Publié le 12 juin 2023
Les démocraties libérales vivent une crise de la délibération. Cette crise prend des formes différentes d’un pays à l’autre, mais toutes les démocraties sont concernées, et il semble nécessaire de poser un diagnostic sur cette crise, tant elle suscite des analyses divergentes, et parfois délirantes.
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Dans les démocraties représentatives, la délibération a une double dimension : la délibération des parlementaires qui votent la loi ; la délibération des citoyens qui échangent pour former et informer leurs opinions et décider de leur vote aux élections. Hors des périodes électorales, ils s’expriment également pour faire pression sur le pouvoir politique, par la manifestation, la pétition, et leurs réponses aux sondages. Les réseaux sociaux et les exercices de démocratie participative, comme les conventions citoyennes, ont apporté de nouveaux outils à cette expression des citoyens. Ces deux délibérations sont de nature différente, mais interagissent l’une avec l’autre. Des groupes de citoyens essaient de faire pression sur la délibération des élus, comme on l’a vu récemment lors des débats au sujet de la loi sur les retraites. La participation citoyenne est souvent présentée comme un remède aux difficultés que rencontre la démocratie représentative, en particulier la perte de légitimité des élus. En réalité, les deux types de délibération souffrent des mêmes maux et sont confrontés à une crise similaire.

La crise de la délibération parlementaire

La délibération parlementaire est cadrée par des règles strictes qui rendent possible qu’elle soit tranchée par un vote : la durée de la délibération, l’examen en commission, les temps de parole, les techniques d’amendement, le moment du vote : tous ces éléments sont normés. Ce cadrage de la délibération est ce qui fait la force de la démocratie représentative, mais aussi sa faiblesse. Le parlementarisme rationalisé offre à l’exécutif des outils qui contraignent et limitent la discussion des amendements et permettent, par exemple, le vote bloqué, la procédure d’examen accélérée ou encore l’adoption sans vote au titre de l’article 49.3 de la constitution. Les représentants de l’opposition ont souvent le sentiment que le point de vue minoritaire n’est pas pris en compte, et les citoyens voient de plus en plus dans ces outils de contrainte un déni de démocratie, une entrave à une authentique délibération. L’Assemblée nationale issue du scrutin de juin 2022 a particulièrement mis en lumière ces faiblesses parce que l’exécutif n’y dispose pas d’une majorité absolue pour voter la loi. Pendant 60 ans, de 1962 à 2022, le Parlement français n’était pas vraiment un lieu où la loi se fabriquait et se débattait, mais plutôt un espace où une majorité soutenait le gouvernement en votant ses textes, tandis qu’une minorité s’y opposait. Le surnom des députés de la majorité, les « godillots » sous de Gaulle, les « Playmobil » sous Macron, illustre cette dérive ou l’assentiment prend le pas sur la délibération.  Depuis 1958, les taux de vote dissidents sur les principaux textes économiques et sociaux étaient inférieurs à 6%.  Avec cette assemblée sans majorité, et après tant d’années où le vote était facile à obtenir, les acteurs politiques n’ont pas trouvé de modus operandi pour construire des compromis. Cette incapacité politique est bien sûr due à l’absence de culture du compromis de la classe politique tout entière, mais surtout au prisme présidentiel avec lequel elle aborde la question de l’exercice du pouvoir et anticipe les prochaines échéances. Si la France Insoumise joue la carte de l’obstruction des débats parlementaires, si le Rassemblement National se contente de voter les propositions des autres, si Les Républicains, les socialistes, les verts affirment haut et fort leur opposition à Emmanuel Macron et leur refus du compromis, si l’exécutif agit comme s’il disposait d’une majorité absolue au Parlement, c’est que tous ont en tête l’élection présidentielle comme structurant la mandature, et la prochaine échéance électorale de 2027, comme enjeu majeur. Ils refusent de voir le message politique clair adressé par les électeurs avec cette assemblée sans majorité, message confirmé dans un sondage où ils affirment leur préférence pour un système sans majorité absolue (Tableau 1).

