Le RN et l’Europe : « Tout doit disparaître »

Le RN et l’Europe : « Tout doit disparaître »
Publié le 15 mars 2024
Le RN vient de lancer sa campagne pour les élections européennes. L’occasion d’explorer ses principaux axes stratégiques en attendant un programme en bonne et due forme. Et de débusquer quelques-unes des fake news que Jordan Bardella et ses amis ne manqueront pas de colporter dans les semaines qui viennent.
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Conférence de presse de Jordan Bardella, tribune de Marine Le Pen dans Les Echos, grand meeting à Marseille, 20h de TF1… : le RN a lancé sa campagne pour les élections européennes. Galvanisés par un mouvement agricole durant lequel leurs amis de la Coordination rurale ont marqué leur territoire et affaibli le gouvernement, les responsables du RN ont commencé à abattre leurs cartes. C’est l’occasion d’explorer les axes principaux de la stratégie de Jordan Bardella et de Marine Le Pen d’ici le 9 juin prochain.

Première certitude, les élections européennes sont considérées comme des « élections de mi-mandat », c’est-à-dire par référence au mandat présidentiel. Il s’agira donc d’abord et avant tout d’accabler l’exécutif en place pour « mettre un terme à la dérive présidentielle » d’Emmanuel Macron, comme le dit Jordan Bardella. La campagne du RN sera en conséquence centrée sur la mise en scène d’un duel exclusif entre le RN et le chef de l’Etat.

Plus nouveau est le retournement des accusations habituellement portées contre le RN : le « complotisme », les « mensonges » et les « fake news » seraient désormais le fait d’une Macronie acculée, et le « fanatisme », celui d’une Commission européenne ivre de son pouvoir. L’accusation de « Frexit caché » relèverait en particulier de l’imagination paranoïaque du Président de la République. Tout à sa stratégie de normalisation, le RN voudrait se placer désormais du côté de la modération et de la raison.

Pourtant, on va le voir, la falsification et le complotisme demeurent la marque de fabrique du RN sur de nombreux dossiers. Son narratif de la « déconstruction » de la France en porte témoignage, qui suggère que, dans l’ombre des cabinets ministériels et des couloirs de la Commission, des technocrates sans âme conspirent à « l’effacement » méthodique de notre pays, de son industrie, de son agriculture et de sa culture. Tant et si bien que Marine Le Pen propose de changer la devise de l’Union : non plus « Unis dans la diversité » mais « Tout doit disparaître » ! En réalité, ce « Tout doit disparaître » conviendrait beaucoup mieux à qualifier son intention à l’égard de l’Union.

Le « Pacte des migrations »

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« Maison mère » de la « succursale macronienne », le « von-der-leyisme » est le nom donné par Jordan Bardella à l’idéologie supposée planifier l’effacement de la France et des Français. Elle repose, selon lui, sur quatre piliers : le « Pacte des migrations », le pacte vert, l’approfondissement toujours plus poussé et l’élargissement sans fin de l’Union à de nouveaux pays.

Le « Pacte des migrations » renvoie au Nouveau pacte sur la migration et l’asile approuvé en décembre 2023. Il est accusé par le Président du RN d’organiser un nouveau transfert de compétences du niveau national au niveau européen. L’UE voudrait, selon lui, imposer par ce moyen « la répartition des migrants dans nos communes sous peine de sanctions financières ». Le RN veut voir là la signature d’un exécutif européen pour qui « l’immigration est un projet », alors que, pour tous les patriotes du continent, elle est « un problème ». C’est ce qu’a montré, selon les leaders du RN, l’expérience de Fabrice Leggeri à la tête de Frontex quand, désireux de protéger effectivement les « portes de l’Europe », il s’est vu remercier par Bruxelles avant de rejoindre en troisième position la liste de Jordan Bardella en martyr de « l’immigrationnisme européen » (voir encadré ci-après). Dans ces conditions, pour le président du RN, les élections du 9 juin doivent prendre la forme d’un « référendum contre la submersion migratoire ».

Ce résumé à l’emporte-pièce caricature le pacte en question. Englobant cinq actes législatifs distincts, celui-ci n’est pas l’œuvre exclusive de la Commission, laquelle n’a du reste pas le pouvoir d’imposer ses propositions aux Etats membres. Soumis en janvier 2024 aux représentants permanents des Etats membres, il doit encore être formellement adopté par le Conseil et le Parlement. Rien à voir donc avec un caprice idéologique de Mme Von der Leyen, et bien davantage avec un compromis patiemment construit avec les Etats membres et les eurodéputés. Comme souvent.

Ce nouveau pacte n’a pas pour objectif d’ouvrir en grand les portes de l’Europe aux migrants mais d’accélérer le traitement des demandes d’asile, de réduire les mouvements secondaires au sein de l’Union et de manifester la solidarité européenne face aux flux entrants. Il propose en effet une solidarité obligatoire entre les États membres, ce qui est un épouvantail pour les nationalistes (sauf pour les nationalistes italiens ou grecs qui y voient un utile partage de la charge qui leur échoit du fait de leur position géographique). Il maintient également le principe de territorialité de l’asile (les migrants peuvent déposer leur demande dans le pays où ils se trouvent), un principe fondamental du système de protection internationale.

Tout cela est évidemment contraire aux vœux du RN. Mais ce que ses leaders oublient de dire, c’est que la solidarité entre États membres ne repose nullement sur l’obligation d’accueillir, mais au contraire sur un système de contributions à la carte : ils auront le choix entre un dispositif de relocalisation depuis le pays de première entrée, une contribution financière ou un soutien opérationnel. Ceux d’entre eux qui ne voudront pas prendre leur part à l’accueil, pourront donc s’y soustraire en contribuant d’une autre manière.

Par ailleurs, le Pacte comporte toute une série de dispositions qui ne devraient pas déplaire au RN mais qu’il passe sous silence. Par exemple, la base de données Eurodac pourrait désormais intégrer les données biométriques des migrants (y compris les mineurs de plus de 6 ans contre 14 ans aujourd’hui) ainsi que les menaces qu’ils pourraient constituer pour la sécurité intérieure d’un État membre, et elle sera consultable directement par les autorités répressives de tous les pays de l’Union, y compris à des fins préventives. De même, le règlement sur le filtrage des migrants renforcera les contrôles des personnes aux frontières extérieures de l’Union, filtrage qui comprendra des contrôles d’identification et de sécurité, ainsi qu’un relevé d’empreintes et l’enregistrement dans Eurodac.

