Espagne : une législature sur le fil du rasoir

Espagne : une législature sur le fil du rasoir
Publié le 13 décembre 2023
Le Parlement espagnol ne présente pas de majorité claire. Les partis de droite n’ont pas réussi à former une coalition. Le Premier ministre socialiste sortant, Pedro Sanchez, a construit une majorité avec des petits partis régionalistes, dont les indépendantistes catalans à qui il a promis une amnistie. Au risque de sacrifier l’unité du pays ?
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Les élections du 23 juillet en Espagne ont donné naissance à un parlement difficile à gouverner : le parti de droite (PP) et son partenaire d´extrême-droite (Vox) n’ont obtenu que 170 sièges (137 + 33, respectivement), ce qui, ajouté au soutien des régionalistes de Navarre et des îles Canaries (2 députés de plus au total), n’a pas suffi pour atteindre la majorité absolue au parlement espagnol, qui est de 176 sièges.

Face à cela, la coalition gouvernementale qui avait gouverné lors de la législature précédente est tombée à 152 députés (121 pour le PSOE, 31 pour Sumar). Cependant, Pedro Sánchez pouvait espérer obtenir non seulement l’appui des différents partis qui le soutenaient jusqu’alors (ERC, Bildu, PNV, BNG), totalisant 171 sièges, mais aussi celui des régionalistes canariens et, surtout, celui de Junts, le parti indépendantiste de droite dirigé par l’ancien président de la Généralité, Carles Puigdemont, qui s’est réfugié à Bruxelles en 2017, après la proclamation et la suspension immédiate de l’indépendance de la Catalogne.

Pour obtenir le soutien de Junts, Pedro Sánchez devait accepter les exigences de ce parti et de son leader, qui allaient au-delà de celles du parti indépendantiste catalan de gauche, ERC, ou de Bildu, le parti indépendantiste basque de gauche, qui avaient été satisfaites en 2019. A l’époque, les deux principale concessions avaient été la réforme du Code pénal espagnol, pour alléger les peines des dirigeants indépendantistes condamnés et, lorsque les tribunaux n’ont pas interprété la modification législative dans les termes souhaités par le gouvernement, la grâce des politiciens emprisonnés et leur libération. Junts a donc exigé et obtenu d’une part, la présentation au Parlement d’un projet de loi d’amnistie qui, s’il est approuvé, permettra « d’effacer » tous les crimes qui auraient été commis pendant le processus d’indépendance, entre 2012 et 2023, et d’autre part, la création d’un processus de négociation, en Suisse, entre le PSOE et Junts, sous l’égide d’un médiateur international, le diplomate salvadorien Francisco Galindo Velez, afin de vérifier l´application des accords signés par les deux parties, et explorer les possibilités d’organiser un référendum sur l’indépendance de la Catalogne.

Face à ces demandes, Pedro Sánchez avait deux options : choisir de retourner aux urnes, en soulignant que, contrairement à l’image que ses adversaires tentent de donner de lui, ses principes l’empêchaient de les accepter, et essayer d’améliorer ses résultats électoraux, afin de dépendre le moins possible des partis indépendantistes, nationalistes et régionalistes, en particulier de Junts, un parti avec lequel le PSOE a très peu d’affinités idéologiques, ou accepter de négocier et trouver un compromis.

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Au vu des informations qui ont filtré sur le déroulement des négociations entre le PSOE et Junts, il est clair que, même avant les élections du 23 juillet, Sánchez avait déjà à l’esprit un rapprochement avec les indépendantistes de droite, au cas où leur soutien serait nécessaire après les élections. Le président pensait également pouvoir convaincre son parti et l’opinion publique espagnole que ces concessions étaient justifiées par l’objectif de maintenir la gauche au pouvoir et celui de réintégrer pleinement les indépendantistes catalans à la vie politique espagnole.

