salariés dans leurs entreprises – ou de la réduire – en réduisant le turnover ?  Une assurance-chômage protectrice est-elle coûteuse pour la société ou permet-elle aux chômeurs de trouver de meilleurs emplois ? Augmenter la représentation des salariés dans les instances de décision des entreprises permet-il de prendre des décisions de plus long-terme ou biaise-t-il les choix vers les modes de production les plus intenses en travail au détriment de la productivité ? Une planification écologique ambitieuse augmente-t-elle ou réduit-elle la trajectoire de croissance à long-terme par rapport au business as usual ? Une garantie d’accès à tous les services publics essentiels est-elle trop coûteuse à l’heure de l’exil rural ou permet-elle un meilleur équilibre territorial ?  Peut-on se passer du nucléaire et du gaz russe dans la transition énergétique ?  Doit-on relocaliser la production industrielle dans les domaines stratégiques ou profiter des économies d’échelle internationales ? Faut-il réduire les inégalités de revenus et de patrimoine par l’impôt, afin notamment d’égaliser les chances dans l’accès aux positions économiques ou faut-il concentrer les richesses dans les mains des plus riches (et de leurs enfants), présumés plus capables de les investir ? Faut-il créer une allocation d’autonomie pour les jeunes afin que tous puissent se former et investir dans l’entrée dans la vie active sans soucis financiers, de même que les plus aisés ? Faut-il mettre en place au niveau national les moyens de garantir un droit au logement, digne et isolé thermiquement, et à la mobilité, pour que chacun puisse se loger là où il le souhaite et où il peut trouver un emploi, ou laisser faire le marché et les acteurs locaux ? Le plein-emploi demande-t-il d’assurer la possibilité pour chaque famille d’accéder à un mode de garde ? Faut-il intégrer les établissements privés à la carte scolaire afin de lutter contre la ségrégation scolaire et l’inégale acquisition des savoirs ? Faut-il revaloriser les enseignants pour améliorer la formation et, demain, l’emploi de qualité ?

Ce n’est pas que les réponses à ces questions est plus importante que celle du multiplicateur, c’est que ces réponses déterminent, à terme, la taille du multiplicateur et la soutenabilité de la dépense et de la dette. Le programme proposé n’est pas une relance keynésienne mais une bifurcation. La promesse, qu’il s’agit de discuter, est celle d’un sentier plus durable, plus inclusif, et in fine plus productif (une fois les vrais coûts de chaque option révélés). La productivité n’est pas l’objectif final, qui serait plutôt le bien-être et l’accomplissement de chacun, mais elle détermine si certains des investissements proposés sont soutenables.

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L’économie c’est toujours plus compliqué qu’une vision comptable, et d’autant plus si des visions de l’économie et de la société de long-terme s’opposent. Et entre la Nupes et « Ensemble », deux visions s’opposent. Ceci peut se voir par le fait qu’Ensemble ou Renaissance n’ont pas publié de projet législatif. De plus, le projet présidentiel d’Emmanuel Macron est plutôt impressionniste et ne permet pas un chiffrage tel que proposé par Terra Nova sur le projet de Nupes. Cela reflète, il me semble, l’idée que les décisions et arbitrages seront pris au fil de l’eau selon les circonstances économiques (en réalité, politiques). Il s’agit de faire confiance au capitaine d’un gouvernement largement dépolitisé qui prendra les décisions qui s’imposeront lorsqu’elles s’imposeront. Cette vision est très différente de l’idée de bifurcation écologique et sociale contenue dans le projet de la Nupes : il s’agit au contraire, de dévier le Titanic de sa course en le mettant dans une direction plus écologique et moins inégalitaire. Pour être équilibré, Terra Nova devrait donc également peser le coût de garder la direction et la vitesse actuelle.

