M. Darmanin et l’État de droit

M. Darmanin et l’État de droit
Publié le 26 octobre 2023
Interdiction de toute manifestation pro-palestinienne sur le territoire national, refus de se soumettre à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, soutien à des dispositions légales susceptibles de laisser prospérer l’arbitraire administratif... Le ministre de l'Intérieur a multiplié ces derniers temps les initiatives et propositions qui prennent à revers ou questionnent certains principes de notre droit. La "protection des Français" est-elle à ce prix ?

La succession, en l’espace de quelques jours, du début des massacres perpétrés en Israël par l’organisation terroriste du Hamas (7 octobre), des attentats d’Arras (13 octobre) et de Bruxelles (16 octobre), et des représailles de Tsahal sur Gaza et ses populations civiles a créé un climat particulièrement anxiogène et inspiré de nombreuses réactions de type sécuritaire. Par la voix de son ministre de l’Intérieur, le gouvernement a ainsi successivement 1) essayé d’interdire par principe toute manifestation pro-palestinienne sur le territoire national suite aux massacres commis par le Hamas en Israël, 2) proposé de déroger à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans certaines décisions d’expulsion d’étrangers en situation irrégulière et 3) plaidé en faveur de dispositions légales permettant de retirer leur titre de séjour aux étrangers en situation régulière qui ne respecteraient pas les « principes de la République », au risque de laisser prospérer l’arbitraire administratif.

Faut-il en venir à prendre autant de libertés avec le droit et l’État de droit pour « protéger les Français » ? C’est la position assumée par le ministre de l’Intérieur qui déclarait explicitement au Sénat le 18 octobre n’avoir que deux boussoles : la fermeté et l’efficacité.

Reprenons les annonces de Gérald Darmanin pour essayer d’y voir plus clair :

  • Interdire des manifestations : Dans un télégramme du 12 octobre 2023 relatif aux « conséquences des attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023 », le ministre de l’Intérieur a voulu « rappeler » aux préfets, au titre des « consignes strictes » qu’il leur revient d’appliquer « pour les jours à venir », que « les manifestations pro-palestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public, doivent être interdites ». Saisi en urgence par une association, le juge des référés du Conseil d’Etat a finalement rejeté la demande de l’association, mais en rappelant « qu’il appartient aux seuls préfets d’apprécier au cas par cas et sous le contrôle du juge administratif s’il y a lieu d’interdire une manifestation présentant un lien direct avec le conflit israélo-palestinien, quelle que soit la partie qu’elle vise à soutenir ». Autrement dit, la décision d’interdire une telle manifestation ne peut reposer sur le seul fondement d’un télégramme du ministre ni être prise au seul motif qu’elle vise à soutenir la population palestinienne, ce qui serait une atteinte manifeste à la liberté de manifestation et à la liberté d’expression (un « principe de la République », comme on le verra plus bas…). En revanche, le juge des référés du Conseil d’État reconnaît qu’il convient de distinguer entre manifestations pro-palestiniennes et manifestations de soutien au Hamas, ces dernières étant jugées susceptibles en général d’entraîner des troubles à l’ordre public : « dans le contexte actuel, marqué par de fortes tensions internationales et la recrudescence d’actes antisémites en France, les manifestations de soutien au Hamas, organisation visée par la lutte contre le terrorisme au niveau européen, ou qui valorisent ou justifient des attaques terroristes telles que celles qui ont été perpétrées le 7 octobre dernier, sont de nature à entraîner des troubles à l’ordre public, comme l’indique le télégramme ».
  • Expulser des étrangers en situation irrégulière : D’après la jurisprudence de la CEDH, la France ne peut renvoyer dans son pays un étranger en situation irrégulière qui pourrait y être soumis à la torture ou à « des traitements inhumains ou dégradants ». De ce fait, Mohammed Mogouchkov, l’assassin du professeur Dominique Bernard, ne pourrait être expulsé dans son pays d’origine : la Fédération de Russie. La Cour de Strasbourg argumentait ainsi son point de vue dans le cadre de la décision rendue en août 2022 contre la France : « La protection offerte par l’article 3 de la Convention présente un caractère absolu. Il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. Il en est de même y compris dans l’hypothèse, où comme en l’espèce, le requérant a eu des liens avec une organisation terroriste ». C’est cette contrainte de droit conventionnel que M. Darmanin entend explicitement ignorer afin de « protéger les Français », dérogeant ainsi aux engagements internationaux de la France. Il est à préciser ici qu’en dépit du « caractère absolu » de l’article 3, la Cour de Strasbourg a jugé que l’État français était dans son bon droit lorsqu’il a, dans le passé, expulsé un étranger dans un pays jugé non sûr du point de vue des droits humains, mais après avoir pris soin d’obtenir des autorités de ce pays l’engagement qu’elles n’exposeraient pas la personne concernée à des traitements inhumains ou dégradants. La jurisprudence de la CEDH laisse donc la porte ouverte à des initiatives diplomatiques pour rendre possible une telle expulsion.
  • Délivrance/renouvellement des titres de séjour des étrangers en situation régulière: Concernant les étrangers en situation régulière, la loi en vigueur permet d’ores et déjà aux préfets de refuser, de ne pas renouveler ou de retirer son titre de séjour à une personne dont le comportement menace l’ordre public. En dépit de cela, M. Darmanin se juge indûment entravé par le droit : « Il y a 4 000 étrangers délinquants que je ne peux pas expulser (…) parce que la loi empêche de les expulser » déclarait-il ainsi le 14 octobre. Ce que M. Darmanin voudrait ajouter au droit en vigueur pour se donner plus de marges de manœuvre, c’est la possibilité de le faire au motif que la personne concernée ne respecte pas les « principes de la République », y compris en dehors de toute poursuite, qualification ou mise en cause pénales. Dans l’article 13 du projet de loi modifié par la Commission des lois du Sénat au mois de mars dernier et dont l’examen en séance publique commencera le 6 novembre 2023, ces principes sont énoncés comme suit : « la liberté personnelle, la liberté d’expression et de conscience, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l’article 2 de la Constitution ». On notera que certains principes de la République sont étrangement absents de cette liste, notamment la liberté de manifestation, la liberté d’association ou encore le droit de grève, autant de valeurs qui ne semblent pas rencontrer le même zèle de la part du ministre de l’Intérieur, lequel s’est également distingué ces derniers mois par sa propension à dissoudre diverses associations. On notera surtout que l’article 26 de la loi « séparatisme » avait déjà tenté en 2021 d’introduire un tel mécanisme, mais qu’il avait été censuré par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 2021. Il est à craindre que cette nouvelle rédaction se heurte aux mêmes difficultés.