 « Le bon système politique, c’est celui où il y a une majorité absolue à l’Assemblée nationale : les lois sont votées rapidement, les Français savent qui est responsable de quoi et aux prochaines élections, ils sanctionnent ou reconduisent cette majorité. Au final, c’est plus clair et plus efficace »« Le bon système politique, c’est celui où il y a une majorité relative à l’Assemblée : le Gouvernement est obligé de tenir compte de l’avis des oppositions, il y a de vrais débats à l’Assemblée, il faut trouver des compromis. Au final, c’est plus représentatif de l’avis de l’ensemble des Français »
Ensemble3070
LFI/PCF2278
EELV1882
PS2575
LREM4852
LR3763
RN2872
Reconquête3070
Sans proximité partisane2872
Tableau 1 : Préférence pour une majorité absolue ou une majorité relative à l’Assemblée nationale

La crise de la délibération parlementaire en France a donc ceci de particulier qu’elle n’est pas seulement due à la polarisation politique et l’ascension aux extrêmes, comme aux Etats-Unis, au Brésil ou au Royaume Uni, mais aussi à la divergence entre des électeurs qui penchent pour un modèle parlementaire et des élus qui restent enfermés dans le modèle présidentiel. Et cette volonté de préserver le présidentialisme, conduit certains partis comme le Rassemblement National ou Les Républicains à proposer de généraliser la pratique du référendum pour contourner et museler un peu plus un Parlement sans majorité absolue. Etendre le recours au référendum pour trancher des sujets de société tels que les retraites, l’immigration ou l’éducation, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Comme le notent dans Telos, Elie Cohen, Gérard Grunberg et Bernard Manin : « Les problèmes les plus importants posés à nos démocraties sont de plus en plus complexes, nécessitant à la fois pour les résoudre une connaissance précise de leurs différents aspects, notamment techniques, et une anticipation suffisante des effets possibles des choix effectués. Il est particulièrement délicat de transformer ces questions complexes en choix binaires à présenter aux citoyens. » Aucune solution de compromis n’est possible dans un référendum, l’affrontement est consubstantiel à la procédure : le texte proposé est à prendre ou à laisser. Le référendum sur le Brexit a montré jusqu’où pouvait aller cette mise en tension de la société. L’imposition de la démocratie directe pour gouverner se traduirait par une polarisation accrue, et une concentration du pouvoir entre les mains de celui qui a généralement l’initiative de la proposition, en l’occurrence le chef de l’Etat, seul maître de la formulation de la question posée et de son opportunité – du moins pour les référendums correspondant à l’article 11 de la constitution. L’affaiblissement du parlement en serait aggravé, les parlementaires ne pouvant pas s’opposer à « l’expression directe de la volonté du Peuple », législateur en dernier ressort.

La crise de la délibération citoyenne

Le nouveau régime médiatique, marqué par l’hégémonie des réseaux sociaux et des médias d’opinion, qui a succédé à celui où télévisions généralistes et médias d’information exerçaient leur domination, est, de son côté, caractérisé par la recherche du dissensus et de la polarisation des opinions. Ce changement de paradigme a des effets délétères sur la délibération citoyenne. Pour maximiser l’engagement de leurs utilisateurs, les algorithmes des plateformes valorisent les contenus qui choquent et qui indignent. La dispute prend le pas sur la discussion. L’opinion devient davantage une expression de soi qu’un dialogue avec autrui, et l’opinion de l’autre est diabolisée. Les médias d’opinion prennent le contrôle de l’agenda politique, grâce à la chambre d’écho que leur offrent les réseaux sociaux.

