La natalité, un enjeu profondément politique – Regard historique sur les politiques natalistes en France

La natalité, un enjeu profondément politique – Regard historique sur les politiques natalistes en France
Publié le 22 avril 2024
  • Historien, auteur de "Vichy et la famille. Réalités et faux-semblants d’une politique publique"
Les politiques favorables à la natalité ont une longue histoire en France depuis la IIIe République. Une certaine continuité des politiques publiques (allocations, avantages fiscaux...) favorables aux naissances se manifeste ainsi. Cependant, les motivations idéologiques, les représentations de la femme, le statut de la famille et la conception des libertés individuelles ne sont pas les mêmes d'une période à l'autre. Comment le récent appel du Président de la République au "réarmement démographique" s'inscrit-il dans ces différentes traditions ?
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L’avènement d’une politique nataliste sous la IIIe République : un moyen de consolider la puissance de la France ?

La Grande Conversation

Les discours politiques concernant le déclin démographique s’ancrent dans une longue histoire en France. Dès la IIIe République, des acteurs de la société civile établissent un lien entre la taille de la population et la puissance nationale. Ainsi, l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, fondée en 1896 (devenue l’Alliance nationale contre la dépopulation durant l’entre-deux-guerres), participe à la construction de cette rhétorique et la diffuse au sein des élites républicaines et du Parlement. L’organisation explique la défaite de 1870 par la faiblesse de la population française relativement à celle allemande. Selon eux, certains fléaux seraient à l’origine d’une baisse structurelle de la population et donc d’un vieillissement de la France. Cette organisation républicaine s’associe à un autre type d’organisation : les associations de familles nombreuses, c’est-à-dire avec au moins quatre ou cinq enfants. Dès les premières décennies de la IIIe République, les deux types d’organisations ont une influence croissante au sein de la Chambre des députés et du Sénat, et des groupes parlementaires commencent à porter leurs causes.

Christophe Capuano

Quelle est l’influence de l’Eglise catholique sur ces politiques de natalité et familiales ?

LGC

Même sous la République, l’Eglise catholique influence la pensée d’une partie du courant “familialiste”, représenté par les associations de familles nombreuses. La plupart de ces associations sont laïques mais certaines, dont les associations de pères de familles catholiques, affichent leur affiliation confessionnelle. Ces associations sont nées au début du XXe siècle pour combattre l’influence de l’enseignement laïque dans les écoles, notamment en vérifiant le contenu des manuels scolaires. Dans son ensemble, le mouvement familialiste est plutôt hostile à la République et critique vis-à-vis de l’individualisme véhiculé par la Déclaration des Droits de l’Homme et l’héritage de la Révolution française. Ce mouvement défend par exemple l’instauration d’un vote familial, à la place du vote individuel, et l’inscription de la famille dans la Constitution comme cellule essentielle de la société. La Ligue Féminine d’Action Catholique s’inscrit par exemple dans cette mouvance. Composée de femmes, elle porte une idéologie familialiste, défend un prosélytisme catholique et soutient l’inscription de la famille dans la Constitution. Le mouvement familialiste est donc dans l’ensemble conservateur, mais pour partie seulement lié au catholicisme.

Ce courant, à la fois nataliste et familialiste, gagne une influence politique à partir du début des années 1920. Des Congrès de la natalité, au sein desquels ces organisations se réunissent, se multiplient et revendiquent la mise en place de dispositifs pour augmenter le nombre de naissances. De ces congrès naît par exemple la loi de 1920 qui interdit toute publicité en faveur des méthodes de contraception. Avec la correctionnalisation de l’avortement en 1923, avorter devient un délit pénal et non plus un crime ce qui durcit la répression de l’avortement, considéré comme l’une des causes de la baisse de la natalité. Dans les discours dominants, l’augmentation de la population est présentée comme un moyen de consolider la puissance de la nation. Cet argument a d’autant plus de poids face aux préoccupations démographiques après la Première Guerre mondiale. Avec des pertes humaines sans précédent et le creux de naissances lié aux années de mobilisation, le conflit a entraîné une baisse de la population française.