Aussi, il n’y aura pas de scénario « à la grec » car le scénario grec est celui de gouvernements, surtout conservateurs, qui ont triché dans les comptes, puis des créanciers internationaux qui ont voulu faire payer – parfois de façon irrationnelle, c’est-à-dire coûteuse pour tout le monde – cette faute initiale. En cas d’application du programme de la Nupes, nous ne serions pas dans cette situation puisque les enjeux sont transparents. On parlerait donc d’une situation de bras de fer avec marchés et les institutions européennes (et certains de nos voisins européens), plutôt que d’effondrement et de faillite. Aussi, le programme est celui d’un quinquennat qui serait voté par une majorité diverse, dont deux partis membres sont très attachés à l’Union Européenne. De plus, le Haut Conseil des finances publiques (HCFP) veille à la cohérence de la trajectoire de retour à l’équilibre des finances publiques avec les engagements européens de la France. Si les multiplicateurs ne sont pas aussi élevés qu’estimés, les députés reverront la trajectoire : le risque, c’est moins la faillite que d’être déçus par le manque d’ambition des actes.

Finalement, la vraie question est la suivante : doit-on répondre aux crises actuelles de façon incrémentale, au fil de l’eau et lorsqu’un consensus se dégage au niveau des 27 pays européens ou alors les crises écologiques et sociales demandent-elles un changement de direction et de vitesse majeur, une bifurcation ? C’est à cette question qu’il s’agit de répondre aujourd’hui. Nous n’avons pas beaucoup de temps : la question ne se reposera pas dans les mêmes termes dans 5 ans. La question de la taille du multiplicateur pourra, elle, attendre des séminaires de recherche dédiés.

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Publié le 15 juin 2022

Polémique sur le programme économique de la NUPES : les enseignements d’une controverse

Illustration de notre projet de faire vivre la conversation démocratique, l’échange d’arguments autour du programme économique de la NUPES a contribué à animer le débat électoral des législatives. Sans revenir une nouvelle fois sur le fond ni sur des éléments techniques du débat, la présente note propose un bilan de cet échange et en tire quelques leçons.

Jean-Luc Mélenchon et les économistes de la NUPES ont à nouveau pris à parti Terra Nova lors de leur conférence de presse du 7 juin dernier. Il ne s’agit pas ici d’ajouter une réponse supplémentaire aux échanges publics nourris que nous avons initiés avec eux depuis quelques semaines, mais plutôt d’en tirer quelques enseignements.

Sur le fond, tout d’abord. Contrairement à ce qu’ont prétendu nos interlocuteurs, la première note de Terra Nova, sous la signature de Guillaume Hannezo, ne proposait pas un chiffrage du programme de la NUPES, mais une description de ses probables effets économiques, sociaux et politiques sur notre pays et sa situation en Europe. Le travail de chiffrage nous semblait avoir été fait par l’Institut Montaigne (pas si mal, du reste, selon Jean-Luc Mélenchon lui-même). Notre objet n’était donc pas d’amender cette copie, mais d’essayer de décrire les conséquences de ce qu’elle mettait en exergue : un choc historique de dépenses et de prélèvements obligatoires. Le procès qui nous est fait sur le thème « ils n’ont rien fait, ils se sont contentés d’utiliser le travail des autres » est donc sans objet à nos yeux.

Toujours sur le fond, nos interlocuteurs ont voulu engager avec nous un débat d’experts sur le multiplicateur keynésien, à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon lui-même. Nous n’avions pas placé cette question au cœur de nos analyses car elle est en réalité secondaire : comme on le verra plus loin, même avec un multiplicateur élevé, le bouclage du programme économique de la NUPES demeure hautement problématique. Nos interlocuteurs ont néanmoins voulu en faire la mère de toutes les batailles. Dont acte. Nous avions dit 0,8 en nous fondant sur la dernière grande revue de littérature sur le sujet. Jean-Luc Mélenchon nous a répondu 1,18. Puis ses experts ont présenté des tableaux issus du modèle de la Banque de France qui proposaient des valeurs pour l’essentiel inférieures à celles avancées par le leader de la France insoumise…

Ces flottements s’expliquent par quelques arrangements volontaires avec les outils utilisés : alors que les économistes de la NUPES prétendaient s’appuyer essentiellement sur le modèle de la Banque de France, la conférence de presse du 7 juin a permis de comprendre qu’ils adoptaient un multiplicateur plus élevé que celui de la Banque de France, notamment pour l’investissement. La vertu d’un débat public approfondi est aussi de pousser les acteurs à expliciter et à justifier leurs hypothèses… C’est chose faite.