Le règlement consacré aux procédures d’asile crée également une procédure à la frontière en vue d’évaluer rapidement si les demandes d’asile sont infondées ou irrecevables, soit dans des zones de transit sur le sol de l’UE, soit encore à sa frontière extérieure (c’est précisément l’une des propositions avancées par le RN). Pour les ressortissants de pays ayant un faible taux de reconnaissance des demandes d’asile, le Pacte prévoit une procédure accélérée à la frontière qui ne permettra pas la même qualité d’examen.

Bref, on peut être en désaccord avec ce pacte mais il est malhonnête de le décrire comme un « projet immigrationniste ».

Il est notable, pour finir sur ce sujet, que les responsables du RN ne disent pas un mot d’un autre phénomène qui se répand à travers l’Europe : l’ouverture de voies légales d’immigration de travail non pas à l’initiative de la Commission mais d’abord et avant tout des États membres eux-mêmes, y compris dans des pays où domine une forte hostilité à l’immigration. C’est ainsi que l’Italie de Giorgia Meloni vient d’accepter 452.000 travailleurs étrangers supplémentaires pour les trois ans à venir. Que la Hongrie de Viktor Orban a créé un statut de « travailleur invité » qui pourrait accueillir, selon lui, jusqu’à 500.000 personnes (soit l’équivalent de 3,5 millions de personnes à l’échelle de la France). Que la Pologne qui compte déjà 1,5 million de travailleurs ukrainiens sur son sol passe des « deals » bilatéraux avec différents pays tiers pour faire venir de la main d’œuvre étrangère. Que l’Allemagne a promis d’attirer chaque année 400.000 travailleurs qualifiés et qu’elle vient d’approuver un plan permettant aux immigrés sans titre de séjour de s’intégrer plus facilement dans le monde professionnel. Etc. De ces différents « projets d’immigration », le RN ne dit rien aujourd’hui alors qu’en 2022, au moment d’un débat en plénière au Parlement autour de la thématique « Attirer les compétences et les talents vers l’UE », l’eurodéputé français Jean-Lin Lacapelle déclarait au nom du groupe ID : « Une fois de plus, la Commission européenne promeut son idéologie immigrationniste absolue et encourage la submersion de nos nations européennes. » A ce projet, il opposait quatre séries d’arguments : 1) ouvrir la porte à l’immigration nord-africaine, ce serait l’ouvrir à des délinquants et terroristes supplémentaires, 2) ce serait également maintenir une pression à la baisse sur les salaires (le vieil argument marxiste sur « l’armée de réserve du capitalisme »), 3) ce serait enfin priver les pays d’origine de ressources précieuses pour leur propre développement. Pour lui, il ne s’agit là finalement que d’une « idéologie masquée par de sordides logiques marchandes ». Ces mêmes arguments ont été opposés par les députés RN à l’Assemblée nationale à la version initiale de l’article 3 de la « loi immigration » qui prévoyait de permettre la régularisation des travailleurs irréguliers dans les métiers et secteurs en tension. Quelques semaines plus tard, après des semaines de mobilisations agricoles, le RN n’a pas fait de commentaire sur l’arrêté incluant le secteur agricole dans la liste des métiers en tension pour recourir plus facilement à la main-d’œuvre extra-européenne (publié le 2 mars par le Gouvernement). Les différents syndicats agricoles appelaient de leurs vœux cette mesure pour pouvoir mieux recruter des travailleurs saisonniers dans les exploitations. Grégoire de Fournas, député RN et viticulteur de profession, avait d’ailleurs déjà employé des travailleurs détachés sur son exploitation viticole, malgré ses positions anti immigration. Le RN n’a manifestement pas encore accordé ses violons sur ce sujet.

Fabrice Leggeri à la tête de Frontex

« Pour avoir voulu contrôler les frontières extérieures de l’UE, j’ai subi des intimidations de la part de la Commission européenne et d’ONG pro-immigration. Je voulais faire de Frontex une agence de protection de nos frontières, ils y étaient opposés », déclare Fabrice Leggeri, le 21 février 2024.

Créée en 2004, l’agence Frontex a pour objectif d’aider à sécuriser les frontières extérieures de l’Union européenne. Son mandat comprend également la mission de défendre le respect des droits fondamentaux des personnes. En 2015, sur proposition du ministre de l’Intérieur français, Fabrice Leggeri en est nommé directeur exécutif dans un contexte de crise migratoire (213 200 demandes d’asiles au second semestre 2015 selon Eurostat, soit 85% de plus que l’année précédente). Sous sa direction, l’agence se retrouve sous le feu des critiques, principalement concernant des affaires de refoulements de migrants, des « pushbacks » illégaux. En 2020, une enquête du New York Times et du Spiegel révèle l’implication de plusieurs agents dans des renvois illégaux en mer Égée. A la suite de ces révélations, le Parlement européen gèle une partie du budget de l’agence, demandant plus de moyens humains au sein du service de surveillance des droits fondamentaux. En 2022, une enquête du Monde et de Lighthouse Reports met en évidence la responsabilité de Frontex dans les refoulements illégaux de migrants en mer Égée. Selon la presse, l’agence avait minimisé ces agissements en les répertoriant comme de simples « opérations de prévention au départ ».

La démission de Fabrice Leggeri en 2022 fait suite à une enquête disciplinaire de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), qui soulevait « des inquiétudes quant à sa conduite » dans un rapport. L’OLAF reprochait notamment à la direction de Frontex d’avoir été aveuglée par des opinions personnelles et d’avoir, au mépris de ses responsabilités, couvert des refoulements illégaux de migrants commis par les gardes-frontières grecs en mer Égée. La direction est également soupçonnée d’avoir étouffé les alertes en interne et de s’être entendue avec les autorités grecques pour rendre les mêmes conclusions sur les demandes d’explication de la Commission européenne.