Sánchez a réussi à faire taire les nombreuses critiques qui ont émergé au sein du PSOE au cours des négociations, telles que celles de l’ancien président Felipe González, de l’ancien vice-président Alfonso Guerra, du président de la région de Castilla La Mancha, Emiliano García Page, ou de la maire de Palencia, Miriam Andrés, qui se sont prononcés contre l’amnistie. Les députés socialistes, dont la position dépend directement de la volonté du secrétaire général du PSOE, ont accepté en silence la nécessité de voter une loi d’amnistie – alors qu’il existe de nombreuses déclarations de députés du PSOE, à commencer par Pedro Sánchez lui-même, opposés à l’amnistie.

Au sein de l’opinion publique espagnole, la négociation entre le PSOE et Junts a provoqué une érosion de l’électorat socialiste, comme en témoigne la publication il y a quelques jours par El País d’un sondage selon lequel, pour la première fois depuis les dernières élections générales, le PP et VOX obtiendraient ensemble la majorité absolue.

La raison principale de cette érosion n’est probablement pas tant le texte du projet de loi d’amnistie qui contient de solides arguments juridiques pour justifier la constitutionnalité de la mesure, en citant de nombreuses sources de droit espagnol et international, mais plutôt, au contraire, le texte très maladroit de l’accord entre le PSOE et Junts, dans lequel le parti socialiste utilise le langage de l’indépendantisme catalan pour décrire le processus de séparation que celui-ci préconise depuis des années, ce qui a suscité un énorme malaise non seulement au sein de la droite espagnole (ce qui était prévisible de toute façon), mais aussi chez de nombreux socialistes, qui ont perçu l’accord comme un abandon difficile à digérer. En politique, si un acte unifie vos adversaires et divise vos partisans, il vaut mieux y renoncer. Sánchez a choisi l’option contraire.

Dans ses premières interviews après son investiture, le président du gouvernement, s’est efforcé de faire de nécessité, vertu, en indiquant que, bien qu’il n’aurait pas choisi l’amnistie s’il avait eu une totale liberté d’action, elle devrait faciliter l’amélioration de la coexistence en Catalogne entre pro et anti-indépendance – coexistence qui s’était déjà améliorée ces derniers temps. En même temps, le PSOE veut faire passer dans les semaines et les mois à venir des lois sociales qui lui permettront de « vendre » à son électorat les bénéfices de la reconduction du gouvernement de gauche.

Le principal inconvénient de la stratégie du gouvernement est que le processus d’amnistie va dévorer l’essentiel de l’attention médiatique pendant toute l’année 2024 : même si le PSOE et ses alliés parviennent à faire passer la loi au Congrès le plus rapidement possible, le PP, qui dispose de la majorité absolue au Sénat, y retardera le passage de la loi autant qu’il le pourra, pour finir par voter contre et la renvoyer au Congrès des députés, qui l’approuvera finalement, sauf surprise majeure, mais au bout de six mois au minimum.

Comme si cela ne suffisait pas, une fois le traitement politique achevé, le chemin de croix judiciaire de la loi commencera : non seulement le PP, selon toute vraisemblance, déposera un recours en inconstitutionnalité – qui n’a pas d’effet suspensif – mais divers juges qui traitent actuellement des affaires liées à des crimes commis à la suite du processus d’indépendance catalane déposeront également une question d’inconstitutionnalité – et ces questions paralyseront le caractère exécutoire de la loi d’amnistie. Le traitement de toute cette batterie de recours devant la Cour constitutionnelle occupera le reste de l’année 2024.

Le PP et VOX accompagneront ce processus politique et judiciaire de la loi d’amnistie par des mobilisations publiques et médiatiques et des alertes constantes à la fin de la démocratie espagnole en raison de l’accord conclu avec Puigdemont, le fugitif. Dans une certaine mesure, le discours extrémiste de la droite favorisera Pedro Sánchez, comme cela a été le cas jusqu’à présent, mais faire reposer la réussite d’une politique sur l’extrémisme de l’opposition est un pari très risqué.

