Le « mouvement agriculteur citoyen » aux Pays-Bas : naissance d’un nouveau populisme ?

Le « mouvement agriculteur citoyen » aux Pays-Bas : naissance d’un nouveau populisme ?
Publié le 20 avril 2023
La contestation de la transition écologique peut-elle devenir le nouveau terrain de jeu des populistes d’extrême-droite ? L’apparition soudaine d’un nouveau mouvement politique aux Pays-Bas, en réaction à un projet de transformation du modèle agricole très intensif du pays, retient l’attention. A l’heure où l’agriculture doit intégrer des pratiques durables, ces choix difficiles vont-ils changer les rapports de force politique ?
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Créé en 2019, le Mouvement agriculteur citoyen (en néerlandais BoerBurgerBeweging, ou BBB) vient de remporter une large victoire lors des élections provinciales du 15 mars : il est arrivé largement en tête avec 19% des suffrages, devant la gauche socialiste et écologiste réunie, et devant le parti du Premier ministre, Mark Rutte. Il s’agit d’un scrutin décisif, car les élus des douze provinces néerlandaises désigneront d’ici quelques semaines les membres du Sénat (30 mai). Le BBB a la certitude d’y remporter 15 à 17 sièges sur 75, ce qui fera de lui la principale formation politique de la chambre haute. Le parti populaire pour la liberté et la démocratie (VDD, centre droit) de Mark Rutte risque donc de faire face à de grandes difficultés pour faire passer ses projets, notamment sur le volet climatique, d’ici le printemps 2025 (dates des prochaines élections générales). Alors qu’il ne rassemblait que peu d’électeurs et qu’il s’appuyait essentiellement sur la question agricole, le BBB est parvenu à se constituer en force d’opposition de premier plan en à peine quatre ans. Ce succès est d’autant plus surprenant que le parti a fait campagne avec un projet ouvertement antiécologique. Alors que les effets du réchauffement climatique s’accélèrent, peu de partis osent adopter un tel positionnement, y compris les autres formations d’extrême-droite européennes. Mais quelles sont au juste les racines de ce mouvement populiste particulier, et en quoi tranche-t-il avec les précédents partis d’extrême-droite qui sont apparus depuis plus d’une décennie aux Pays-Bas ? Peut-il durablement s’implanter, voire inspirer d’autres partis populistes anti-écologistes en Europe ?

Aux origines du mouvement, une réforme écologiste d’ampleur

Le BBB est fondé en 2019 par Caroline van der Plas, agricultrice et ex-membre du parti chrétien démocrate (centre-droit). Elle entend alors fédérer les revendications des fermiers opposés au projet environnemental du gouvernement. Celui-ci a annoncé en 2019 la mise en place du « Plan azote », visant à réduire de 50% des émissions de ce gaz à l’échelle du pays d’ici 2030. Les rejets azotés, en bonne partie dus à l’agriculture, en particulier à l’élevage intensif (très important dans le modèle agricole néerlandais), acidifient les sols, polluent les eaux et contribuent au développement des algues vertes. L’objectif fixé par le gouvernement est ambitieux. Il implique une réduction du cheptel considérable, le rachat de nombreuses fermes très polluantes et la cessation de la plupart des activités agricoles à proximité des zones protégées européennes Natura2000. C’est contre cette réforme que fait campagne Caroline van der Plas en 2021, parvenant à faire entendre un certain mécontentement et obtenant dans un premier temps un siège, qu’elle occupe, à l’Assemblée.

Si la réforme a fait débat, au point de susciter la création d’un parti politique s’y opposant, c’est qu’elle résulte d’une longue inaction du gouvernement, d’ailleurs sanctionné par la Cour suprême des Pays-Bas en 2019. Le gouvernement néerlandais a failli sur la problématique de réduction des rejets azotés : les Pays-Bas sont quatre fois au-dessus de la moyenne européenne et la biodiversité des sites Natura2000 pâtit de ce niveau de pollution alarmant. Un plan rapide pour remédier à la situation a donc dû être décidé. Il a suscité de la colère chez les agriculteurs, accusant les dirigeants politiques de les faire payer pour leurs erreurs et de n’avoir aucun égard pour les fermiers concernés. Ce ne sont pas tant les objectifs environnementaux qui posent problème aux fermiers, que le fait que cette mesure tardive fasse reposer la responsabilité avant tout sur le secteur agricole.

Depuis 2010, le gouvernement de M. Rutte a laissé filer cette question, si bien que l’effort demandé à brève échéance aux agriculteurs apparaît aujourd’hui colossal. Il faut, en à peine 10 ans, passer à un modèle moins polluant. Les Pays-Bas ont pour l’heure une agriculture très intensive, font un usage excessif des engrais de synthèse, sont responsables de millions de tonnes de lisiers rejetées, et n’ont subi, jusqu’ici, que peu de restrictions en matière d’émissions azotées. Pour financer la réorientation du secteur, le gouvernement s’est doté d’un fonds de reconversion de 25 milliards d’euros.