Pour les enquêteurs de l’OLAF : «les fonctionnaires ont basé leur décision sur des préjugés (…). Ils ont considéré que la Commission européenne était trop centrée sur les questions de droits de l’homme. En agissant ainsi, ils ont rendu impossible pour l’agence de répondre à ses responsabilités ». 

Le Pacte vert

Le Pacte vert est le deuxième pilier du « von-der-leyisme ». Pour les responsables du RN, il s’agit de soumettre le continent « non à l’écologie mais à l’écologisme ». Ils opposent en effet ce que pourrait être une écologie centrée sur l’homme à ce qu’est à leurs yeux la transition imposée par Bruxelles : une écologie contre l’homme, c’est-à-dire un « anti-humanisme » aspirant à un « effacement anthropologique », selon les mots de Marine Le Pen. Cette idéologie entretiendrait en outre la défiance à l’égard du progrès technique dont nous aurons besoin pour lutter contre le changement climatique. Inversement, le RN se situerait délibérément du côté de la science et du progrès. Enfin, cette idéologie organiserait la décroissance sur tous les fronts : sur le front énergétique en exigeant l’abandon du nucléaire au mépris du caractère décarboné de cette énergie ; sur le front industriel, « l’interdiction du moteur thermique » et la « persécution des automobilistes » réunissant les conditions d’un effondrement de l’industrie automobile. Au total, l’écologisme ferait méthodiquement le lit de nos dépendances futures au reste du monde. Pire, il conduirait à des projets jugés aberrants comme celui de nous « faire manger des insectes », selon Marine Le Pen.

La revendication d’une position humaniste fait certainement partie du programme de normalisation déployé par le RN ces dernières années. Mais, en l’espèce, le RN a l’humanisme très sélectif : pas d’humanisme en vue sur le sauvetage des migrants en mer, par exemple… La défense du progrès scientifique et technique fait certainement, elle aussi, partie de ce programme de normalisation. Mais, là encore, de manière très sélective. Thomas Ménager, député RN et porte-parole du groupe parlementaire RN à l’Assemblée nationale, estimait par exemple sur France Inter le 21 août dernier, que les experts du GIEC « ont parfois tendance à exagérer », ajoutant toutefois pour les excuser que « c’est leur rôle » ! Selon lui, le rôle des politiques serait à l’inverse de les « tempérer ». Bref, les scientifiques se comporteraient comme un lobby… Autre membre du groupe parlementaire RN à l’Assemblée, Christophe Barthès, agriculteur de profession, est connu pour ses positions climato-dénialistes : tandis qu’une vague de froid déferlait sur la Suède début janvier 2024, il déclarait ironiquement attendre les commentaires du Giec sur son compte Twitter et confiait au Monde ses doutes sur l’origine anthropique du changement climatique. Voilà dans quelle estime le RN tient la science.

En outre, l’anti-humanisme allégué des politiques climatiques européennes est une pure fiction : tous les efforts entrepris contre le réchauffement climatique par l’Union ces dernières années le sont au nom du maintien de l’habitabilité de la planète et singulièrement de notre continent où le réchauffement observé est plus rapide qu’en moyenne sur le reste du globe. Dans ces conditions, la lutte contre le réchauffement climatique s’accommode mal de tergiversations : il faut agir vite et de manière efficace. Les premiers signes d’un découplage entre l’évolution des émissions de CO2 et la croissance de l’activité économique récompensent ces premiers efforts et accréditent l’idée que l’on peut bâtir une croissance beaucoup moins intensive en carbone : en Europe, les rejets de dioxyde de carbone ont baissé de 9% en 2023 selon l’Agence internationale de l’énergie, alors même que le PIB progressait de 0,7% ; aux États-Unis où la croissance est plus forte (+2,5%), la baisse des émissions a été de 4,5%.

Le facteur sous-jacent à cette observation n’est pas une « décroissance énergétique » mais un décollage de la production d’énergie propre dans les pays développés et singulièrement des énergies renouvelables comme le photovoltaïque et l’éolien sur lesquels Marine Le Pen demandait non seulement un moratoire en 2022 mais le démantèlement des installations existantes. Plus d’énergies propres, ce n’est pas moins mais plus d’indépendance ; ce n’est pas plus mais moins de soumission aux puissances exportatrices de fossiles qui ne sont pas toutes des puissances « humanistes » (Russie, monarchies du Golfe, etc.). Non contente de vouloir tordre le cou aux énergies renouvelables, la candidate du RN proposait toujours en 2022 de supprimer la TVA sur les carburants automobiles, ce qui aurait dopé la consommation de fossiles, accru notre déficit commercial et augmenté nos dépendances…

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La défense de l’industrie nucléaire, supposée abandonnée, n’est ici qu’un cache-misère rhétorique : la France s’est au contraire battue pour (et a finalement obtenu) la reconnaissance de l’énergie nucléaire comme énergie de transition par ses partenaires européens dans le cadre des négociations sur la taxonomie européenne ; elle a même obtenu la possibilité de déployer des contrats pour différence sur le nucléaire installé. Cette accusation fait en réalité référence à une époque révolue et masque sciemment les efforts consentis ces dernières années pour relancer la filière. Mais le RN n’a sciemment pas actualisé son diagnostic.