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Non seulement le nouveau régime médiatique ne favorise pas la délibération démocratique, mais il tend à l’empêcher. La manifestation de cette crise de la délibération se trouve, entre autres, dans la réticence croissante des citoyens ordinaires à participer au débat politique sur les réseaux sociaux. La communauté citoyenne de 50 personnes que La Grande Conversation avait réuni avec l’institut BVA à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022 l’avait exprimé avec force. Le groupe de personnes, interrogées en octobre 2021, anticipaient des conversations politiques avec des proches, dans le cadre familial ou amical à propos de la campagne présidentielle. Mais, à l’exception de quelques-uns des plus jeunes, les réseaux sociaux n’apparaissaient pas comme un lieu de débat politique acceptable. La peur de s’y exposer et d’y susciter des réactions violentes ou agressives dissuade l’immense majorité de s’y aventurer. La superficialité des échanges ou la monopolisation par les extrêmes nourrissent d’importantes préventions. Les verbatims de cette étude qualitative sont très clairs :

« Je ne partage pas mes opinions sur les réseaux sociaux qui sont propices aux commentaires inappropriés »,

« Les réseaux sociaux qui auraient pu être la meilleure des choses sont en fait la pire : peu d’analyses, peu de réflexions de fond mais des affirmations péremptoires, des injures »,

« Je les utilise très peu et j’ai tendance à trouver que le débat peut devenir stérile ou que les gens peuvent vite s’emporter ».

La majorité des Français ne semblent pas rechercher la confrontation et la conflictualité. Ils auraient même tendance à la fuir. Cette attitude fait ressortir, par contraste, le caractère déformant et non représentatif du débat d’opinion sur les plateformes. L’espace public structuré par le nouveau régime médiatique est de plus en plus polarisé, alors que l’espace privé des conversations familiales et amicales est plus prudent et plus civil. Les réseaux sociaux ne reflètent pas la sensibilité politique des Français et ne sont pas le lieu de leurs échanges politiques, mais ils monopolisent le débat. Le Politoscope de l’Institut des Systèmes Complexes atteste que le débat politique y est confisqué par les extrêmes. Au cours du premier trimestre 2023, « la twittosphère politique française continue de se radicaliser, avec pour plus grosse communauté, la communauté tendance complotiste / alt-right autour de Florian Philippot / Asselineau / Dupont-Aignan (30,5%) loin devant celle de LFI à 16%. Le bloc d’extrême droite pèse près de 41,5%,  le total des extrêmes du spectre politique (LFI + bloc d’extrême droite) pèse 57,5%. » L’échange politique sur Twitter ou sur Facebook est monopolisé par une minorité d’activistes et de professionnels, C’est pour cette raison que la distribution des opinions y est à ce point différente de celle de la société française.

L’aversion des citoyens pour le nouveau régime médiatique est confirmée par cette enquête de l’Observatoire Société et Consommation du 1er septembre 2022 : 53% des Français déclarent souffrir de fatigue informationnelle, dont 38% en souffrent « beaucoup ». 85% ont l’impression de voir tout le temps les mêmes informations dans une journée, 59% ont le sentiment d’un trop plein d’informations qui les empêche de prendre du recul, 53% a l’impression, à la fin de la journée, de ne rien avoir lu, ou entendu d’utile ou intéressant, et 51% a du mal à distinguer ce qui est vraiment important dans le flot d’informations. Dans l’ancien régime médiatique, les médias centraux proposaient un socle d’informations partagées par une large majorité des citoyens, et orientaient l’agenda politique, la fatigue informationnelle est le symptôme de la disparition de ce dispositif.