Les exigences de l’État de droit

Comment s’expliquer et comment qualifier cette succession d’initiatives dont chacune met en cause ou « teste » les bornes imposées par l’État de droit aux décisions du gouvernement ? Il faut rappeler ici que l’État de droit fait partie intégrante des démocraties libérales et qu’il figure explicitement à ce titre à l’article 2 du Traité de l’Union européenne (TUE). Il caractérise des régimes où la puissance publique elle-même est soumise au droit, et où le droit protège les libertés fondamentales des personnes y compris contre la « tyrannie des majorités ». Dans chacun des cas évoqués plus haut, la puissance publique est ainsi confrontée à une juridiction indépendante qui a le pouvoir de dénoncer, censurer ou limiter ses actions : la Cour européenne des droits de l’homme concernant les expulsions d’étrangers en situation irrégulière, le Conseil constitutionnel concernant la loi sur l’immigration et le Conseil d’État concernant les modalités de limitation de la liberté de manifestation.

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Le propre des régimes illibéraux est au contraire de contester cette autorité du droit et celle des juridictions qui en assurent l’interprétation et le respect. La Cour de justice européenne a ainsi considéré comme particulièrement inquiétantes en Pologne les récentes réformes du système juridictionnel qui ont notamment conduit à une politisation de la Cour constitutionnelle. Des reproches analogues ont pu être adressés à la Hongrie de Viktor Orban. Il est à noter que la France a toujours joint sa voix à celle des États européens qui se sont élevés contre les violations de l’article 2 du TUE par les gouvernements polonais et hongrois.

Un peu partout dans le monde démocratique contemporain, la tentation est grande cependant pour le politique de s’émanciper des contraintes liées aux standards de l’État de droit et de faire ainsi prévaloir l’ordre politique sur l’ordre juridique, et l’autorité des majorités du moment et de la raison d’État sur celle des libertés fondamentales. Ces tentations existent aussi dans notre pays. Elles y sont clairement incarnées par Marine Le Pen, comme nous l’avions montré pendant la campagne présidentielle de 2022 à propos de ses projets en matière européenne et de son désir de museler le Conseil constitutionnel sur ses éventuelles initiatives référendaires si elle venait à être élue.