En matière industrielle, la dénonciation de « l’interdiction des moteurs thermiques » fait référence à l’interdiction à la vente à partir de 2035 de véhicules neufs émetteurs de gaz à effet de serre. Passons sur le fait que, la durée de vie moyenne d’un véhicule étant de 10 à 15 ans, des véhicules thermiques déjà en circulation pourront continuer à circuler jusqu’en 2045, voire 2050 et pourront même s’échanger sur le marché d’occasion. Au-delà de cette petite « fake news », le problème principal est que la défense du véhicule thermique risque surtout de faire prendre un peu plus de retard à la transition industrielle vers le véhicule électrique sur lequel les constructeurs asiatiques sont déjà plus avancés que nous. Marine Le Pen souhaite-t-elle que l’industrie nucléaire dont elle prend bruyamment la défense aujourd’hui puisse servir l’électrification de la mobilité ? Souhaite-t-elle que les classes populaires et moyennes dont elle prétend défendre les intérêts puissent à moyen terme réaliser d’importants gains de pouvoir d’achat en alimentant leurs véhicules avec une électricité domestique plutôt qu’avec des carburants importés cinq à six fois plus chers ? Ou souhaite-t-elle entretenir tout à la fois le déclassement industriel de l’Europe, sa vassalisation énergétique et l’augmentation des dépenses contraintes des ménages modestes ? En réalité, le risque de décroissance industrielle, de dépendance énergétique et de pression sur le pouvoir d’achat serait considérablement augmenté si nous suivions les recommandations du RN. La vérité est que ce déclassement industriel est déjà en train de se produire et ce, sans aucun rapport avec le pacte vert : la production française est passée de 3,7 millions de véhicules en 2004, à 2,2 millions en 2019 pour tomber à 1,5 million en 2023, soit une baisse de 59% en vingt ans… Dans le même temps, l’industrie automobile a connu une forte croissance dans la péninsule ibérique. Quel rapport avec le Pacte vert ? Avec l’Europe ? Aucun. En revanche, cette évolution traduit un grave problème de compétitivité sur lequel le RN demeure parfaitement silencieux.

Enfin, le Pacte vert voudrait nous « faire manger des insectes », prétend Marine Le Pen dans son discours au meeting de Marseille le 3 mars dernier. D’où vient cette curieuse nouvelle ? La Commission européenne a autorisé en 2021, après avis de l’autorité de sûreté alimentaire de l’Union, la commercialisation de produits alimentaires à base de certains insectes (ver de farine, criquet migrateur, grillon domestique), moyennant un étiquetage indiquant clairement au consommateur l’utilisation de ces aliments. Les spécialistes ont fait valoir la sécurité sanitaire de cette ressource et son intérêt nutritionnel et écologique. Reste qu’aucun document ni aucune déclaration n’indique que les Européens pourraient être contraints ni même incités à « manger des insectes » contrairement à ce que suggère Marine Le Pen. Toutefois cette ficelle rhétorique a déjà fait ses preuves ailleurs en Europe chez les amis du RN. Fratelli d’Italia, Vox ou l’AfD ont déjà véhiculé de semblables rumeurs complotistes sur les réseaux sociaux et envisagé des propositions législatives pour interdire cette nourriture. Et la machine à produire du mensonge entraîne les effets attendus : aujourd’hui, un tiers des Slovaques sont convaincus que Bruxelles met en danger la santé publique en ordonnant l’ajout de protéines d’insectes dans les aliments à l’insu des consommateurs ! Le complotisme, les fake news et la paranoïa ont manifestement encore de beaux jours devant eux au RN, la nouveauté étant qu’ils s’industrialisent désormais au niveau européen.

L’approfondissement

Le troisième pilier du « von-der-leyisme » est l’approfondissement de l’intégration européenne. Sous la houlette de sa présidente, la Commission européenne est accusée par Jordan Bardella d’avoir continuellement conquis de nouvelles compétences au détriment des États membres et de leur souveraineté. Elle aurait pour cela utilisé les crises successives qui ont marqué la mandature. La crise du Covid lui aurait ainsi donné l’occasion de « s’approprier la stratégie vaccinale » et la « compétence santé ». La crise ukrainienne lui aurait donné celle de former un « projet d’armée européenne ». Au total, on serait passé sans le dire d’une stratégie fédéraliste à un projet de « fusion européenne » dans un « État unitaire et centralisé » qui « nous confisque nos libertés ».

Contrairement à ce que racontent les leaders du RN, le fait qui a caractérisé la mandature écoulée est beaucoup plus la montée en puissance de l’intergouvernemental que celle de la Commission, en partie du fait des crises qui se sont succédé, justement. La Commission ne s’est pas « appropriée la stratégie vaccinale » : ce sont les chefs d’État et de gouvernement de l’Union qui lui ont confié, non pas la stratégie vaccinale dans son ensemble, mais l’organisation des achats groupés de vaccins. Cette organisation a permis à de nombreux petits pays de l’Union qui n’auraient sans doute pas été les premiers servis et à des prix potentiellement plus élevés, d’accéder à la ressource à un coût, pour des volumes et dans un temps satisfaisants. Si chaque État membre avait mené sa propre stratégie d’achat dans son coin et de façon non-coopérative, les laboratoires pharmaceutiques auraient été en position de force dans la négociation et ils auraient fait leur marché. En réalité, le nationalisme vaccinal aurait conduit à une situation délétère. En six mois, l’UE a au contraire permis de mutualiser et de financer l’achat de 2,6 milliards de doses de vaccins, de définir des règles équitables de répartition tout en faisant preuve de solidarité avec le reste du monde. Mais l’UE ne s’est pas mêlée de l’organisation des campagnes de vaccination dans les États membres, pas plus que de l’organisation des tests, des mesures barrières ou des décisions d’ouvrir ou de fermer les établissements scolaires.

Du reste, quelle était l’alternative proposée par le RN ? En France, pour rappel, Marine Le Pen se disait favorable à la vaccination mais opposée au pass sanitaire, arguant que le vaccin protégeait contre les formes graves mais n’avait aucune efficacité contre la circulation du virus (par exemple devant l’Assemblée en janvier 2022). Une assertion erronée au regard des très nombreuses publications scientifiques disponibles au même moment, qui confirmaient l’efficacité de la vaccination contre l’infection (et non seulement contre le développement de formes graves), même si c’était dans des proportions moindres qu’espéré. Sur ce même motif, Marine Le Pen s’opposait à la vaccination obligatoire des soignants, la qualifiant d’« absurdité » et d’« injustice », après l’avoir pourtant elle-même défendue en septembre 2020. Elle avait même réclamé l’accès à la chloroquine pour tous en mars 2020 et fait savoir plus tard qu’un santon à l’effigie de Didier Raoult décorait sa crèche de Noël ! Pour rappel, selon une étude parue dans Biomedicine & Pharmacotherapy, l’hydroxychloroquine aurait tué près de 17.000 personnes pendant la première vague. Elle avait également recommandé l’achat du vaccin russe Sputnik V qui n’était alors reconnu ni par l’OMS ni par l’Agence européenne du médicament, en dénonçant l’empreinte d’une « idéologie anti-russe ». Nouvelles illustrations de l’idée qu’on se fait de la science et du progrès technique dans les rangs du RN.

