« Réarmement démographique » : que disent les chiffres ?

« Réarmement démographique » : que disent les chiffres ?
Publié le 4 mars 2024
Une projection de l’ONU fixe à 2080 la date à laquelle l’humanité pourrait atteindre son pic de population, autour de 10 milliards d’habitants. Partout dans le monde, depuis l’an 2000 et avec une accélération notable depuis 2015, on assiste à une baisse de la fécondité. S’il existe une tendance au « désarmement » démographique, elle est aujourd’hui d’abord mondiale. Reste que les Européens seront les premiers à entrer dans « l’hiver démographique », et que la France n’est plus épargnée, même si elle conserve certains traits singuliers.
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La question démographique a été remise au cœur du débat public par le Président de la République lors de sa conférence de presse du 16 janvier 2024. Devant le déclin du nombre des naissances en France, il a plaidé à cette occasion pour un « réarmement démographique ».

Nous proposons dans les pages qui suivent de réinscrire la situation française dans un tableau plus général des mutations démographiques en cours à l’échelle européenne et mondiale. Il en ressort à la fois un ralentissement démographique global auquel très peu de pays font exception (1) et une progressive « normalisation » de la situation française dans le contexte européen (2).

1. Le ralentissement mondial

En 1950, une femme mettait au monde en moyenne 5 enfants. Depuis, la population mondiale a explosé. Ceux qui ont aujourd’hui 50 ans sont nés dans un monde qui comptait 4 milliards d’individus : il en compte aujourd’hui près de 8. La croissance démographique mondiale durant ce demi-siècle a été plus rapide que durant les 5.000 ans précédents. Un pays comme l’Algérie, pour ne prendre qu’un exemple, a vu sa population multipliée par 3,5 entre 1962 (date de son indépendance) et aujourd’hui…

Pourtant, ces « stocks » de population en croissance rapide masquent un autre phénomène tout aussi marqué depuis un demi-siècle : la diminution de moitié du nombre d’enfants par femme.

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En conséquence, le taux de croissance annuel de la population mondiale, toujours positif, a lui-même diminué, passant d’un pic de 2,3 % en 1963 à moins de 1 % aujourd’hui. Ainsi, la population mondiale continue de croître mais, si l’on extrapole les tendances à l’œuvre, sa dynamique laisse entrevoir un retournement de tendance à l’horizon du siècle. Selon les projections des Nations Unies, les courbes des naissances et des décès devraient en effet se croiser peu après 2080.

Le ralentissement de la fécondité n’épargne plus aucune région du monde. Comme l’a montré une récente publication de l’INED, les zones à forte fécondité connaissent elles aussi, bien qu’étant en début de transition, des baisses de fécondité remarquables, inattendues il y a encore deux décennies.

La baisse du taux de fécondité est, après le boom démographique mondial du XXe siècle, l’un des changements sociaux les plus fondamentaux de l’histoire de l’humanité. Le graphique ci-après souligne la rapidité du phénomène, notamment dans les pays hier encore les plus dynamiques. Il n’a fallu que 10 ans à l’Iran pour passer de plus de 6 à moins de 3 enfants par femme. La Chine a effectué cette transition en 11 ans, avant même l’introduction de la politique de l’enfant unique survenu entre 1978 et 1980. Par comparaison, les pays développés du Nord ont connu des transitions plus précoces mais beaucoup plus longues. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont réalisé le même chemin sur des périodes respectives sur 95 et 82 ans. De fait, les pays qui connaissent les premiers changements sociaux à l’origine de la transition démographique (les Occidentaux pour l’essentiel) mettent beaucoup plus de temps à opérer ces transitions que ceux qui les rattrapent plus tard (pays du « Sud Global »).

Ainsi, la tendance au « désarmement démographique » semble être désormais assez universelle. Les horloges en sont encore cependant un peu désynchronisées : les pays du Sud observent un taux de fécondité qui est au minimum de trois enfants par femme, tandis qu’en Occident, il se situe en moyenne entre 1 et 2 enfants par femme.