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Nous continuons de penser cependant que cette discussion sur le multiplicateur keynésien n’est pas le cœur du sujet. Selon nos propres estimations, l’exercice de correction auquel se sont livrés les économistes de la NUPES à partir des modèles publics conduit à majorer de 1 à 2 points de PIB l’effet bénéfique sur le solde public par rapport au résultat qu’ils auraient obtenu en appliquant strictement les « vrais » multiplicateurs de la Banque de France. 1 à 2 points de PIB, c’est beaucoup dans l’absolu, mais peu rapporté au choc global de dépenses publiques envisagé (plus de 10 points de PIB). Bref, la « grande affaire » du multiplicateur keynésien ne règle au mieux (c’est-à-dire en redressant volontairement les modèles) que 20% du différentiel de chiffrage entre l’Institut Montaigne et la NUPES, et sans doute moins. Comme nous l’avions dit, ce débat n’a sans doute pas l’importance que la NUPES a voulu lui donner. Au bout du compte, alors même qu’il se fonde sur un effet majoré du multiplicateur keynésien, son programme ne peut être bouclé qu’avec une très lourde ardoise fiscale : une hausse sans précédent des prélèvements obligatoires (d’environ 200 Mds d’euros) destinée à financer majoritairement des transferts et minoritairement des investissements. Une dimension du programme sur laquelle les représentants de la NUPES sont restés assez discrets et souvent vagues mais qui est la contrepartie nécessaire de leurs propres calculs.

La question n’est pas de savoir ici si, dans l’absolu, ce choc fiscal est souhaitable ou pas. Contrairement au procès d’intention qui nous est fait, nous ne souscrivons pas à l’adage thatchérien « There is no alternative ». On peut très bien penser que l’Etat serait un meilleur investisseur que le privé et qu’il serait en ce sens légitime à capter les revenus non dépensés des ménages aisés pour les allouer à des fins plus conformes à l’intérêt général ; nous ne sommes d’ailleurs pas opposés à une révision de la fiscalité du patrimoine et critiques sur la transformation de l’ISF en IFI. Mais on peut aussi discuter cette hypothèse. En dehors de domaines comme l’éducation ou l’écologie, cette évidence de la plus grande compétence de l’Etat investisseur n’en est pas une. Et, encore une fois, le programme de la NUPES est plus généreux en transferts qu’en investissements.

Dans tous les cas, il faut être conséquent et expliquer « comment ça marche ». Or, c’est là que le bât blesse : la NUPES surestime (comme beaucoup d’autres…) les recettes fiscales qu’elle pourrait tirer de la lutte contre la fraude fiscale, sous-estime certainement les effets de sa politique volontariste sur l’assiette de certains impôts et minimise clairement l’impact de ces hausses des prélèvements obligatoires sur l’activité économique dans son ensemble. Au total, le multiplicateur pourrait même être inférieur à ce qui est envisagé par la Banque de France compte tenu de la taille du choc et de la faible confiance des investisseurs (comme on l’a vu avec la relance opérée en 2018 par la coalition populiste italienne).

Au total, nous pensons que ce programme économique a de fortes chances de déboucher sur une dynamique de déficit et d’endettement insoutenable, qui plus est dans une période de hausse des taux directeurs de la BCE (appelés à revenir en territoire positif dans les prochains mois) et de cessation de ses achats nets de dettes souveraines sur le marché secondaire, et dans une conjoncture où une relance de la demande risque de se heurter, au moins dans un premier temps, aux goulets d’étranglement de l’offre (désorganisation des chaînes logistiques, problèmes d’approvisionnement, problèmes de recrutement, etc.). La question de savoir comment on finance un déficit public croissant se pose donc et c’est précisément cette question qui était au cœur de notre interpellation.

Guillaume Allègre a raison de souligner que cette question est secondaire par rapport à celle des fins poursuivies par l’action publique et qu’on devrait parler des intentions avant de s’interroger sur les moyens, mais elle ne saurait en être détachée pour autant. On pourrait ainsi facilement se mettre d’accord avec les partisans de la NUPES sur la nécessité d’une transition écologique plus rapide et plus déterminée, mais sans doute plus difficilement sur les moyens d’y parvenir. Or, contrairement à que l’on se plait à croire, les débats sur la théorie et les moyens du changement n’ont rien d’accessoire. Ils font même très souvent la différence entre le succès et l’échec.