Le Conseil d’État et la liberté de manifestation

Il serait inopportun de tracer un quelconque signe d’équivalence entre M. Darmanin et Mme Le Pen. Mais il n’est pas illégitime de s’interroger, à la lumière de ses récentes initiatives, sur le statut que le ministre de l’Intérieur accorde à la règle de droit dans l’exercice de ses fonctions.

Si l’avocat du gouvernement a su plaider avec habileté la cause du malheureux télégramme mis en cause devant le juge des référés du Conseil d’État, ces arguties de prétoire n’abusent personne. Surtout pas ce même juge des référés, qui a tenu à souligner, avec une savoureuse ironie, la « regrettable approximation rédactionnelle » dudit télégramme.

Car, dans un contexte où le gouvernement craignait de voir le conflit israélo-palestinien s’exporter en France et les violences et actes antisémites s’y multiplier, le projet initial était bien de museler la liberté de manifestation en se mêlant d’apprécier les causes qui en justifient l’usage et celles qui ne le justifient pas. L’objectif poursuivi a d’ailleurs été temporairement atteint, puisque pratiquement aucune manifestation d’envergure ne s’est tenue en soutien à la cause palestinienne durant les jours qui ont immédiatement suivi les attaques du 7 octobre. Toutefois, dans un état de droit, une menace pour le bien commun ne justifie de déroger à une liberté fondamentale que si ce sacrifice apparaît proportionné au bénéfice qui en dépend pour le bien commun. Le Conseil d’État a rappelé l’importance fondamentale de ce principe de proportionnalité, qui s’évalue au cas par cas dans un raisonnement de mise en balance qui se justifie dûment, précisément, et non par la seule invocation d’une généralité abstraite. L’appréciation de la proportionnalité entre le coût d’une limitation de la liberté d’expression ou de manifestation, et son bénéfice pour l’ordre public est de la compétence du préfet et dépend, au cas par cas, d’une évaluation contextualisée et argumentée.

On ne peut s’empêcher de penser que M. Darmanin, parfaitement conscient des droits, devoirs et limites de sa charge, savait pertinemment ce qu’il faisait en adressant ce télégramme aux préfets : qu’une association ne manquerait pas de solliciter l’arbitrage de la plus haute juridiction administrative, laquelle lui rappellerait alors, en même temps qu’à tous les préfets, les « principes de la République » en la matière. Ceux-là même dont il entend exiger le strict respect de la part des étrangers en situation régulière sous peine de leur retirer leur titre de séjour.

Le Conseil constitutionnel et les « principes de la République »

De même, sur ce chapitre du droit des expulsions, si rien n’interdit certes à M. Darmanin qui porte pour le gouvernement le projet de loi sur l’immigration d’en infléchir l’écriture dans le sens d’une plus grande fermeté, il ne peut ignorer ni ce que permettent déjà de faire les dispositions actuelles du droit, ni les bornes constitutionnelles qui s’imposent aux propositions des pouvoirs exécutif et législatif. En présentant ce projet de loi comme une réponse aux circonstances tragiques de l’attentat d’Arras, le ministre de l’Intérieur instrumentalise manifestement ces événements. D’une part, parce que rien ne prouve qu’une expulsion de l’assassin de Dominique Bernard aurait été jugée contraire au droit en vigueur, contrairement à ce qu’affirme M. Darmanin : Mohammed Mogouchkov était certes arrivé sur le territoire avant l’âge de 13 ans, mais, outre qu’il ne s’y trouvait pas en situation régulière, la loi française actuelle prévoit explicitement que cette protection liée à l’âge peut être suspendue en cas de « comportements de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État, ou liés à des activités à caractère terroriste, ou constituant des actes de provocation explicite et délibérée à la discrimination, à la haine ou à la violence ». Si l’intéressé n’avait pas de casier judiciaire au moment des faits, il avait toutefois été placé en garde à vue pour violences intrafamiliales en février dernier et fait l’objet d’un signalement pour radicalisation. Bien sûr, un tel projet d’expulsion aurait pu être la cible d’une requête devant la CEDH et conduire à une nouvelle condamnation de la France au titre de l’article 3, comme nous l’avons vu, mais du point de vue du droit positif français, la situation de l’intéressé n’est pas aussi claire que semble le prétendre M. Darmanin.