Concernant l’exploitation supposée de la crise ukrainienne par la Commission pour avancer ses pions, elle relève là encore du fantasme. Les actions extérieures et la défense ne font pas partie des compétences de l’UE et il n’existe pas d’armée européenne. En revanche, il existe une structure de sécurité majeure plébiscitée par les amis polonais ou italiens du RN : l’Otan, dont 23 des 27 États de l’Union sont membres (l’Irlande, l’Autriche, Chypre et Malte étant neutres). Les États membres peuvent mettre des forces à disposition dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) : l’UE mène actuellement une vingtaine de missions civiles et militaires dans ce cadre (Bosnie-Herzégovine, Mali, Somalie, Centre-Afrique, etc.). La Coopération structurée permanente, initiée en 2017 et qui compte 25 États membres de l’UE (Malte et le Danemark n’y participent pas), a par ailleurs vocation à renforcer et coordonner les capacités militaires européennes. Et l’initiative européenne d’intervention, lancée en 2018 sur la proposition d’Emmanuel Macron, a pour objectif de renforcer la culture stratégique européenne et de créer les conditions pour que de futurs engagements militaires communs soient possibles entre Européens. Reste que ces efforts peinent à faire avancer de manière significative une quelconque forme d’intégration militaire. Les raisons en sont multiples : 1) les Européens se souviennent que c’est la France qui a fait échouer le tout premier projet européen d’Europe de la Défense (CED) en 1954 ; 2) les cultures nationales en matière militaire restent fortement marquées par l’histoire ; 3) l’action militaire fait partie du « domaine réservé » du Président de la République en France, et c’est un cas exceptionnel en Europe (dans les pays de culture parlementaire, c’est au Parlement de décider et même de contrôler les contrats d’exportation d’armes) ; 4) pour mener une action militaire commune, il faut une diplomatie commune qui, en l’espèce, n’existe pas ; 5) beaucoup craignent qu’un effort européen de défense affaiblisse l’Otan, en premier lieu l’Allemagne mais aussi tous les anciens « Pays de l’Est ».

A ces raisons s’ajoutent des désaccords stratégiques sur les industries militaires. Les pays exportateurs d’armes se font concurrence entre eux sur les marchés extérieurs : Suède, Allemagne, France, Italie, Espagne… Les acteurs de la base industrielle de défense se méfient des transferts de compétence ou des activités d’espionnage dans les projets militaires communs. Les Américains jouent de l’argument de la compatibilité technologique des matériels au sein de l’Otan pour pousser les États européens à acheter des matériels américains. Au total, on est donc très loin d’un quelconque projet d’armée européenne.

Les craintes du RN sur ce chapitre s’expliquent toutefois par ses positions et analyses sur les enjeux géopolitiques de la période, lesquelles méritent d’être rappelées brièvement ici. Pendant la campagne présidentielle de 2022, alors même que Vladimir Poutine avait commencé à mettre l’Ukraine à feu et à sang, c’est avec le maître du Kremlin que Marine Le Pen proposait de passer une « alliance » (en p. 10 du chapitre de son programme consacré à la défense) : « Parallèlement et sans crainte des sanctions américaines, il sera recherché une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond : la sécurité européenne qui ne peut exister sans elle, la lutte contre le terrorisme qu’elle a assurée avec plus de constance que toute autre puissance, la convergence dans le traitement des grands dossiers régionaux impactant la France (Méditerranée orientale, Afrique du Nord & centrale, Golfe/Proche-Orient et Asie notamment). » Ce projet d’alliance avec la Russie justifiait une certaine mansuétude à l’égard de Moscou. Ainsi, le 16 février 2022, quelques jours avant l’invasion russe, les élus du RN au Parlement européen votaient tous contre le projet d’assistance financière à l’Ukraine. Deux semaines plus tôt, Marine Le Pen avait refusé de signer la déclaration de solidarité avec l’Ukraine de ses partenaires nationalistes et souverainistes européens (Pologne, Hongrie, etc.) réunis à Madrid. Et le 1er mars, alors que le pilonnage des villes ukrainiennes avait débuté depuis 8 jours, elle se déclarait « très réservée » sur les livraisons d’armes à l’Ukraine au motif que « cela ferait de nous des cobelligérants » ; la suite a montré que ce n’était nullement le cas.

En dépit de l’inflexion de leur discours depuis février 2022, les élus RN au Parlement européen ont continué à freiner la solidarité avec Kiev et les mesures de rétorsion à l’égard de la Russie. Ils ont voté contre la résolution réclamant la création d’une seconde commission spéciale sur la désinformation et les ingérences étrangères, notamment de la Russie (10 mars 2022), contre la résolution pour accorder une libéralisation temporaire des échanges entre l’UE et l’Ukraine (le 19 mai 2022) et contre la résolution visant à faire reconnaître la Fédération de Russie comme État soutenant le terrorisme (le 23 novembre 2022). Ils se sont abstenus sur la résolution condamnant l’escalade de la Russie dans sa guerre d’agression contre l’Ukraine (le 6 octobre 2022), sur la résolution visant à établir un instrument de soutien financier à l’Ukraine pour 2023 (le 24 novembre 2022), sur la résolution visant à mettre en place un tribunal sur le crime d’agression commis par la Russie contre l’Ukraine (le 19 janvier 2023), sur la résolution sur la préparation du sommet UE-Ukraine (le 2 février 2023), sur la résolution condamnant les conditions de détention d’Alexeï Navalny et d’autres prisonniers politiques russes (le 16 février 2023), sur la résolution à l’occasion des 1 an de l’invasion et de la guerre d’agression lancée par la Russie contre l’Ukraine (le 16 février 2023). Et ils se sont organisés pour être absents lors des votes sur la résolution appelant à renforcer les sanctions contre la Russie (le 7 avril 2022) et sur la résolution condamnant la répression accrue du régime russe ainsi que la condamnation d’Alexeï Navalny (le 7 avril 2022).