Le débat a néanmoins permis de faire ressortir deux éléments qui étaient jusqu’ici restés dans la pénombre ou dans un état de formulation relativement latent. Le premier est assez anecdotique mais significatif : le projet d’un audit citoyen sur les « dettes illégitimes » – qui figure bel et bien dans le programme de la NUPES comme nous l’avions rappelé – n’a été ni commenté ni contesté par nos interlocuteurs. Dont acte. Le second réside dans la stratégie de réponse à une éventuelle attaque des marchés financiers sur la dette française qui a été, elle, clairement explicitée : c’est ce que l’on a appelé la stratégie de la « prise d’otages ». Le raisonnement est en effet très clair dans la réponse que nous a faite Jean-Luc Mélenchon : « Une attaque des marchés financiers sur le refinancement de la dette française s’étendrait par contagion à l’Espagne et l’Italie. Mais aussi à la Grèce et au Portugal dans une moindre mesure. Si les 2e, 3e et 4e économies de la zone euro sont sous pression, la BCE sera contrainte d’agir. Sinon ce serait risquer une crise systémique, l’explosion de la zone euro et un impact terrible de la banqueroute alors que 5 banques systémiques sont logées en France. Qui peut vouloir cela ? La BCE ne laissera pas ce risque se matérialiser et la banque centrale dispose d’outils pour casser les attaques spéculatives contre les Etats. » La démonstration repose sur un savoureux retournement du « too big to fail » au profit d’un Etat, en l’occurrence la France, qui menacerait d’emporter dans sa chute trois ou quatre économies voisines. Un chantage au suicide accompagné de puissants dégâts collatéraux pour contraindre la BCE à financer les choix d’un membre de l’Union européenne sur 27. Voici donc explicitée la stratégie de réponse du leader de la France insoumise devenu leader de la NUPES. Si elle n’avait servi qu’à cela, cette polémique aurait été utile. Il est bon, dans une démocratie et plus encore dans une union de 27 pays qui ont décidé de mettre leur destin en commun, que les intentions des candidats soient clairement assumées.

Les représentants de la NUPES ont pris soin de présenter cette stratégie d’endiguement des marchés financiers comme une forme de prudence ou de provision. On aimerait les croire et considérer que cette arme ne sera jamais dégainée. Mais compte tenu du risque très élevé qu’un tel programme emmène notre pays dans une dynamique d’endettement insoutenable, on est conduit à imaginer que ce scénario pourrait au contraire être activé. Car, contrairement à Yanis Varoufakis, nous ne souscrivons pas à l’idée cynique que les programmes électoraux comptent « pour du beurre ».

Sur la forme ensuite. Une large partie des réactions de nos interlocuteurs ne portait pas sur les questions que nous leur posions mais sur l’appréciation de notre crédibilité. Nous sommes fiers de ne pas nous être livrés au même jeu d’où le débat public ne sort jamais grandi et qui finit par dissuader quiconque d’entrer dans la discussion. On ne peut pas mépriser à longueur de temps ses interlocuteurs et s’étonner ensuite de ne pas en trouver pour débattre sérieusement et sereinement sur le fond. Si le vocabulaire des civilités démocratiques paraît trop bourgeois aux Insoumis, qu’ils se rappellent au moins que politique et politesse sont de la même famille.

Il fut ainsi soigneusement rappelé que Guillaume Hannezo avait été banquier d’affaires et qu’à ce titre, il ne pouvait pas être crédité d’une véritable impartialité dans la discussion. Il fut également insinué que notre association est « dirigée par des grandes entreprises », ce qui est factuellement faux et vérifiable. Dans la même veine, il fut souligné que les économistes de la NUPES sont tous indépendants parce qu’universitaires, alors que les économistes mis en avant par Terra Nova ne sont pas universitaires et donc supposés inféodés aux intérêts privés (veut-on réserver le débat public en économie aux seuls universitaires et, si oui, à quoi bon alors proposer des débats aux « profanes » ?). La stratégie de Jean-Luc Mélenchon et de ses amis consistant à mélanger sans cesse disqualification et argumentation finit par subordonner la volonté de convaincre à la volonté d’éliminer.