L’intention de M. Sánchez est en tout cas très claire : obtenir l’approbation des budgets pour 2024 et 2025, avec le soutien des forces qu’il a réunies lors de l’investiture, en pensant que les indépendantistes catalans devront continuer à soutenir le gouvernement tant que l’amnistie n’aura pas passé le filtre de la Cour constitutionnelle, ce qui pourrait bien ne pas se produire avant le début de l’année 2025. Étant donné que, selon la loi espagnole, le budget peut être prolongé au moins une fois sans vote, cela lui permettrait de prolonger la législature jusqu’au début de l’année 2027, ce qui ferait de lui le premier ministre qui sera resté le plus longtemps à ce poste, depuis Felipe González.

Toutes sortes de turbulences politiques pourraient survenir d’ici là, et elles sont parfaitement prévisibles : la première, nous l’avons vue dès cette semaine, est la rupture de la coalition Sumar, abandonnée par cinq députés de Podemos, mécontents de la répartition du pouvoir résultant de l’accord de coalition et de la perte d’influence que leur parti a subie de ce fait. Bien qu’il soit peu probable que ces cinq députés fassent tomber le gouvernement, leur sécession ajoute une nouvelle pièce au puzzle des négociations de la législature.

La deuxième turbulence majeure prévisible se produira dans quelques mois, lors des élections régionales basques, où les deux partenaires du gouvernement dans la région -PNV et Bildu- vont se disputer la victoire. Le PSOE devra décider lequel des deux soutenir, ce qui ne manquera pas de susciter le ressentiment du partenaire qui n’aura pas été choisi, et la tentation pour ce dernier de retirer son soutien aux socialistes ou, à tout le moins, de leur rendre la tâche plus difficile.

La troisième grande turbulence prévisible se produira quelques mois plus tard, lors des élections régionales en Catalogne, où, si l’on en croit les sondages, le PSOE l’emportera et devra décider s’il opte pour un partenariat de gouvernement avec ERC ou avec Junts (en supposant que ces derniers ne rééditent pas l’accord de gouvernement indépendantiste qui était en vigueur en Catalogne entre 2015 et 2022). Une fois de plus, quel que soit le choix des socialistes, le partenaire de danse éconduit sera tenté de laisser tomber le gouvernement – en particulier une fois que la loi d’amnistie sera validée par les tribunaux. Une autre turbulence prévisible, aux effets profonds, sera le retour de Puigdemont en Catalogne après l’amnistie, et le ton – presque certainement fanfaron – sur lequel il s’exprimera : tout ce que l’on sait des actions et des déclarations du personnage garantit que ce retour sera perçu par une grande partie du reste de l’Espagne comme une humiliation.

Au cours de la législature précédente, la formation de majorités stables pour faire passer le budget de l’État et les projets législatifs les plus importants du gouvernement de coalition a été particulièrement difficile, car les préférences des partis de gauche tels que Sumar, ERC, Bildu et le BNG ont dû être conciliées avec celles d’autres partis du centre ou du centre-droit tels que le PNV. Si l’on ajoute à ce bloc déjà instable un parti clairement de droite comme Junts (et le parti le plus à gauche de la chambre, Podemos, agissant séparément de Sumar), il est très probable que la production législative de cette législature sera inférieure à celle de la précédente, précisément au moment où Sánchez aurait besoin de lois audacieuses et progressistes pour se faire pardonner sa loi d’amnistie par son électorat.

Dans cette législature, le gouvernement espagnol dépend, pour faire passer chaque loi, de partis non seulement éloignés idéologiquement les uns des autres, mais aussi du PSOE. Ce sera, par définition, une législature instable, et elle pourrait déboucher, lorsqu’elle se terminera, tôt ou tard, sur une alternance à droite.

Le président Sánchez est en poste depuis cinq ans et demi et, qu’il le veuille ou non, il est très probablement confronté à sa dernière législature. Il a certes, souvent défié les lois de la gravité politique, mais il est probable que sa performance au cours des deux ou trois prochaines années déterminera non pas la capacité du PSOE à continuer à gouverner, que le nombre d’années qu’il devra passer dans l’opposition après ce mandat.

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Pedro Soriano