D’autre part, parce que la très grande majorité des signalements pour radicalisation à caractère terroriste ne vise pas des ressortissants étrangers mais des Français. Même si les chiffres varient sensiblement selon les années et si les sources ne sont pas toujours faciles d’accès, les dénombrements communiqués notamment au Parlement font apparaître que seuls 16 à 21% des personnes inscrites au fichier de signalement pour radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) sont de nationalité étrangère. La réponse mise en avant par M. Darmanin dans le cas présent pourra éventuellement permettre de retirer leur titre de séjour à de dangereux islamistes dont on pourra alors envisager l’expulsion, mais elle n’aidera en rien à traiter la plus grande partie des menaces car, pour l’essentiel, aujourd’hui, le terrorisme islamiste n’est que minoritairement lié à la migration.

Enfin, parce qu’en réalité ce projet de durcissement de la loi est dans les cartons du ministère depuis longtemps, et a d’ores et déjà été borné par la censure du Conseil constitutionnel. En effet, l’actuelle article 13 du projet de loi ne fait que reprendre dans des termes plus précis l’intention contenue dans l’article 26 de la loi « séparatisme », article justement censuré par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 13 août 2021.

Les arguments du Conseil constitutionnel pour justifier la censure de cet article méritent d’être rappelés ici :

« [Le législateur] n’a pas, en faisant référence aux « principes de la République », sans autre précision, et en se bornant à exiger que la personne étrangère ait « manifesté un rejet » de ces principes, adopté des dispositions permettant de déterminer avec suffisamment de précision les comportements justifiant le refus de délivrance ou de renouvellement d’un titre de séjour ou le retrait d’un tel titre. Dès lors, les dispositions contestées méconnaissent l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi. »

Il est possible que, s’il venait à être saisi de nouveau sur ce point, le juge constitutionnel opposerait à l’article 13 de la potentielle nouvelle loi des arguments analogues. Car si, en l’espèce, le législateur a précisé les « principes de la République » qu’il entend défendre (à supposer que ses « symboles » puissent être considérés comme faisant partie de ses « principes »…), il reste qu’il n’a pas précisé dans son projet de loi quelles pourraient être les manifestations de leur rejet, laissant planer un risque d’arbitraire dans les décisions administratives (et juridictionnelles) qui pourraient être prises sur ce fondement (voir encadré ci-après). Quelle disposition de droit, garantissant l’absence d’arbitraire et l’équité sur l’ensemble du territoire national, pourrait en effet établir, pour reprendre les termes du Conseil constitutionnel, « avec suffisamment de précision » les comportements traduisant un rejet des principes républicains ?

L’article 13 et le « contrat d’engagement au respect des principes de la République »

L’article 13 du projet de loi sur l’immigration qui sera soumis au Parlement le 6 novembre prochain est rédigé comme suit : « L’étranger qui sollicite un document de séjour s’engage, par la souscription d’un contrat d’engagement au respect des principes de la République, à respecter la liberté personnelle, la liberté d’expression et de conscience, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité de la personne humaine, la devise et les symboles de la République au sens de l’article 2 de la Constitution et à ne pas se prévaloir de ses croyances ou convictions pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les services publics et les particuliers ».

Cet article dont les modalités d’application devront être fixées par décret en Conseil d’État, suspend donc la délivrance d’un titre de séjour à la souscription et au respect d’un « contrat d’engagement » : « Aucun document de séjour ne peut être délivré à un étranger qui refuse de souscrire au contrat d’engagement au respect des principes de la République, ou dont le comportement manifeste qu’il n’en respecte pas les obligations. »

Reste naturellement à définir ce qui peut constituer un « manquement au contrat d’engagement ». Selon les rédacteurs, un tel manquement résulte « d’agissements délibérés de l’étranger troublant l’ordre public en ce qu’ils portent une atteinte grave à un ou plusieurs principes mentionnés (…), et particulièrement à des droits et libertés d’autrui. » Les rédacteurs précisent : « l’autorité administrative prend en compte la gravité ou la réitération des manquements au contrat d’engagement au respect des principes de la République ainsi que la durée du séjour effectuée sous le couvert d’un document de séjour en France. » Un tel texte laisse très largement ouverte l’interprétation des motifs à refuser de renouveler voire à retirer un titre de séjour. La simple expression d’un désaccord avec l’un des principes énumérés suffira-t-elle à constituer un manquement au contrat d’engagement ? Qu’est-ce qui sera jugé « grave » ou au contraire bénin ? Faudra-t-il que ce manquement soit réitéré et, si oui, dans quelle mesure ?