Il fut encore soigneusement rappelé qu’il y a plus de dix ans, Terra Nova avait publié un rapport recommandant à la gauche de ne pas rechercher prioritairement les suffrages des ouvriers et des employés, et de leur préférer ceux des jeunes, des femmes ou des quartiers populaires. Une stratégie avec laquelle j’ai moi-même pris mes distances à plusieurs reprises publiquement et sur laquelle je suis longuement revenu ici, mais où nos interlocuteurs voient un acte de trahison qui oblitèrerait définitivement toute prise de parole de notre part. Plus largement, nos interlocuteurs nous ont installés d’emblée dans le rôle de « bourgeois » épouvantés par la montée de l’« union populaire ». Cette réduction de l’adversaire à sa condition sociale et à un régime d’intérêt de classe était un vice méthodologique constant des intellectuels communistes il y a quelques décennies (c’est Sartre qu’il faut relire sur le sujet) : le voici revenu en grâce chez les Insoumis. A ce compte, ni François Mitterrand ni même Léon Blum n’auraient trouvé grâce à leurs yeux !

A ces assignations sociologiques sommaires correspondent naturellement des assignations idéologiques tout aussi catégoriques : nous avons été systématiquement décrits par eux comme « néolibéraux ». Il serait simple, quoique fastidieux et sans doute inutile de faire ici la liste des travaux de Terra Nova instruisant la critique des politiques néolibérales (par exemple, ici), de rappeler nos propositions en matière de fiscalité du patrimoine (ici et ), nos nombreux rapports et notes en faveur d’une transition écologique plus rapide (ici et ), nos critiques à l’endroit de ceux qui plaident à toutes forces pour une réduction des effectifs de la fonction publique ou pour la théorie du New Public Management (ici et ), notre plaidoyer en faveur d’un revenu minimum décent (ici), etc. Bref, de démontrer que les choses sont infiniment plus compliquées que ne le laissent entendre aujourd’hui les représentants de la NUPES. Mais ce qui est contesté à travers ces étiquetages successifs, ce n’est pas seulement notre crédibilité intellectuelle : plus fondamentalement encore, c’est l’existence d’une pensée de gauche qui ne se laisse pas digérer dans le mouvement de la NUPES. N’en déplaise aux volontés impériales de Jean-Luc Mélenchon, la NUPES n’est pas et ne sera pas toute la gauche.

Ces étiquetages sommaires avaient enfin une dernière fonction : faire de nous les porte-parole des adversaires électoraux de Jean-Luc Mélenchon. Des représentants de la NUPES firent d’ailleurs observer que nous n’avions pas proposé de lecture critique équivalente du programme économique d’Emmanuel Macron, ce qui était censé signer notre enrôlement parmi les macronistes. Et puisque nous étions identifiés à cette famille politique, il nous fut proposé de participer à un débat public avec les économistes de la NUPES pour qu’enfin la lumière soit faite.

La vérité est que, si nous n’avons pas publié une lecture critique équivalente du programme économique d’Emmanuel Macron, c’est parce qu’il ne présente pas des risques équivalents de dérapage des déficits publics et de mise en danger de l’édifice européen. Les éléments de chiffrage dont nous disposons à ce sujet n’en font pas un modèle de rigueur, mais la balance des recettes et des dépenses envisagées est beaucoup moins déséquilibrée que dans le cas de la NUPES. Cela n’a pas empêché Guillaume Hannezo, dans sa note, de dresser un bilan macro-économique assez critique de la mandature écoulée, fait passé complètement sous silence par nos interlocuteurs.

Enfin, si nous n’avons pas donné suite aux propositions de débat public avec la NUPES, c’est pour deux raisons. La première est que, n’étant candidat à rien, nous n’avions aucune raison de nous comporter comme leurs opposants politiques sur des plateaux de télévision ou dans des studios de radio. Nous nous serions mis dans une posture que nous récusons et serions passés pour ce que nous ne sommes pas : les représentants du « camp d’en face ». La seconde, c’est que… ce débat avait bel et bien lieu, mais sous la forme structurée et référencée d’écrits développés, laquelle nous semble mieux convenir au commerce des idées que La Grande Conversation a vocation à nourrir.

Comme il ne faut jamais clore une conversation sans saluer son interlocuteur, je veux néanmoins finir en remerciant les représentants de la NUPES qui ont pris part à ces échanges. Dans une campagne électorale dont ils dénoncent sans cesse (et à raison) l’apathie, ils auront permis d’éclairer un peu mieux certains points.