Du mécontentement sectoriel à la victoire politique : la constitution d’un populisme inédit

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Né d’une colère du monde agricole dirigée contre des gouvernants traités d’irresponsables, le BBB est aujourd’hui devenu un parti populiste de premier plan au Pays-Bas. Cette mue rapide est inédite en Europe. Elle distingue le parti des précédents mouvements populistes apparus aux Pays-Bas depuis l’émergence de Lijst Pim Fortuyn en 2002. Cette transformation du BBB s’est opérée notamment par la rhétorique populiste de sa dirigeante, qui a fait de la colère contre le plan azote le « symbole » d’un sentiment d’insatisfaction plus général dans le pays, et de la nécessité de « replacer le citoyen au premier plan ». C’est ce qui explique que le BBB ait pu séduire y compris dans les villes, et arriver en tête au terme des élections dans les douze provinces du pays. Si le parti n’a toujours pas de véritable programme politique, sa dirigeante annonce désormais de grandes lignes directrices sur des questions économiques et sociales. Elle table sur cette proposition politique plus complète afin d’attirer un nombre important d’électeurs.

Sur le plan social, Caroline van der Plas réclame que les politiques publiques s’intéressent davantage aux catégories socio-professionnelles qui s’estiment délaissées par les élites : les retraités, les étudiants peinant à régler leurs frais de scolarité et le personnel soignant. En ce qui concerne l’économie, elle se prononce en faveur d’une réduction des impôts, de la dérégulation et d’une politique de l’asile plus stricte. Sur les questions de société, elle défend des positions conservatrices. En témoigne son opposition à la suppression du délai de réflexion imposé aux femmes avant d’avoir recours à une IVG (la loi néerlandaise impose un délai de réflexion de cinq jours avant de pouvoir procéder à un avortement), réclamée par la gauche.  

BBB, PVV, FvD : quelles différences ?

N’est-ce pas avant tout par son origine agricole – et non par son pseudo-programme politique – que le BBB innove et surprend ? Car sur le plan des idées, force est de constater qu’il reprend désormais les thèmes chers à l’extrême droite, sans proposition très construite. De même sa rhétorique recycle certaines recettes des principales formations conservatrices du pays aujourd’hui en recul : le Parti pour la liberté (PVV) fondé par Geert Wilders en 2006 et le Forum pour la Démocratie (FvD) de Thierry Baudet créé en 2015. Ces deux partis – également eurosceptiques et xénophobes – disent prendre la parole au nom de la défense des « oubliés du système » et vouloir rompre avec les élites. Ils avaient réussi à attirer des électeurs à leur création avec ce discours de rupture, très inhabituel dans un pays qui valorise le consensus politique et se montre favorable aux coalitions. Le BBB semble s’être inspiré de ce positionnement.

Il reste que le parti conserve une certaine originalité par rapport à ces deux formations en perte de vitesse. C’est en premier lieu par sa revendication anti-écologiste qu’il se démarque. Pour l’heure, aucun parti aux Pays-Bas n’a fait preuve d’un tel positionnement. Par ailleurs, son côté anti-establishment est encore crédible car le parti est récent, et il bénéficie d’une leader charismatique capable de rassembler. Il tranche enfin avec ses prédécesseurs parce qu’il ne met pas la lutte contre l’immigration et l’islam au premier plan. Une des propositions principales du PVV était d’interdire totalement l’immigration en provenance des pays musulmans et d’inscrire dans la Constitution la primauté de la culture judéo-chrétienne et humaniste. Le FvD quant à lui, avec un discours plus policé, avait également dénoncé l’islam comme un danger. Le BBB ne fait pas preuve d’une telle islamophobie, quand bien même il milite pour une politique d’immigration plus stricte.

Quel avenir pour ce parti ?

Le parti saura-t-il s’implanter durablement dans le paysage politique ? Cela dépendra à vrai dire de la capacité du BBB à développer une proposition politique construite, tout comme de la réponse apportée par le gouvernement de M. Rutte. Le recul du parti dans les prochaines années reste en tout cas une hypothèse plausible. Gardons à l’esprit que les élections provinciales sont traditionnellement aux Pays-Bas des élections de contestation, qui arrivent à mi-mandat, quand la politique du gouvernement a pu décevoir. Les partis qui s’y illustrent sont donc loin d’être assurés de conserver leur popularité. Arrivé premier du scrutin en 2019, le parti d’extrême droite de Thierry Baudet a par exemple recueilli seulement 5,8% des voix cette année.

Mais le BBB mérite l’attention car il pourrait aussi servir de modèle à d’autres formations populistes en Europe. Jusqu’ici, peu d’entre elles ont utilisé la transition écologique comme étendard dans la défense du peuple contre les élites. Mais les Pays-Bas ayant été, avec l’Italie, des laboratoires du populisme dans la dernière décennie, il n’est pas impossible qu’ils inspirent, sur ce sujet des difficiles transitions des modèles agricoles, d’autres mouvements dans les années qui viennent.

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Batiste Morisson