La spirale du silence

En 1974, Elisabeth Noelle-Neumann avait publié un article, qui a eu un large écho, où elle développait sa théorie de la spirale du silence. Les individus n’expriment publiquement leurs opinions que s’ils se sentent soutenus par d’autres. Ils se servent des médias pour connaître la distribution des opinions dans la société. Quand ils se sentent sans soutien, des groupes d’individus, qui peuvent parfois constituer une majorité, perdent confiance et se retirent du débat public, ils accélèrent ainsi l’affaiblissement de leur courant d’opinion à travers une spirale du silence qui s’auto-alimente. Ils ne changent pas d’opinion mais s’abstiennent de participer à la discussion politique. Dans cette théorie, les médias sont utilisés par les individus comme des indicateurs de la distribution des opinions légitimes, pour déterminer qui a le droit de parler et qui doit rester silencieux. Quand elle présente sa thèse, Elisabeth Noelle Neumann vise le biais de gauche des journalistes de la presse allemande et européenne, et la spirale du silence a souvent été évoquée pour signaler la sous-représentation des opinions extrêmes ou dissidentes. Aujourd’hui, le phénomène est inversé et les opinions modérées sont chassées du débat public par la dynamique agonistique du système. Le Politoscope montre que les médias sociaux introduisent un biais d’extrême-droite, mais il faut aller plus loin dans le raisonnement : ce que le nouveau régime médiatique suggère aux citoyens, c’est que le dissensus est la norme et représente un horizon souhaitable pour les démocraties. C’est le désir de consensus qui fait désormais l’objet d’une spirale du silence.

La démocratie participative est-elle une solution ?

Face à cette crise de la délibération citoyenne, des voix s’élèvent pour promouvoir la démocratie participative. Les Conventions citoyennes en particulier, qui réunissent 100 à 200 participants tirés au sort et représentatifs de la diversité sociale, sont présentées comme une méthodologie efficace pour réintroduire une information de qualité, de la civilité et du débat rationnel entre les citoyens. La Convention citoyenne présente beaucoup d’avantages et son efficacité en matière de délibération est avérée. Elle permet un échange de qualité en offrant une formation accélérée aux participants, confrontés aux meilleurs experts du sujet traité. Le problème est que cette formation et la délibération approfondie des conventionnels font qu’à l’issue de la convention, ils ne sont plus vraiment représentatifs des préférences de la communauté qu’ils sont censés incarner. Bien sûr, c’est précisément la vertu d’une délibération honnête que de favoriser les changements d’opinion à la lumière des informations et du débat. Mais à la fin, les protagonistes sont devenus des citoyens bien informés et compétents sur le sujet traité, contrairement aux autres citoyens, et ils s’éloignent ainsi du mainstream. De la même façon que l’élection marque une séparation et une distance entre l’élu et ses électeurs dans la démocratie représentative, le tirage au sort et l’acquisition de compétences en font autant pour les conventionnels, dans la délibération citoyenne. Dans Le Parlement des citoyens, Thierry Pechinsiste sur cet aspect de la Convention citoyenne pour le climat, en la comparant au Grand Débat, organisé par Emmanuel Macron pour répondre au mouvement des gilets jaunes : « A côté de ce foisonnement participatif, la Convention citoyenne pour le climat fait figure de miniature ouvragée ou d’expérience de laboratoire. Ses procédures de discussion, son système d’information, ses précautions procédurales, ses conclusions sont d’une qualité infiniment supérieure, mais elle est d’une échelle microscopique : c’est un exercice réservé à quelques happy few soigneusement sélectionnés par le double jeu du hasard et des critères de représentativité. Ici n’entrent que ceux qu’on est allé chercher et qui ont accepté ».

On retrouve ainsi dans les exercices de démocratie participative fondés sur la délibération de mini-publics, cette séparation entre représentant et représenté qui alimente la critique de la démocratie représentative. Le destin des travaux de la convention sur le climat illustre l’écart entre le cercle restreint des citoyens bien informés et une opinion publique indifférente ou mal informée. En quête de dissensus, les médias n’ont pas rendu compte de l’ensemble des propositions de la convention, et ont cadré leur message sur le non-respect par le Président de la République de sa promesse de reprendre ces propositions « sans filtre ». Le récit médiatique du renoncement et de la trahison était alors enclenché, et face à la loi Climat et résilience, les médias ont poursuivi ce récit, et repris pour l’essentiel la critique des écologistes sur son manque d’audace et d’envergure. Ils négligeaient ainsi que certaines mesures radicales proposées par la convention, comme les ZFE (zones à faible émission), le ZAN (zéro artificialisation nette), et l’interdiction de la location des « passoires thermiques », étaient bien reprises dans la loi. Elles sont donc passées inaperçues, et aujourd’hui, c’est une opinion publique surprise qui découvre ces mesures, comme surgies de nulle part, et ce sont des collectivités locales, des industriels, des promoteurs, des propriétaires, paniqués, qui réclament leur report ou leur suspension. Une délibération réussie d’une poignée de citoyens n’a pas d’effet bénéfique sur l’opinion publique dans son ensemble, parce qu’elle produit du consensus là où le régime médiatique exige et ne veut voir que du dissensus.