Pour illustrer ce que l’on pouvait entendre par la manifestation d’un rejet des principes de la République, le porte-parole du gouvernement a notamment évoqué le port de signes religieux ostensibles dans l’enceinte des établissements scolaires. Une lycéenne étrangère de 18 ans pourrait donc se voir retirer son titre de séjour par le préfet au motif qu’elle est venue au lycée avec une abaya. Mais l’appréciation de cette situation serait-elle la même dans les Bouches-du-Rhône, en Meurthe-et-Moselle et en Indre-et-Loire ? Combien de fois faudrait-il que ce comportement soit réitéré pour justifier la décision de retrait ? Faute de caractérisation plus précise dans la loi, la liberté d’interprétation laissée aux préfets serait en réalité très grande, et les inégalités devant la loi sans doute accrues. Et qu’en serait-il d’une lycéenne majeure qui, tout en portant une tenue « républicaine », manifesterait verbalement et régulièrement son désaccord avec l’interdiction du voile ou de l’abaya dans les établissements scolaires ? Et d’un jeune majeur qui, tout en respectant les règles en vigueur en matière d’égalité entre les hommes et les femmes, ferait devant ses camarades l’apologie du patriarcat ? Ces questions sont d’autant plus délicates que l’expression publique d’une préférence ou d’un rejet, quand elle est seulement verbale, est toujours difficile à interpréter : prononcés dans le cadre d’une prière ou d’un rituel confessionnel, les mots « Allah Akbar » n’ont pas la même résonnance quand ils sont proférés sur une place publique dans le contexte d’une manifestation contre la politique d’Israël, comme l’ont montré les récentes polémiques à ce sujet.

On peut bien sûr espérer que le décret d’application de la loi tranche plus clairement ces questions. Mais, outre que l’exercice risque de s’avérer fort complexe, appartient-il au pouvoir réglementaire de tracer la ligne de démarcation entre liberté d’expression et manquement caractérisé au respect des principes de la République (dont la liberté d’expression…) ?

Il est fort possible que le but poursuivi soit en réalité de pouvoir éloigner de potentiels candidats à la violence islamiste avant même qu’ils ne soient passés à l’acte. Le législateur a déjà introduit dans le droit pénal des dispositions permettant à la force publique d’intervenir avant même la commission de violences : c’est le cas avec la pénalisation de l’apologie du terrorisme (pouvant consister dans le simple fait de commenter favorablement des actes de terrorisme) ou la qualification de faits « en relation avec une entreprise terroriste ». Il s’agit ici d’élargir encore le champ d’action des pouvoirs publics en leur donnant les moyens d’agir préventivement ou préemptivement par la voie administrative afin de lutter contre « cet écosystème séparatiste qui permet le passage à l’acte », comme l’affirmait le ministre de l’Intérieur devant ses homologues européens le 19 octobre dernier à Luxembourg. L’opinion peut être sensible à ce désir d’intervenir en prévention des crimes afin d’en protéger la population et de se doter à cet effet de moyens complémentaires à ceux du droit pénal existant et du renseignement. Mais on court ici le risque, non seulement de s’éloigner des principes de notre droit commun (notamment le principe de sécurité juridique qui veut que chacun puisse anticiper les effets de la règle de droit et échappe ainsi à l’arbitraire), mais aussi de glisser insensiblement d’une police des actes et des conduites à une police des paroles et des pensées.

Naturellement, l’arbitraire administratif qui résulterait d’une telle décision ne ferait certainement pleurer personne dans les cas les plus extrêmes, et notamment pas dans celui de l’assassin du professeur Dominique Bernard. Mais c’est tout le problème des initiatives législatives justifiées par une vive et large émotion collective : la singularité des circonstances qui polarisent alors l’attention du public fait oublier l’infinie diversité des autres situations qui seront demain tranchées au moyen de cette loi.

La Cour européenne des droits de l’homme et l’humanisme démocratique

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M. Darmanin va toutefois beaucoup plus loin lorsqu’il « assume », dit-il explicitement, d’enfreindre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour « protéger les Français ». Ce choix tranche avec l’attitude quasi-constante de la France vis-à-vis de cette juridiction : non seulement la France est mise en cause dans moins de 1% des affaires en attente de jugement par la Cour européenne des droits de l’homme, mais depuis 40 ans seuls 2% des 33 600 requêtes individuelles déposées devant cette juridiction par des justiciables français ont conduit à une condamnation de notre pays. Autrement dit, dans près de 98% des cas, la cour de Strasbourg donne raison à l’État français qui apparaît comme l’un des très bons élèves de la CEDH.