La portée de ces discours s’étend durant les années 1930, alors que la natalité continue de reculer. A partir de 1935, le nombre de décès excède celui des naissances. La prise de conscience de cet enjeu démographique par les sphères politiques est fortement liée à la montée des périls et à l’imminence de la guerre. On observe à ce titre un intérêt renouvelé, de la part des députés et du gouvernement, pour les enjeux démographiques après la conférence de Munich de 1938. Alors que depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir l’Allemagne connaît une forte reprise des naissances, la puissance française semble menacée par son déficit démographique. Cependant, ce lien entre le renforcement d’une défense nationale et la relance de la natalité n’a rien d’évident. Des personnalités comme De Gaulle ou Paul Reynaud ont donné la priorité à la création de corps de blindés plutôt qu’à la relance de la natalité, lorsqu’il fallait reconstruire la défense de la France.

C’est dans ce contexte de la fin des années 1930 que les décideurs politiques s’emparent de l’enjeu démographique. Le 8 février 1938, le sénateur Georges Pernot, proche des associations familiales, alerte les élus et le gouvernement sur la baisse tendancielle de la natalité et réclame la création d’une Commission spéciale pour explorer les moyens de relancer les naissances. Dans cette lignée, le gouvernement Daladier crée un Haut Comité de la Population en 1939, rattaché au Secrétariat général de la présidence du Conseil. Ce Haut Comité prépare un Code de la famille et de la natalité française, édicté en 1939, dans lequel on retrouve des mesures concernant la natalité et la famille. Certains estiment d’ailleurs que cela marque le début d’une véritable politique familiale en France. De fait, c’est par exemple avec ce code que les allocations familiales, qui existent depuis 1932 pour les salariés du commerce et de l’industrie, sont généralisées à l’ensemble des travailleurs. Cependant, au-delà de ces mesures familiales majeures, on retrouve des dispositifs natalistes, répressifs et hygiénistes. Plusieurs propositions visent ainsi à lutter contre l’avortement à travers une politique répressive. Plus encore, plusieurs dispositifs doivent “lutter contre les fléaux sociaux”, ce qui inclut des considérations hygiénistes, comme le combat contre l’alcoolisme, mais aussi des objectifs plus larges comme “la défense de la race”. Ainsi, le code de la famille et de la natalité française s’inscrit dans une logique de contrôle de la population en général, dont la famille et la natalité ne sont que deux aspects. Sur ce point, il est intéressant de revenir sur la création du premier Ministère de la Famille, en juin 1940. Alors que l’Etat républicain mène une politique de grande ampleur pour relever la natalité par la famille, il décide de créer ce Ministère quelques semaines avant la fin du régime. Or, l’objet de ce ministère ne fait pas consensus au sein des sphères politiques. Ainsi, Paul Reynaud, alors Président du Conseil, préfère créer un ministère de la Race, ce qui s’inscrit pleinement dans cette volonté de “lutter contre les fléaux sociaux” et dans une idéologie d’hygiénisme social. Ainsi, le Ministère de la Famille, finalement créé et confié à Georges Pernot, est très proche d’un Ministère de la Santé

Après la défaite et l’instauration du régime de Vichy par Philippe Pétain en juillet 1940, les problématiques natalistes et familiales s’inscrivent dans de nouveaux enjeux politiques. Le régime de Vichy reprend une série de dispositifs déjà existant sous la IIIe République. Cependant, le champ familial est surinvesti et Pétain en fait un véritable ordre politique, au cœur de la Révolution Nationale. Le discours officiel du régime donne une place centrale au “familial”. Ce terme, conceptualisé par le sociologue Michel Chauvière, désigne l’ensemble des pratiques sociales et politiques qui se revendiquent de la famille : les rhétoriques politiques, les idéologies, les connaissances, les expertises, les stratégies politiques, juridiques, institutionnelles, associatives qui sont en lien avec la famille. Sous le régime de Vichy, cet ordre politique du familial se traduit par des aides aux familles, la familialisation de l’action sociale ou encore une forte propagande familiale.