Résoudre la crise de la délibération

La résolution de la crise de la délibération est un préalable à la promotion de la démocratie participative. Il ne faut pas se tromper de diagnostic : les électeurs s’abstiennent dans les scrutins, ou rejettent la démocratie représentative, parce qu’ils ne peuvent plus former leurs volontés politiques dans le système délibératif actuel. Ils assistent, en spectateurs impuissants, à un simulacre de confrontation, mis en scène par les médias d’opinion et accéléré par les plateformes. Personne ne considère que ce théâtre d’ombres correspond à un débat démocratique. La délibération est un processus de discussion fondé sur une offre politique et sur la recherche d’un consensus pour la prise d’une décision, éventuellement sanctionnée par un vote majoritaire. Cette recherche du consensus ou du compromis est donc essentielle à la réussite de la délibération. Or celle-ci n’est plus recherchée dans le débat public : la confrontation des opinions a muté en affrontement des extrêmes. En fin de compte, démocratie représentative et démocratie participative sont confrontées au même problème, celui d’une délibération devenue impossible dans le nouveau régime médiatique. L’une n’est pas le remède de l’autre. Elles ont toutes les deux besoin d’un renouveau de la délibération démocratique.

Pour sortir de la crise de la délibération, il faut construire une régulation du nouveau régime médiatique et nous en sommes encore très loin. Les avancées réelles que représente le DSA (Digital Services Act), porté par la Commission Européenne, ne concerne que le traitement des contenus numériques litigieux.  Le DSA vise à organiser et à déjudiciariser la modération des contenus, en déployant des procédures précises pour définir et traiter les contenus illicites. La question de l’accès des citoyens à des points de vue contradictoires n’entre pas dans le champ de la directive. Or la délibération citoyenne réclame que l’on soit exposé à une pluralité d’opinions et notamment à des opinions différentes des siennes. C’est pourquoi les médias généralistes ont joué un rôle si important dans la présentation d’opinions contradictoires et dans la confrontation de ces opinions. Leur modèle économique les incitait à viser le public le plus large, la conception du journalisme qui y régnait était celle de l’objectivité de l’information, et le mode de financement, publicité ou argent public, poussait à la recherche du consensus plutôt que du dissensus. À l’inverse, le modèle économique des plateformes les conduit à personnaliser et individualiser l’information, au point que celle-ci peut être complotiste pour certains, tout en restant objective pour d’autres. Elles fabriquent de la polarisation politique pour mieux capter l’attention de leurs utilisateurs. La parole y est libre, mais la contradiction n’y prend quasiment jamais la forme d’un échange civilisé d’arguments où les parties se témoignent de la considération mutuelle. On s’aperçoit alors que la liberté d’expression, sans le dialogue, sans la délibération, corrompt le principe démocratique. La confrontation des points de vue semblait être une composante naturelle de la liberté d’expression. On a eu tendance à oublier qu’elle n’avait rien de naturel.