Si elle se confirmait, la décision du ministre de l’Intérieur créerait un regrettable précédent au sein du Conseil de l’Europe, précédent dont des États comme la Hongrie, la Turquie, la Russie et bien d’autres ne manqueront pas de se réclamer au moment de violer eux-mêmes, comme ils le font déjà régulièrement, les règles de la CEDH. Les droits humains tels que consignés dans les conventions et déclarations internationales, sont des normes fragiles dont l’autorité tient principalement au respect dont elles font l’objet de la part des membres de la communauté internationale. Qu’un membre aussi étroitement associé à leur histoire et à leur rayonnement que la France décide de s’affranchir des décisions juridictionnelles prises en leur nom offre à tous leurs ennemis un cadeau inespéré. Il ne se passera pas plus de quelques mois sans doute avant que l’un d’eux s’autorise de cet exemple en disant : « Même la France l’a fait ! »

Il est à noter que lors du quatrième sommet des chefs d’État du Conseil de l’Europe les 16 et 17 mars derniers, ce n’était pas exactement l’ambiance dominante des échanges. La Russie venait d’être exclue du Conseil un an plus tôt en raison de son agression contre l’Ukraine et les protagonistes de cette rencontre entendaient bien serrer les rangs autour de la « conception européenne de l’humanisme, fondée sur le droit et sur la liberté » ou encore de « la grande famille démocratique européenne », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron. Le président français y rendit même, devant ses pairs, un vibrant hommage à l’institution : « Un seul lieu nous permet d’agir pour la « sécurité démocratique » de notre continent : le Conseil de l’Europe. Il demeure la maison solide de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’Homme pour les citoyens européens ». Et il ajouta dans la foulée : « il est indispensable que ses arrêts soient appliqués, sans exception (…) Dans toutes ses missions, le Conseil sait pouvoir compter sur l’engagement de la France pour demeurer un pilier de la défense des libertés fondamentales. »

Gerald Darmanin pourrait-il aujourd’hui fait siennes les paroles qui suivaient : « Le Conseil de l’Europe, nous le voyons, a devant lui les périls du siècle. Rien ne doit entamer notre optimisme lucide, ni notre détermination, nous, grande famille démocratique européenne. C’est ici et ensemble que nous continuerons à défendre la liberté d’expression, les élections libres, les médias libres, l’indépendance de la justice, la lutte contre la corruption. Que nous continuerons à soutenir sans relâche les Ukrainiennes et les Ukrainiens. Que nous ferons grandir la dignité humaine, en éradiquant la torture ou les traitements dégradants. Que nous combattrons dans le monde entier la peine de mort. En un mot, nous serons toujours ensemble et résolus pour défendre l’humanisme européen, pour nous et pour tous ceux qui entendent cet appel universel. »

Se proclamer, de fait, arbitre des causes légitimes et de celles qui ne le sont pas pour interdire ou autoriser des manifestations, installer un peu plus l’arbitraire administratif dans le traitement des titres de séjour, s’affranchir des décisions juridictionnelles de la CEDH… Par trois fois au moins, le ministre de l’Intérieur s’est manifestement éloigné des exigences de l’État de droit et, ce faisant, des standards de la démocratie libérale. Et par trois fois, il s’est manifestement rapproché des rêves de l’extrême-droite et d’une grande partie des Républicains. La question ici n’est pas tant de savoir dans quelle direction doit évoluer notre politique migratoire : elle porte beaucoup plus radicalement sur la forme du régime dans lequel nous souhaitons vivre.

On se représente ordinairement les changements de régime par des grands soirs constitutionnels, des insurrections, voire des révolutions, mais ils peuvent prendre des formes infiniment plus progressives, voire quasi-insensibles. Par réformes successives, d’événement en événement, se détricote ainsi la trame des règles et des institutions qui assuraient la permanence d’un cadre et d’un modèle. En Pologne, ce mouvement de détricotage n’est pas né d’une soudaine convulsion institutionnelle, mais d’une simple réforme de l’âge de la retraite des juges. C’est pourquoi il importe tant de nommer correctement l’orientation de chacun des glissements qui pourraient nous conduire à un tout autre monde.

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Thierry Pech