L’idée d’une alliance avec la Russie prend place en réalité dans une vision du monde que les observateurs omettent souvent de rappeler. Dans son programme présidentiel 2022, Marine Le Pen proposait en effet de sortir du commandement intégré de l’OTAN, position jugée « incompatible avec son statut de puissance souveraine, son indépendance diplomatique et militaire et la libre définition de l’usage de sa force de frappe nucléaire ». Cette première rupture devait être pour elle l’occasion de redéfinir la relation bilatérale avec les États-Unis dont elle questionnait explicitement la loyauté (« les États-Unis ne se comportent pas toujours comme un allié de la France ») et de remettre à plat « les accords passés dans le renseignement et l’interopérabilité des systèmes ». La relation avec l’Allemagne devait être également « largement remaniée » : « Paris mettra fin aux coopérations structurantes engagées depuis 2017 qui ne correspondent pas à sa vision d’une défense souveraine et retirera son soutien à la revendication allemande d’un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations-Unies ». Marine Le Pen était à peine plus amène en 2022 à l’égard du Royaume-Uni et de l’Italie. « L’entente cordiale avec les Britanniques (…) nécessitera un recadrage diplomatique complet » : suppression du corps expéditionnaire interarmées, poursuite du Traité de Lancaster House conditionné, par exemple, à l’achat d’Exocet français pour remplacer leurs missiles mer-mer américains, perspective de réappropriation nationale des moyens industriels concentrés au sein du one MBDA… Quant aux Italiens, leur « double statut de partenaire et de concurrent diplomatique exigera une renégociation de fond ».

A la lumière de cette vision des relations internationales, on comprend mieux l’hostilité du RN à tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une forme d’intégration militaire des Européens ou, à tout le moins, de coopérations de défense beaucoup plus étroites. La vérité est que son programme consistait à faire exploser l’architecture de sécurité de l’Europe, à briser l’axe transatlantique en semant la discorde avec les États-Unis et le Royaume-Uni et à détruire la relation franco-allemande en la matière. Le Frexit dont il s’agit ici ne désigne plus la sortie de l’Europe mais la sortie de l’Occident.

L’élargissement

L’élargissement est le quatrième pilier du « von-der-leyisme ». Les leaders du RN sont moins diserts sur ce point. Leur intention est simplement d’accréditer la thèse d’un plan caché pour passer dans les années qui viennent d’une Europe à 27 à une Europe à 36. Ils rappellent que neuf discussions d’adhésion sont en cours, dont celle, ancienne, avec la Turquie et celle, plus récente, avec l’Ukraine. Ce sont d’ailleurs les deux seuls pays qui sont cités et, dans les deux cas, pour les exclure : l’un au motif qu’il ferait entrer un peu plus l’islam en Europe, l’autre au motif qu’il tuerait la Politique agricole commune. Au global, l’argument est que ce qui ne marche pas à 27 marchera encore moins à 36.

Personne ne conteste qu’un élargissement à des pays comme l’Ukraine poserait de nombreuses questions. Toutefois, se contenter de prétendre que neuf discussions sont en cours pour en conclure qu’une Europe à 36 est en train de se préparer derrière le rideau des apparences est fallacieux. Car ces neuf discussions recouvrent des situations et statuts très différents. Actuellement, cinq pays des Balkans occidentaux ont obtenu le statut de candidats à l’adhésion : la Macédoine du Nord (2005), le Monténégro (2010), la Serbie (2012), l’Albanie (2014) et la Bosnie-Herzégovine (2022). Le simple rappel de cette chronologie suffit à prouver qu’il y a loin d’une candidature à une adhésion… Deux négociations viennent d’être ouvertes par ailleurs avec l’Ukraine et la Moldavie lors du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023 qui a également attribué le statut de candidat à la Géorgie. Enfin, les négociations avec la Turquie sont gelées depuis 2018. Bref, l’addition 27+9=36 est un pur artifice de tribune.

Les feux tricolores du RN : une clarification qui se fait attendre

Les leaders du RN se sont également livrés à un exercice paradoxal en ce début de campagne : « clarifier leurs positions » sur l’Europe mais sans dévoiler de programme. De la chanson, on ne connaîtra donc pour le moment que la musique. Et le refrain : « nous ne sommes pas contre l’Europe mais contre l’Union européenne ». Autrement dit, bien qu’ils se défendent de rechercher un « Frexit caché », ils appellent bien à quelque chose comme un changement de régime mais sans dire pour quel régime ils plaident exactement. Jordan Bardella a plusieurs fois ajouté une formule un peu énigmatique pour justifier cette position d’attente : « on ne quitte pas la table de jeu quand on est en train de gagner la partie » ! Mais de quelle partie parle-t-on au juste et quelle devrait en être l’issue concrète ?

Pour faire patienter les observateurs, le président du RN a proposé un système de feux tricolores : vert pour les sujets sur lesquels le RN est d’accord ; orange pour les sujets sur lesquels il réserve son accord sous certaines conditions ; rouge pour les sujets sur lesquels il est en désaccord radical.

Feu vert pour Erasmus, la mutualisation des moyens de la protection civile et certaines coopérations industrielles, économiques et scientifiques. Les jeunes Européennes et les jeunes Européens pourront donc continuer à partir étudier, se former ou échanger dans les autres pays de l’Union et la France pourra donc continuer à recevoir de jeunes Allemands, Italiens, Espagnols, Roumains, Bulgares ou Polonais… Et, en cas de catastrophe, le mécanisme de protection civile de l’Union européenne pourra lui aussi se poursuivre, l’Union prenant à ses frais une large partie des coûts logistiques et opérationnels de cette solidarité entre les États. Il est plus compliqué d’y voir clair dans les coopérations industrielles, économiques et scientifiques que le RN souhaite conserver en l’état. Les politiques budgétaires en font-elles partie ? La PAC ? La politique de la concurrence ?

Les feux orange (accord sous condition) portent principalement sur la circulation des personnes et sur le patriotisme économique. Oui à l’espace Schengen si la libre circulation y est exclusivement réservée aux ressortissants de l’UE. Oui à Frontex si une mission claire de protection des « portes de l’Europe » lui est confiée, sous-entendu au détriment de sa mission de protection des droits fondamentaux. Oui enfin au marché unique mais à la condition qu’on puisse favoriser nos entreprises au niveau national et dans la commande publique.