Cette confrontation des points de vue était le principe fondateur de la Fairness Doctrine qui a régulé les médias audiovisuels américains pendant soixante ans, de 1927 à 1987. Cette doctrine, mise en œuvre par la Federal Communication Commission, obligeait les médias à présenter dans leurs programmes d’information « des points de vue opposés sur des problèmes d’importance publique faisant l’objet de controverses », et à le faire d’une façon « honnête, équitable et équilibrée ». Dans un arrêt célèbre rendu en 1969, Red Lion Broadcasting Co contre FCC, la Cour Suprême des Etats-Unis a statué que cette doctrine était conforme à la Constitution, parce qu’elle permettait aux citoyens d’accéder à une pluralité de points de vue, dans un débat politique contradictoire. L’importance de cette décision mérite d’être soulignée, parce qu’elle plaçait le principe de la confrontation des points de vue au-dessus du principe de la liberté d’expression, mis en avant par le média qui avait initié ce procès. Bernard Manin remarque qu’en matière de liberté d’expression, c’était « le droit des auditeurs et des téléspectateurs, non celui des émetteurs, qui avait la priorité ». L’avis de la Cour précisait clairement ce point : « La parole concernant les questions publiques, est plus qu’une affaire de libre expression, elle tient à l’essence même du gouvernement du peuple par lui-même ». Ainsi, la délibération démocratique ne peut fonctionner que si l’accès à des points de vue contradictoires est garanti à tous les citoyens. Il faut certes protéger la liberté d’expression, mais il faut aussi protéger le principe du débat contradictoire et accessible à tous.

Retrouver l’esprit de la Fairness Doctrine, et l’adapter au nouveau régime médiatique est une piste intéressante, parce qu’elle touche le cœurdu modèle économique des plateformes et des chaînes d’opinion. Dans Le business de la haine, nous avons présenté les pistes d’une telle régulation. Tout d’abord, il est parfaitement possible d’imposer un contrôle démocratique des algorithmes. Il ne s’agit pas de demander aux plateformes de publier leurs codes sources, mais d’obtenir la transparence sur les instructions données aux algorithmes, ainsi qu’une transparence statistique sur les effets de ces algorithmes, notamment en matière de recommandation de messages politiques. Pour lutter contre la fabrique de masse du dissensus, il faut affirmer le principe de confrontation des opinions comme fondement d’un espace public démocratique. La mise en œuvre de ce principe permet de créer un lien puissant entre régulation des plateformes et régulation des médias. Les plateformes devraient apporter la preuve qu’elles respectent ce principe en recommandant des contenus d’opinions divers et pluralistes. L’autorité de régulation pourrait vérifier que ce principe est appliqué et sanctionner les manquements. Et, du côté des médias, il faut prendre conscience que le simple décompte des temps de parole des responsables politiques, tel qu’il est pratiqué en France, ne sert à rien pour assurer le respect de la diversité des points de vue. Il faut partir de la notion de « controverse essentielle » et prendre en compte les expressions de tous ceux qui interviennent sur le thème de la controverse, qu’ils soient éditorialistes, animateurs, journalistes, experts, activistes ou témoins. Il faut en particulier s’intéresser à la propension des chaînes d’opinion à privilégier les points de vue extrêmes au détriment des points de vue modérés qui s’inscrivent mal dans leur stratégie du clash.

Le nouveau régime médiatique oblige à formaliser ce qui était jusqu’alors informel dans la délibération démocratique : l’exposition du plus grand nombre à des points de vue contradictoires et informés. Dans ce registre, une piste intéressante à explorer est celle du cycle délibératif, présenté dans le Rapport Bernasconi, Rétablir la confiance des Français dans la vie démocratique, remis au Premier ministre en février 2022. Il s’agit d’institutionnaliser le déclenchement d’une délibération citoyenne et parlementaire sur un sujet de controverse clairement identifié, à l’initiative du gouvernement, du parlement ou d’un nombre significatif de citoyens. Pour que cet exercice soit efficace, il devrait comporter certaines obligations pour les médias et les réseaux sociaux de couverture équilibrée de la délibération, inspirées de la Fairness Doctrine.C’est à ce prix que la société civile pourrait reprendre le contrôle de l’agenda politique, lutter contre sa volatilité, son incohérence et sa polarisation, et offrir un socle d’informations partagées par tous les citoyens, pour leur redonner le goût de la démocratie et de la délibération.

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Jean-Louis Missika