            La Révolution Nationale change radicalement l’esprit de la politique familiale. Vichy fait de la famille l’incarnation de sa philosophie sociale et politique, qui se caractérise par une approche organiciste et corporatiste, anti-républicaine et contre-révolutionnaire. Puisque la famille a un caractère exclusif et prédominant, tous les problèmes sociaux et les questions de population sont désormais abordés à travers ce prisme du familial. Cette rhétorique officielle doit se traduire par des réformes familiales ambitieuses, rapidement mises en place grâce à la suppression du régime parlementaire, la concentration des pouvoirs entre les mains du maréchal Pétain et le renforcement du pouvoir de l’administration. La réalisation de ce projet s’avère plus complexe et la présence des autorités occupantes limite fortement les ambitions du régime. Cependant, on assiste à une instrumentalisation politique de la famille, devenue une arme contre la République, plus précisément contre l’individualisme républicain.

Dès l’instauration du régime, un Ministère de la Famille et de la Jeunesse est créé, avant d’être remplacé par un Secrétariat général à la Famille et à la Santé, de septembre 1940 à février 1941. Puis, en septembre 1941, le régime de Vichy met en place un Commissariat Général à la Famille. C’est la première fois qu’une administration familiale se développe en France. Ce Commissariat est une administration d’action composée de militants familialistes et de délégués régionaux chargés de traduire les décisions à l’échelon local.

Au sein de cet ordre politique fondé sur la famille, les défenseurs des causes familiales et natalistes, que ce soient les associations de familles nombreuses ou l’Alliance Nationale contre la dépopulation, prennent une place centrale. Ces associations font ainsi partie du Centre national d’action et de coordination des mouvements familiaux. L’influence des natalistes est aussi visible au sein de la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, créée en novembre 1941 et dirigée par Alexis Carrel. C’est un établissement public rattaché au Commissariat Général à la Famille et subventionné pour établir des statistiques et documenter ces problèmes humains. Cette Fondation, qui s’inscrit dans la pensée eugéniste, est largement investie voire noyautée par l’Alliance nationale contre la dépopulation. En effet, l’ancien président de l’Alliance, Fernand Boverat, prend la tête de l’équipe natalité au sein de la Fondation qu’il conçoit comme une annexe à l’Alliance nationale contre la dépopulation.

            Cette dimension eugéniste est très présente dans les idées dominantes de cette époque. Ainsi, dans La Sélection humaine publié en 1919, Charles Richet plaide pour une politique de sélection et de triage des personnes afin de préserver le nombre et la qualité de la population. Sa pensée influence beaucoup la Fondation française pour l’étude des problèmes humains. Ainsi, la sélection des individus s’inscrit dans une logique managériale, pour la maximisation de la productivité, et dans une logique biologique, pour la protection de la santé. Dans le domaine du travail, on favorise par exemple l’examen médical à l’emploi pendant toute la durée de l’embauche, pour ensuite sélectionner la main d’œuvre la plus robuste1

Cette influence eugéniste persiste après la guerre, notamment à travers la figure de Jacques Doublet. Membre du Haut comité de la population avant la guerre, il intègre le Haut comité de la population et de la famille après la Seconde Guerre mondiale, et publie en 1951 un ouvrage, Population et eugénisme, où il développe l’idée d’une biopolitique. Selon lui, c’est l’Etat qui doit gérer le caractère biologique du corps social, en établissant une hiérarchie entre les hommes, et en opposant les êtres évolués aux “tarés”, aux “anormaux” et aux “déchets humains qui peuplent les asiles et les prisons”. Ainsi, cette pensée eugéniste, qui s’épanouit pendant la Seconde Guerre mondiale, existe encore au sein des élites politiques dans les années qui suivent le conflit.

Christophe Capuano

Comment cette pensée s’articule-t-elle à la politique coloniale de l’époque ? Les migrations sont-elles perçues comme un potentiel apport démographique ?