Ces « oui si… » n’ont rien de surprenant dans la bouche du RN mais ils affectent quelques-uns des principes fondamentaux de l’Union. Sur le marché unique, le fait d’autoriser les États à privilégier leurs entreprises nationales, notamment dans l’allocation des marchés publics créerait une asymétrie fatale entre petits et grands États qui, à l’instar de l’Allemagne, auraient des moyens incomparables de soutenir leurs entreprises domestiques. On ne voit pas des pays comme la Hongrie accepter sans mot dire ce nouvel ordre économique et ne pas y mettre leur veto. Ce veto dont le RN défend par ailleurs le principe contre tous ceux qui seraient tentés par des votes à la majorité qualifiée. Le RN ne dit rien du reste des conditions d’un large consensus sur cette orientation. Il ne dit rien non plus sur les effets de ce patriotisme économique sur le pouvoir d’achat des ménages modestes. Si l’on peut défendre une « Europe des producteurs et des travailleurs » plutôt qu’une « Europe des consommateurs », il faut cependant en assumer les conséquences : moins de concurrence, ce sont des prix plus élevés à la fin.

Concernant Frontex, l’intention sous-jacente est de libérer cette agence de sa mission de protection des droits fondamentaux consignés pour partie dans la Convention européenne des droits de l’homme et la Charte des droits fondamentaux de l’Union, pour partie dans le droit maritime international. Le devoir de porter secours en mer entre en effet régulièrement en contradiction avec la protection des frontières extérieures de l’Union contre l’immigration clandestine. Mais que veut exactement le RN ici ? Qu’on repousse des embarcations de fortune dans les eaux internationales ? Qu’on laisse leurs occupants mourir en mer ? Il faut dire les choses clairement aux Européens : veulent-ils multiplier par deux, trois ou cinq le nombre de naufrages en Méditerranée ?

Les « feux rouge » ne sont pas tellement plus étonnants. Ils concernent la maîtrise des flux migratoires par les États eux-mêmes à l’intérieur des frontières nationales, la souveraineté énergétique nationale, le refus du passage à la majorité qualifiée, le refus de l’élargissement de l’Union (en particulier à la Turquie et à l’Ukraine), le caractère strictement national de la dissuasion nucléaire (que Marine Le Pen voudrait désormais inscrire dans la Constitution) et les attributs de la puissance (siège au Conseil de sécurité des Nations-Unies notamment).

Il est à noter pour commencer que certaines de ces lignes rouges inventent des menaces qui n’existent pas. Ainsi, personne n’a jamais proposé de mutualiser avec les autres États européens la dissuasion nucléaire française. Il a pu être question de protéger par ce moyen d’autres États européens qui se trouveraient attaqués et dont on pourrait considérer qu’ils engagent des intérêts vitaux pour la France, mais personne n’a jamais évoqué la possibilité de partager la décision d’engagement du feu nucléaire avec nos partenaires européens.

De même, il n’a jamais été envisagé par l’exécutif français d’abandonner son siège au Conseil de sécurité des Nations-Unies ni de le partager avec d’autres États européens. C’est une fake news supplémentaire du RN qui évoquait d’abord la mutualisation du siège en question avec l’Allemagne après la signature du traité franco-allemand d’Aix La Chapelle en 2019, accusant le Président de la République de « vente à la découpe » et de « trahison » (à la même époque, le RN faisait circuler la rumeur selon laquelle l’Alsace et la Lorraine pourraient être placées sous la tutelle de l’Allemagne). Rien ne prévoit cette mutualisation du siège français de membre permanent du Conseil de sécurité dans le traité en question, comme l’a rappelé un démenti de l’Elysée. La France est favorable à un élargissement et une meilleure représentativité au sein du Conseil de sécurité dans les deux catégories de membres, permanents et non-permanents. Elle soutient ainsi l’accession à un siège permanent de l’Allemagne, du Brésil, de l’Inde et du Japon, ainsi qu’une représentation plus importante des pays africains au Conseil de sécurité, y compris parmi les membres permanents. Mais il n’a jamais été question pour elle de partager son siège ni d’y renoncer.

Concernant la souveraineté énergétique nationale, on ne voit pas non plus en quoi elle serait menacée par l’Europe. Comme on l’a vu plus haut, l’énergie nucléaire a été admise comme « énergie de transition » par l’Union : rien ne s’oppose donc à son développement dans les années futures. Toutefois, elle ne saurait suffire à assurer notre « souveraineté » énergétique. Dans tous les scénarios sérieux de transition énergétique, il est nécessaire de développer fortement nos capacités renouvelables (photovoltaïque, éolien…), sujet sur lequel le RN a plutôt été un frein ces dernières années.

Quant à la gestion de l’immigration par les États eux-mêmes, c’est formellement déjà le cas. Le principe de libre circulation des personnes au sein de l’Union – principe non contesté par le RN – ne fait nullement obstacle au droit souverain des États d’admettre ou de refuser l’accès à leur territoire à des ressortissants de pays extérieurs à l’Union. Ce que semble contester le RN, ce sont les mouvements secondaires de migrants d’un pays de l’Union à un autre. Mais cette « ligne rouge » figurait déjà dans les « feux orange » au sujet de l’espace Schengen. Bref, on s’y perd un peu. Le système de feux tricolores censé « clarifier les positions du RN » sur l’Europe ne contribuent pas vraiment la clarté.

Les silences du RN

En conclusion, ce que l’on sait et ce que l’on peut comprendre à ce stade du projet du RN pour l’Europe n’est ni très clair, ni exempt de falsifications et autres fake news. Au-delà des pétitions de principe et des dénégations sur le « Frexit caché », on peine à discerner ce qui fonderait l’« Europe des nations » appelée de ses vœux par la tête de liste du RN : « L’Europe à laquelle nous tenons, déclarait-il récemment, c’est l’Europe comme civilisation du for intérieur et du forum démocratique, c’est l’Europe fidèle à ses racines chrétiennes, c’est l’Europe de l’amour courtois et de l’égalité homme-femme ». Ce salmigondis de plaidoyer démocratique, de revendications civilisationnelles et d’identitarisme culturel témoigne assez bien du brouillon qui tient lieu aujourd’hui de projet européen dans les rangs du RN.