L’Asie est le continent qui enregistre le plus fort nombre de naissances : 57 millions en 1950 contre 67 millions en 2021 (+17.5%). L’Afrique occupe le deuxième rang du classement avec une croissance cependant beaucoup plus rapide : 11 millions en 1950 contre 45 millions en 2021 (+318%). Suivent ensuite l’Europe (12 millions en 1950 contre un peu moins de 7 millions en 2021, soit -41%), l’Amérique du Nord (près de 4 millions en 1950 contre un peu plus de 4 millions en 2021) et l’Amérique latine et l’Océanie sont les continents qui ont les plus faibles nombres de naissances. Au total, l’Afrique est le dernier moteur de la croissance démographique mondiale pour les décennies qui viennent.

Même des pays comme le Yémen, longtemps étranger à la transition démographique, ont connu une baisse importante de leur taux de natalité : il était de 8 enfants par femme dans les années 1980 contre environ 3,8 aujourd’hui.

Les seuls pays à connaître une légère hausse de leur fécondité par rapport à 1950 sont quelques pays d’Afrique centrale… et le Vatican !

Les démographes ont établi que ce mouvement de transition démographique observé d’abord en Occident puis progressivement dans le reste du monde a été tiré en particulier par l’alphabétisation et l’augmentation du niveau d’éducation des femmes qui s’accompagnent en général d’une meilleure maîtrise des naissances.

Dans les années 1950, lorsque les femmes avaient en moyenne moins de deux ans d’études, le taux de fécondité se situait entre 5 et 8 enfants. A partir de 2010, la plupart des femmes sont beaucoup plus instruites et ont souvent suivi 8 années d’études ou plus en moyenne et beaucoup ont moins d’enfants. On observe une corrélation massive entre le fait que les femmes aient plus de 8 ans d’éducation et un taux de fécondité inférieur à 4 enfants par femme et, dans la plupart des cas, inférieur à 2.

Le graphique ci-après montre clairement que, dans les pays du Sud, plus le niveau d’éducation de la mère est élevé, c’est-à-dire plus la mère réalise des études supérieures, et moins elle tend à avoir plus de trois enfants. Cette différence est très affirmée dans les pays où le niveau moyen d’éducation des femmes est faible. Par exemple, au Niger, les femmes ayant fait des études supérieures ont en moyenne entre 3 et 4 enfants. A contrario, lorsqu’elles n’ont pas fait d’études élémentaires ou lorsqu’elles sont analphabètes, elles ont en moyenne entre 7 et 8 enfants. Idem en Côte d’Ivoire : les femmes éduquées et lettrées ont en moyenne entre 1 et 2 enfants tandis que lorsqu’elles sont analphabètes ou ont uniquement le niveau primaire, elles ont entre 5 et 6 enfants.

La théorie rencontre cependant ses limites désormais en Occident et dans les pays développés en général, comme si, passé un certain seuil d’éducation, de richesse et de développement, les mécanismes de la transition n’œuvraient plus ou bien différemment comme on le verra en conclusion (cf. infra).

2. La « normalisation » française

Dans le tableau général de la démographie mondiale, l’Europe se trouve soit à l’avant-garde de l’histoire, soit, selon l’inclination personnelle de l’observateur, en queue de peloton. Même si les projections des Nations Unies traduisent une forte convergence mondiale à l’horizon du siècle (même l’Asie est aujourd’hui passée sous la barre symbolique de deux enfants par femme), avec 1.48 enfant par femme en 2020, les Européens ont clairement les taux de natalité les plus faibles au monde.

Un échantillon des pays les plus et les moins dynamiques du Vieux Continent souligne une nette convergence entre 1.3 et 1.8 enfant par femme. En somme, ceux d’entre eux qui ne sont pas encore entrés dans l’hiver démographique sont déjà aux portes de l’automne.