LGC

Du fait de cette conception eugéniste, l’apport migratoire n’est pas perçu comme une solution au déclin démographique de la métropole. Pendant le régime de Vichy, mais aussi sous la IVe et la Ve République, la politique familiale, les politiques d’incitation à la naissance et les politiques de lutte contre l’avortement concernent uniquement la métropole. A l’inverse, dans les colonies, se développent des politiques incitatives et une propagande visant à limiter le nombre de naissances. Plus tard, sous la cinquième République, la mise en place des centres de planning familiaux sera encouragée dans les territoires d’outre-mer, alors même qu’elle fera l’objet de nombreuses critiques en métropole.

            Néanmoins, la solution de l’apport migratoire n’est pas entièrement rejetée par les élites politiques. Elle s’inscrit cependant dans cette même pensée eugéniste, c’est-à-dire de sélection de la population à faire venir en France. En 1951, Fernand Boverat, membre du Haut Comité de la population et de la famille, publie un rapport dans lequel il réclame un renforcement de la politique nataliste, mais aussi une politique migratoire sélective, c’est-à-dire qui ciblerait les familles, les jeunes travailleurs et les populations “assimilables”. L’enjeu démographique est donc pensé à partir d’une logique de hiérarchisation de la valeur humaine, avec un regard raciste.

Christophe Capuano

Est-ce qu’il y a une influence de l’Allemagne nazie sur le courant eugéniste français ?

LGC

La pensée eugéniste allemande est très spécifique et extrême. Sa vision biologisante est intimement liée à une conception raciale, ce qui se traduit par une élimination des populations considérées comme des “menaces pour la race”. C’est dans cette pensée que s’inscrit l’opération T4 en 1939 qui vise l’extermination des malades mentaux et des handicapés en Allemagne. Une campagne de propagande est mise en place depuis 1933 pour montrer le coût de ces personnes pour l’Etat allemand. L’opération T4 conduit à l’élimination physique d’adultes, puis d’enfants et de bébés durant l’année 1939. Il faut une opposition de l’Eglise allemande et une mobilisation des parents pour mettre fin à cette extermination.

En France, l’eugénisme ne va pas jusqu’à l’élimination des populations. Il s’agit plutôt de sélectionner les individus selon leur qualité, à travers une vision biologisante. Paul-André Rosental a consacré un ouvrage à l’eugénisme à la française, en analysant une expérience menée en Alsace dans la Cité-jardin Ungemach créée au début des années 19202. Ce sont des lotissements confortables et bon marché qui se sont développés tout au long du XXe siècle. Des couples sont sélectionnés en amont pour y avoir accès puis doivent signer un contrat dans lequel ils s’engagent à avoir un certain nombre d’enfants, sous peine de quoi ils perdent leur logement. Ce modèle est accompagné d’un type d’urbanisme très spécifique et standardisé. C’est un exemple d’application concrète de l’eugénisme à la française, avec une forme de sélection de la population à petite échelle. Cependant, on ne retrouve pas ce type de sélection à grande échelle, comme cela a pu être le cas avec les Lebensborn allemands par exemple.

Christophe Capuano

Pendant la IVe et la Ve République, dans quelle mesure les politiques natalistes restent-elles marquées par ce stigmate vichyste ?

LGC

            Les questions de natalité restent au cœur de la politique à la Libération mais le prisme familial n’est plus aussi central qu’il l’était sous Vichy. Dans son discours sur la population adressé à l’Assemblée consultative le 5 mars 1945, le Général De Gaulle invite les Français à produire “5 millions de beaux bébés”. Cependant, l’enjeu de la population est davantage mis en avant que celui de la famille. Alors que le familial était prôné en ordre politique sous le régime de Vichy, il devient un simple moyen pour parvenir à l’augmentation de la population. Le modèle de la famille nombreuse n’est par exemple plus présenté comme l’idéal unique de la famille française.

