Sortir de la démagogie, préserver l’AME

Sortir de la démagogie, préserver l’AME
Publié le 8 novembre 2023
Au Sénat le mardi 7 novembre, dans le cadre de la discussion sur le projet de loi Immigration, la majorité sénatoriale a adopté un amendement supprimant l’Aide Médicale d’Etat pour les personnes en situation irrégulière et la réduisant à une aide d’urgence. Une réforme dont deux décennies d’argumentaires experts ont pourtant montré l’ineptie. Les étapes suivantes du débat parlementaire devront non seulement permettre au gouvernement de supprimer cet article populiste dangereux, mais aussi de garantir que l’accès aux soins des migrants ne soit pas entravé.

Depuis sa création en 2000 par le gouvernement Jospin, l’Aide Médicale d’Etat (AME) fait l’objet de remises en question régulières, au rythme des débats politiques sur l’immigration. Depuis plus de 20 ans, les experts du sujet, qu’ils soient acteurs du système de santé ou spécialistes des questions migratoires, sont pourtant unanimes et formels : tous les arguments avancés par les détracteurs de l’AME ont été patiemment décortiqués et déconstruits, tous les arguments éthiques comme utilitaristes pour en justifier l’existence ont été produits. En somme, tout a été dit.

Malgré cela, parce que trop souvent le débat politique se précipite dans des abîmes de médiocrité dès qu’il porte sur la question de l’accueil des étrangers dans notre pays, nous voilà contraints de répéter, encore et encore, les multiples raisons pour lesquelles toucher à l’AME serait une aberration sanitaire pour les personnes concernées, n’aurait aucun impact sur les flux migratoires, mais contribuerait à désorganiser fortement notre système hospitalier et induirait au final une hausse certaine des dépenses de santé. Pour le dire simplement, une réforme perdant/perdant : non seulement près de 400 000 personnes particulièrement précaires et vulnérables (bénéficiaires de l’AME en 2022) en feraient les frais, mais aucun des objectifs avancés par les conservateurs et les populistes ne serait atteint.

Telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, l’AME permet aux personnes en situation irrégulière, pouvant justifier de trois mois de présence sur le territoire et disposant de ressources inférieures à 810 euros par mois, de bénéficier d’une prise en charge sans avances de frais de leurs soins de santé. C’est un outil indispensable de lutte contre la grande précarité, qui permet notamment aux personnes de pouvoir être soignées par des médecins de ville, généralistes comme spécialistes, et de fréquenter les centres de santé.

De nombreux arguments justifiant l’existence de cette aide et s’opposant au projet des Républicains de la transformer en une aide limitée aux seuls soins urgents (une Aide médicale d’urgence ou AMU) ont été remarquablement exposés dans une tribune publiée dans le journal Le Monde le 2 novembre dernier et signée par 3 000 professionnels de santé. Ils y soulignent l’impératif éthique de soigner des personnes à la santé particulièrement fragile, que ce soit en raison des parcours migratoires qu’ils ont connus ou des conditions de vie qu’ils connaissent en France. Ils insistent également sur l’impact en matière de retard de diagnostic et de prise en charge qu’une telle réforme entrainerait. En effet, en ne traitant plus que les « soins urgents », on assumerait de laisser la santé des bénéficiaires de l’AME se dégrader jusqu’à ce qu’une « altération grave et durable de leur état de santé, voire leur pronostic vital » soit en jeu. Aucune provocation ici, il s’agit de la définition des soins urgents telle qu’établie à l’article L254-1 du Code de l’action sociale et des familles. Est-ce vraiment dans cette société-là que nous voulons vivre ?

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Enfin, ils alertent sur la désorganisation de notre système de santé et sur l’impact financier d’une telle réforme. En limitant l’accès des étrangers en situation irrégulière aux seuls soins urgents, ces derniers n’auront plus d’autre choix que de se tourner vers les Permanences d’accès aux soins de santé (PASS) hospitalières et les services d’urgence. Autrement dit, alors que le gouvernement communique, à grand coup de campagnes médiatiques, sur l’importance de ne pas aller systématiquement aux urgences et d’étendre la régulation médicale, comment justifier que l’on y envoie sans discernement des centaines de milliers de personnes ? La crise que connaît l’hôpital n’en sera que renforcée et le sens même de la mission des soignants, tant en ville qu’à l’hôpital, dévoyé. Tout cela conduisant d’une part à dégrader la qualité de la prise en charge des personnes concernées, mais aussi par effet de bord, de toutes les personnes qui se présenteront, à raison, aux urgences, et devront patienter encore plus ; d’autre part à augmenter significativement les dépenses de santé, en raison principalement de la dégradation annoncée de l’état de santé des personnes. Est-il besoin de rappeler qu’il vaut mieux prévenir que guérir, que la prise en charge tardive des pathologies lourdes entraine un coût exponentiel ou encore qu’une consultation hospitalière coûte à la collectivité bien plus cher qu’une même consultation en ville ?

L’exemple de l’Espagne est à cet égard absolument saisissant1. En 2012, l’Espagne a fait le choix, elle aussi, de limiter l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière. Six ans plus tard, elle faisait machine arrière, constatant ce que l’on sait déjà : la dégradation significative de l’état de santé des populations concernées (+15% d’augmentation de la mortalité…), l’augmentation forte des dépenses, l’absence d’impact sur les flux migratoires. Ne pourrait-on pas apprendre des « erreurs » des autres ?

Tout cela est absurde, évident. Et pourtant le débat revient, inlassablement. Il s’est invité dans les débats au Sénat le mardi 7 novembre. Et malgré tous ces arguments martelés à la tribune par de nombreux parlementaires, la majorité sénatoriale a voté sans trembler cette transformation de l’AME en aide médicale d’urgence (AMU). Comme si la raison n’avait plus de place dans le débat public.

Car il n’est plus question de raison ici. Il est question d’immigration. La tension politique autour des questions migratoires a atteint un tel paroxysme que toutes les représentations erronées, tous les fantasmes, tous les mensonges sont rangés au même niveau que les faits, les travaux de recherche ou  la parole des praticiens de santé et des professionnels de terrain. Tous les experts répètent, à qui veut l’entendre, que l’AME ne crée pas d’appel d’air et que sa suppression n’entrainera ni réduction des dépenses ni baisse des arrivées. Mais que valent leurs démonstrations face à des convictions bien ancrées et un sondage opportunément réalisé ? Vraisemblablement pas grand-chose, et c’est bien là un mal qui ronge notre démocratie.

Le débat reviendra en décembre à l’Assemblée nationale. Espérons que le gouvernement aura, à ce moment-là, enfin le courage d’assumer une position résolue, et que l’article transformant l’AME en AMU sera supprimé. Mais soyons aussi certains qu’il est peu probable que l’AME en sorte indemne. Que, tout à son obsession de vouloir se montrer « ferme », à sa crainte d’être considéré comme généreux ou laxiste, le gouvernement sortira du chapeau d’autres mesures de moindre portée mais tout aussi odieuses, pour réduire l’accès aux soins des étrangers : ticket modérateur, rétablissement du « droit d’entrée » de 30 euros pour les bénéficiaires, réduction du délai de maintien des droits de la protection universelle maladie (PUMA) avant de basculer à l’AME, conditionnement de l’accès à l’AME à un dépôt de demande de titre, élargissement de la liste des actes soumis à accord préalable de l’Assurance maladie… Le concours Lépine des mauvaises idées permettant au gouvernement de s’en sortir par une pirouette s’est ouvert mardi 7 novembre au soir au Sénat. Il y a peu de chances que nous en sortions collectivement grandis.

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Delphine Rouilleault