L’analyse de cette entrée en campagne fait également ressortir des silences particulièrement frappants. Alors qu’il en avait fait l’une de ses marottes, le RN s’est jusqu’ici très peu exprimé sur l’islamisme et le terrorisme. De même sur l’insécurité : en dehors de la sortie de Jordan Bardella sur les chiffres des agressions (« 1000 agressions par jour », a-t-il lancé à Marseille), ni lui ni Marine Le Pen n’ont enfourché ce cheval de bataille traditionnel. De même encore sur l’égalité entre hommes et femmes. De même encore sur les autres forces politiques en présence à l’exception de Renaissance : en dehors d’une vague allusion à François-Xavier Bellamy lors du meeting de Marseille, aucun concurrent n’est même cité par les leaders du RN.

Mais c’est surtout sur les questions internationales que le mutisme du RN est le plus saisissant. Alors que la guerre fait rage aux portes de l’Union et qu’une nouvelle administration Trump pourrait, en novembre prochain, modifier profondément les équilibres géopolitiques, Marine Le Pen et Jordan Bardella ne se sont quasiment pas exprimés sur l’Ukraine, sur la Russie, sur l’Otan ou sur la relation transatlantique. Il aura fallu attendre le débat à l’Assemblée nationale sur l’accord bilatéral de sécurité entre la France et l’Ukraine pour qu’ils desserrent les dents sur le sujet. Et encore, en choisissant finalement de s’abstenir, au nom d’un « soutien à l’Ukraine », où Marine Le Pen reste interdite de séjour depuis 2017 ayant toujours nié l’annexion de la Crimée par la Russie.

Le RN a décidément choisi non seulement de passer à côté de l’Histoire mais d’inviter l’Europe à en sortir.

Les eurodéputés RN au Parlement européen :
éléments d’un bilan

Lors de sa conférence de presse, Jordan Bardella a tenu à défendre le bilan de son groupe au Parlement européen. Il a égrené pour cela une série de chiffres (14.000 amendements, 1.700 questions écrites, 700 interventions orales) et revendiqué à titre personnel 90% de présence lors des votes et une opposition à 60% des textes déposés.

Ce bilan est-il aussi reluisant qu’il le prétend ? L’activité d’un parlementaire européen ne se résume pas à sa présence en plénière, aux explications de votes et aux questions écrites. Elle repose aussi sur son implication dans des instances de décision stratégique et d’expertise technique, comme les commissions thématiques, là où se réalise le travail de fond. Un eurodéputé peut aussi être nommé par la commission parlementaire saisie au fond pour élaborer un rapport sur les propositions législatives, budgétaires ou autres. Les rapports adoptés en commission sont ensuite examinés et mis aux voix en séance plénière. C’est ce qui permet aussi de mesurer son degré d’expertise et d’implication. Au sein du groupe de 18 eurodéputés RN, le député Gilles Lebreton est le seul à s’être acquitté de cette tâche en 5 ans… Les eurodéputés RN font en réalité le choix, non du travail de fond, mais des actions les plus visibles : ils occupent ainsi la première place au palmarès des prises de paroles parmi les eurodéputés français lors des séances plénières, qui sont systématiquement filmées et où ils peuvent mettre en scène leur opposition à Bruxelles auprès de leurs électeurs.

Mais un bilan, ce ne sont pas seulement des métriques quantitatives agrégées dans quelques indicateurs. Ce sont aussi des choix législatifs. De ce point de vue, les positions défendues par les eurodéputés RN aux côtés de leurs alliés au sein du groupe Identité et Démocratie, vont souvent à rebours de l’effort de normalisation entrepris par leurs homologues au Parlement français. Le RN du Parlement européen n’est pas celui du Palais-Bourbon : il laisse plus aisément cours à sa défiance à l’égard de l’État de droit et des droits fondamentaux, à sa russophilie, à son écolo-scepticisme et à son conservatisme culturel.

Les eurodéputés RN ont ainsi systématiquement voté contre la vingtaine de textes adoptés en 5 ans sur l’État de droit et les droits de l’homme (en particulier sur l’existence d’un risque de violation des valeurs européennes par la Hongrie). On peut citer aussi les votes contre les résolutions condamnant les conditions de détention de l’opposant russe Alexei Navalny ou les textes sur la liberté des médias. Les eurodéputés RN ont voté contre le Media Freedom Act le 13 mars 2024, une législation européenne sur la liberté des médias, pour protéger le pluralisme et l’indépendance des médias dans l’UE. Avec leurs alliés du groupe Identité et Démocratie, ils ont également proposé de décerner le prix Sakharov des droits de l’homme du Parlement européen à Elon Musk en 2023.

Les élus RN se sont également abstenus ou ont voté contre de nombreux textes liés à l’environnement ou à la biodiversité au nom de la lutte contre « l’écologie punitive ». Ils se sont opposés, par exemple, à la taxe carbone aux frontières qui visait à protéger les entreprises européennes du dumping climatique d’autres pays, au doublement de la part des énergies renouvelables – alors même qu’en pleine crise énergétique, ces énergies auraient fait économiser près de 100 milliards d’euros aux Européens en importation de gaz russe –, au Fonds social pour le climat qui accompagne les classes moyennes et populaires pour rénover leur logement ou accéder à un véhicule électrique…

Les eurodéputés RN se sont également prononcés contre la taxation des superprofits des multinationales pétrolières en octobre 2022, une « taxe sur les bénéfices exceptionnels à l’encontre des compagnies d’énergie » afin d’aider « les ménages vulnérables et les PME, y compris grâce à des plafonds tarifaires », contrairement à tous leurs collègues du groupe Identité et Démocratie. Ce choix est d’autant plus singulier que les députés RN votaient quelques mois plus tôt en faveur d’une proposition analogue à l’Assemblée nationale, Marine Le Pen ne cessant d’en rappeler « l’urgence économique et de justice sociale ».

Les eurodéputés RN n’ont pas brillé non plus par leur implication sur la question de l’égalité femmes-hommes : abstention sur la ratification de la convention d’Istanbul (contraignante sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes), abstention sur la directive sur l’égalité de salaires entre hommes et femmes pour un travail identique…

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Thierry Pech

Annalivia Lacoste