            Il n’empêche, De Gaulle est très sensible à la question de la natalité. Selon lui, il existe un lien organique entre développement démographique et puissance nationale, ce qui motive la mise en place d’une politique nataliste volontariste. On retrouve cette idée dès les projets de la Résistance, diffusés en 1944. Dans l’un d’entre eux, on peut ainsi lire que “le changement des mœurs seuls peut, de manière durable, faire que la fécondité d’autrefois règne à nouveau dans la famille française”. Si le discours politique sur la natalité a changé, les objectifs natalistes restent les mêmes sous la IVe puis sous la Ve République.

            De plus, les discours natalistes restent très influents pendant cette période. Le magazine Vitalité française par exemple construit des statistiques, avec des choix méthodologiques souvent contestables, afin de dramatiser le déclin démographique de la France. Fernand Boverat, idéologue de l’Alliance nationale contre la dépopulation et nataliste convaincu, garde aussi une grande influence jusqu’au début des années 1950. Ces natalistes restent nombreux jusqu’aux années 1970, moment où ils s’opposent à la fin de la répression de l’avortement.

            De nouvelles institutions sont créées pour mettre en œuvre cette politique nataliste. Dans l’immédiat après-guerre, un Secrétariat général à la famille et à la population est mis en place pour remplacer le Commissariat Général à la Famille qui existait sous Vichy, ainsi qu’un Haut Comité consultatif de la population et de la famille, et un Comité interministériel de la population et de la famille. Dans chacune de ces institutions, on note que la population et la famille sont mises sur un pied d’égalité ce qui témoigne d’une nouvelle approche de l’enjeu démographique.

Après 1945, la répression de l’avortement reste au cœur des politiques de natalité. Comme nous l’analysons dans un article écrit avec Fabrice Cahen3, il y a un pic de poursuites pour avortement pendant l’années 1946. En effet, les brigades spéciales de lutte contre l’avortement, instaurées dès 1939 et développées sous Vichy, restent en place et deviennent de plus en plus efficaces dans les années d’après-guerre. Issues de la police criminelle, elles enquêtent sur ces cas d’avortement comme s’il s’agissait de scènes de crimes. Ainsi, plusieurs réseaux de médecins avorteurs et d’entraides de femmes tombent en 1945 et 1946. Ces brigades, en grande partie composées de militants natalistes, sont très influencées par la propagande de l’Alliance nationale contre la dépopulation, ce qui témoigne du lien intime entre lutte contre l’avortement et politique de natalité.

            Au-delà de cette approche répressive, la politique nataliste d’après-guerre garde une dimension familialiste très importante. Là encore, on note une continuité entre les politiques familialistes de Vichy et celles de la IVe République. En 1941, le régime de Vichy avait instauré une loi interdisant de divorcer dans les trois ans qui suivent le mariage. Si cette interdiction est supprimée par une ordonnance du 12 avril 1945, cette même ordonnance rend la procédure de divorce plus compliquée et désincitative qu’avant la guerre. De plus, le discours dominant favorise ce modèle de la famille traditionnelle. Sur le plan économique, plusieurs dispositifs visent à désinciter l’entrée des femmes sur le marché du travail comme le renforcement des allocations familiales et l’allocation de salaire unique pour les femmes au foyer, ou la création du quotient familial.

            Durant la IVe et la Ve République, ces politiques natalistes confortent un modèle très genré. En opposition avec l‘image de la femme citoyenne ayant le droit de vote depuis 1944, les femmes restent perçues comme des ressources pour la France. En analysant le discours dominant sous Vichy et à la Libération, on comprend que le corps des femmes n’appartient pas aux femmes elles-mêmes mais à la nation. Les femmes doivent faire des enfants afin de construire la puissance nationale. Le phénomène de femmes tondues à la Libération traduit cette vision. Puisque le corps des femmes appartient à la nation, il devient inacceptable qu’une femme puisse avoir une relation amoureuse avec l’ennemi. Ainsi, que ce soient les politiques familialistes favorables au modèle de la femme au foyer, ou la lutte massive contre l’avortement, les femmes sont particulièrement touchées par ces politiques natalistes.