C’est le cas de la France. Longtemps notre pays a été considéré, aux côtés de l’Irlande, comme le champion d’Europe de la démographie : dans un continent vieillissant où certains pays commencent à voir leur population diminuer sensiblement, la France se distinguait par une natalité encore dynamique et un solde naturel assez largement positif auquel venait s’ajouter un solde migratoire lui-même régulièrement positif.

Le rang de notre pays en Europe n’a pas fondamentalement changé ces dernières années, mais sa dynamique donne des signes d’essoufflement si l’on en juge par les dernières données de l’Insee. Le taux de natalité pour 1.000 habitants a clairement décroché depuis la fin des années 2000, passant d’un peu moins de 13 à moins de 10 en 2023.

Le nombre de décès continuant à augmenter sous l’effet de l’arrivée dans le grand âge des premières classes du baby-boom d’après-guerre, le solde naturel se rétrécit sensiblement. Supérieur à 300.000 par an au début des années 1970, il se situait encore à plus de 250.000 au début des années 2000 pour atterrir en 2023 à moins de 50.000.

Si le solde naturel a longtemps constitué la contribution principale à l’accroissement de la population,  le solde migratoire depuis 2017 l’a dépassé pour devenir le facteur dominant de la croissance démographique en France. En 2023, sans apport migratoire, la croissance démographique aurait même été proche de 0 (+0.07% au lieu de +0.34% en solde global).

Le moteur de la natalité est donc bel et bien en train de décélérer. SI, au sein de l’Union européenne, l’indicateur conjoncturel de fécondité français reste installé à un niveau supérieur à celui de nos voisins, son évolution sur une quinzaine d’années semble bien amorcer un premier mouvement de « normalisation », comme en Suède et en Irlande.

Ce ralentissement continu de la natalité française sur la décennie est lié à plusieurs facteurs bien documentés, notamment la baisse du nombre de femmes en âge de procréer (le nombre femmes de 20 à 40 ans a ainsi baissé de près de 10 points depuis 1995) et l’augmentation de l’âge moyen à la maternité.

Quant à l’âge moyen à la maternité, il a progressé d’un an en 10 ans de façon remarquablement régulière. Quoiqu’à un niveau inférieur à la plupart de nos voisins, il a suivi une progression parfaitement comparable à la leur.

Conséquence logique de ce qui précède, en 20 ans, c’est le taux de fécondité des 25-29 ans qui a le plus baissé tandis que celui des 35-39 ans est resté à peu près stable sur la décennie écoulée.

Les indicateurs de fécondité selon l’âge détaillé de la mère racontent la même histoire quand on les observe sur vingt ans : le pic de fécondité est à la fois plus bas et plus tardif, et l’essentiel du décrochage s’est produit entre 2013 et aujourd’hui.

Ces tendances de la démographie française alimentent le vieillissement continu de la population, ce que traduit bien l’évolution de la part des moins de 20 ans et des plus de 65 ans dans la population. Il y a 20 ans, l’écart était de 9 points en faveur des moins de 20 ans ; il est inférieur à 2 points en 2023. A ce rythme, les courbes devraient se croiser avant 2030, les plus de 60 ans devenant alors plus nombreux que les moins de 20 ans.

Faut-il s’inquiéter de cette situation ? Ces chiffres sont-ils de nature à justifier l’angoisse du déclin démographique alimentée notamment par l’extrême droite ? La natalité française a bien atteint son point le plus bas depuis longtemps. Mais elle reste à un niveau plutôt élevé dans le concert européen, le solde naturel demeure positif et la population française continue à croître. La France n’est pas aujourd’hui dans la situation de l’Italie, de la Hongrie, de la Pologne ou de la Bulgarie, autant de pays qui ont des raisons de s’inquiéter du déclin démographique car leur solde naturel est clairement négatif et leur solde migratoire ne suffit pas à le compenser, voire dégrade un peu plus leurs résultats (cf. la Hongrie). Même l’Allemagne ne doit sa croissance qu’à son solde migratoire, son solde naturel étant négatif. Le graphique ci-après précise ces données pour 2022.

Conclusion

En conclusion, même si elle reste en tête du peloton européen, la France est sans doute en train de « rentrer dans le rang ». Mais s’il existe une tendance au « désarmement » démographique, elle est aujourd’hui d’abord mondiale. Les Européens seront certes les premiers à entrer dans l’hiver démographique (et parmi eux, notre pays sans doute l’un des derniers), mais ils y seront progressivement rejoints par la plus grande partie de l’humanité, à l’exception de l’Afrique qui demeurera plus longtemps que les autres régions du monde un continent en croissance.

Les Occidentaux seront également les premiers à expérimenter un régime de fertilité dans lequel les grandes variables de la transition passée (niveau d’éducation des femmes, revenus, participation au marché du travail, etc.) ne fonctionnent plus comme naguère.

Si, comme on l’a vu plus haut, la relation entre le niveau d’éducation des femmes et leur fertilité a longtemps été clairement négative (plus le niveau d’éducation était élevé, moins elles faisaient d’enfants), cette relation est désormais plus faible pour les femmes de cohortes de naissance récente. Un focus sur la relation éducation-fécondité dans plusieurs pays européens à partir des données de l’enquête européenne sur les forces de travail (ELFS) entre 2014 et 2018 montre ainsi que, en France et en Allemagne, les taux de fécondité augmentent pour le groupe de femmes les plus instruites. Même phénomène aux Etats-Unis où les femmes les plus instruites avaient le taux de fécondité le plus bas en 1980, mais plus en 2019.

Dans le même espace de temps, toujours dans les pays développés, la relation entre le niveau de revenu et la fertilité semble aussi s’être inversée : en 1980, la fertilité diminuait avec le PIB par habitant (plus on était riche, plus le taux de fécondité diminuait) ; mais en 2000 déjà, dans les mêmes pays, c’était l’inverse. Les économies les plus riches de l’OCDE ont même désormais des taux de fécondité plus élevés que les plus pauvres.

De la même façon, jusque dans les années 1980, les taux d’emploi féminins plus élevés s’accompagnaient d’une moindre fécondité. Les démographes, économistes et sociologues s’accordent aujourd’hui pour constater que la tendance s’est inversée : la relation entre taux d’emploi féminin et fécondité est devenue positive. Ainsi, dans les pays de l’OCDE en 2023, « l’emploi des femmes semble aujourd’hui plus propice à la formation de familles, car les adultes des ménages sont mieux à même de gérer à la fois la parentalité et la carrière d’une manière qui corresponde à leur situation et à leurs aspirations individuelles ».

Les économistes de l’équipe de Matthias Doepke font un constat analogue en 2022 dans une enquête pour le NBER. Ils montrent que la relation entre la fertilité et la participation des femmes au marché du travail s’est inversée.

La théorie du « compromis quantité-qualité » qui avait été placée au cœur de l’économie de la fertilité ne fonctionne donc plus. Elle prétendait de façon assez concluante qu’à mesure qu’ils s’enrichissaient, les parents investissaient davantage dans la « qualité » (par exemple, l’éducation) de leurs enfants. Cet investissement étant coûteux, ils choisissaient d’avoir moins d’enfants à mesure que leurs revenus augmentaient. En outre, comme il est long d’élever des enfants, cette activité entrait en contradiction – surtout pour les mères – avec la participation au marché du travail. Il en résultait une baisse de la fécondité et une plus grande participation des femmes au marché du travail.

A la lumière des données les plus récentes dans les pays riches, ces axiomes de l’économie de la fertilité ne fonctionnent plus.

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Thierry Pech