Christophe Capuano

Paul-André Rosental parle de “prise incertaine de ces dispositifs sur le comportement des couples”. A quel point l’histoire de la vie privée est-elle impactée par ces politiques natalistes ?

LGC

            Les mesures incitatives ont souvent un effet réel sur la croissance de la natalité. Plus précisément, la combinaison de mesures incitatives – les allocations familiales, le quotient familial, l’allocation logement pour les familles en période de crise – a permis d’accompagner les familles et de limiter la perte de pouvoir d’achat liée à l’arrivée d’un enfant.

            Plus encore, la création d’un climat familial, à travers une propagande pro-natalité et pro-famille, favorise cette augmentation des naissances. C’est l’une des grandes victoires du régime de Vichy, qui a par ailleurs plutôt échoué dans sa politique familiale se contentant de reprendre des mesures de la IIIe République. Si la fête des mères est créée par des Associations de familles nombreuses en 1918, puis reprise par l’Etat en 1926 à destination uniquement des familles nombreuses, c’est sous le régime de Vichy que cette pratique prend de l’ampleur. En 1941, la fête des mères est ainsi étendue à l’ensemble des familles et utilisée comme un outil politique pour valoriser un certain modèle familial. Ainsi, la fête des mères, déclinées dans les écoles primaires, devient très populaire et l’occasion de remises de médailles des meilleures familles françaises par les communes. La population française semble perméable à ce climat familial. L’une des premières enquêtes d’opinion, menée en 1938 par le sociologue Jean Stoetzel, montre que les Français sont plutôt sensibles aux questions de natalité. Cette sensibilité augmente sous Vichy et reste très forte au début de la IVe République. L’importance de ce climat familial est essentielle dans la compréhension du baby boom.

En revanche, les mesures répressives, comme les politiques de lutte contre l’avortement, n’ont pas d’effet sur les pratiques réelles des Français. Ainsi, le chiffre des 300 000 avortements par an reste stable à cette époque, même si cette pratique clandestine est très difficile à quantifier. Plus que par des mesures répressives, la baisse de la pratique d’avortement est favorisée par une politique éducative. Le développement de la contraception d’abord, puis l’éducation à la sexualité dans les années 1980 avec par exemple la grande campagne d’information sur la contraception de 1982 portée par le Ministère du Droit des femmes d’Yvette Roudy sous François Mitterrand, ont permis de faire reculer l’avortement.

            A partir de la fin des années 1960, la promotion du modèle familial de la femme au foyer commence à faiblir. Pour les femmes peu qualifiées, surtout lorsqu’elles sont mères de deux enfants, il devient moins intéressant économiquement de toucher les allocations familiales et l’allocation de salaire unique plutôt que de trouver un emploi. Cette baisse relative des allocations favorise l’entrée de nombreuses femmes sur le marché de l’emploi. De plus, les femmes sont de plus en plus nombreuses à avoir accès aux études secondaires, ce qui favorise leur insertion dans le marché du travail. Ainsi, à partir de 1968, on observe une entrée massive des femmes sur le marché du travail. L’accès au travail des femmes est de moins en moins perçu comme un frein à la natalité. A partir du début des années 1970, les dispositifs liés à la petite enfance, avec le développement des crèches et des écoles maternelles, se développent afin d’articuler travail féminin et maternité. Cette approche est défendue par plusieurs mouvements féministes dans les années 1960. Le mouvement “Maternité heureuse” créé en 1956 par exemple, qui devient en 1960 le mouvement « Pour le planning familial », inspiré de son homologue étasunien, revendique le choix du moment de la maternité, la planification des naissances et l’accès à la contraception. Leur combat aboutit à la fin de l’interdiction des publicités pour la contraception et à l’autorisation de la contraception par voie orale, soit la pilule, en 1967, avec la loi Neuwirth.

La dimension répressive des politiques natalistes, soit la lutte contre l’avortement, s’est affaiblie durant les années 1960. Même dans les discours des natalistes militants et experts, la dimension éducative doit se développer voire prendre le pas sur la dimension répressive. Malgré tout, au début des années 1970, de nombreuses femmes sont encore poursuivies pour faits d’avortement (un peu moins de 400 condamnations annuelles). C’est à cette période que les mouvements féministes se développent, à travers le Planning familial ou le Mouvement de Libération des Femmes (MLF). L’enjeu devient alors l’appropriation du corps des femmes par elles-mêmes à travers le combat pour le droit à l’avortement. Le Procès de Bobigny de 1972, incarné par la figure de Gisèle Halimi, participe d’une prise de conscience massive dans l’opinion publique de l’enjeu de l’avortement pour les femmes.

Christophe Capuano

Quand disparaît l’approche eugéniste et l’idée de sélectionner les populations dans les politiques de natalité ?

LGC

            Les natalistes ont longtemps défendu une approche par la qualité, soit par la sélection de la population. Ainsi, certains discours du Haut Conseil de la population et de la famille, sous la IVe mais aussi sous la Ve République, sont racistes et xénophobes. A l’époque, l’objectif est d’augmenter la quantité de citoyens français, mais aussi leur qualité. Ainsi, cet objectif est porté par une conception très inégalitaire de la valeur humaine partagée par une grande partie des élites4. Au sein de la métropole, il existerait une hiérarchie qui se traduit par une mise à l’écart des personnes vivant dans des asiles ou dans des prisons par exemple. Au sein de l’empire français, les habitants de la métropole sont perçus comme supérieurs à ceux des colonies, puis des départements d’Outre-Mer. Enfin, dans l’accueil aux étrangers, les populations des Nords seraient plus assimilables que celles des Suds et il faudrait favoriser leur intégration.

            Il est difficile de dater un moment de rupture, à partir duquel cette conception raciste et inégalitaire de la nature humaine devient minoritaire. Néanmoins, les différents mouvements pour les droits humains dans les années 1960-1970 participent indéniablement à ce changement de mentalités. Le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, les revendications en provenance des territoires d’Outre-mer ou les mouvements féministes se rejoignent sur cette défense de l’égalité de la valeur humaine. Ainsi, dans les années 1970, on observe une prise de conscience généralisée et une disparition progressive de ces conceptions eugénistes dans les politiques de natalité.

Aujourd’hui, les politiques de natalité existent toujours, mais elles ne sont plus portées par le même modèle de société. Ainsi, lorsque le président de la République parle de “réarmement démographique”, je ne pense pas qu’il s’inscrive dans une quelconque tradition historique. Le terme de réarmement est plutôt utilisé dans son sens contemporain en lien avec des idées de “réarmement” civique ou moral. Il existe deux changements majeurs dans l’approche politique de la natalité déployée aujourd’hui, et cela a été marquant dans le discours présidentiel.

Tout d’abord, les discours favorables à l’augmentation de la population ne sont plus portés par un regard inégalitaire et des conceptions eugénistes. Les politiques de natalité sont désormais indissociables d’un respect des droits humains et d’une recherche d’égalité entre les hommes et les femmes. Plusieurs dispositifs visent ainsi à permettre aux femmes et aux hommes d’assumer leur maternité et paternité sans que cela ne nuise à leur rôle social ou professionnel. En cela, les politiques de natalité sont radicalement différentes de celles qui pouvaient exister jusqu’aux années 1960.

Enfin, les politiques de natalité sont sorties d’une approche genrée. En effet, dans des pays qui ont connu des régimes autoritaires, comme l’Italie ou l’Allemagne, le discours sur la famille a longtemps été politiquement disqualifié. En France, ça n’a pas été le cas et les femmes ont longtemps été enfermées dans leur rôle d’épouse et de mère. Jusque dans les années 1970, l’injonction à faire des enfants se traduisait par une injonction à suivre un modèle familial traditionnel. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et les politiques de natalité n’enferment plus les femmes dans un rôle prédéfini.

Christophe Capuano
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Christophe Capuano