Qui gouverne vraiment la Suède ?

Qui gouverne vraiment la Suède ?
Publié le 18 septembre 2023
  • Diplômé en Administration Publique de Sciences-Po Paris (promotion 2018)
La Suède fait partie des pays européens dans lesquels l’extrême-droite participe à une coalition gouvernementale (comme l’Italie, la Pologne et la Finlande). Comment cette coalition s’est-elle installée ? Quelle est l’influence de cette extrême-droite sur l’action du gouvernement ?
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Alors que les partis de gouvernement suédois s’étaient entendus en 2014 pour maintenir l’extrême-droite en dehors de toute coalition, les élections de 2022 ont inversé la situation après la progression électorale des Démocrates Suédois de Jimmie Åkesson, de fait premier parti de droite aujourd’hui en Suède.

1. Une coalition singulière à Droite

Depuis le scrutin du 11 septembre 2022, la Suède est gouvernée par une étrange coalition des droites : quatre partis soutiennent le Gouvernement, dirigé par le leader des Modérés, Ulf Kristersson. Outre la formation de centre-droit du Premier ministre, deux autres partis participent au gouvernement : les Chrétiens-Démocrates (six ministères dont la Santé et les Affaires Sociales) et les Libéraux (cinq portefeuilles dont l’Environnement et l’Éducation). Les grands absents, aussi embarrassants que décisifs, sont les Démocrates Suédois, le parti d’extrême-droite de Jimmie Åkesson, qui a choisi de soutenir sans participer. Son parti avait fait un bon score lors des élections législatives, en arrivant en deuxième position (derrière les Sociaux-Démocrates), réalisant la seule progression parmi tous les partis de droite et d’extrême-droite. Placé devant les autres formations de droite, il aurait pu revendiquer le poste de Premier Ministre, d’autant plus qu’il fit gagner 194 000 voix, trois points et onze députés à son parti par rapport aux législatives de 2018. Il a préféré le rôle de faiseur de rois et de soutien sans participation pouvant imposer ses conditions à Kristersson, qui dépend de lui pour garder sa fonction.

La situation diffère donc de celle de la Finlande où, le 2 avril 2023, les droites ont accepté l’entrée du Parti des Finlandais dans le Gouvernement de Petteri Orpo, clair vainqueur des législatives.

L’ascension des Démocrates Suédois s’est confirmée au fil des scrutins, le parti n’ayant pas connu de chutes électorales comparables à celles d’autres mouvements d’extrême-droite nordiques comme les Vrais Finlandais ou le Parti Populaire Danois. Comment expliquer ce succès ? Une étude menée en 2018 sur 2217 électeurs des Démocrates Suédois montre que la part d’ouvriers parmi eux est comparable à celle des partisans des Sociaux-Démocrates (39% vs 42%). Parallèlement, 14% d’entre eux sont auto-entrepreneurs ou chefs d’entreprise, chiffre assez semblable aux 13% d’électeurs dans cette catégorie chez les Modérés. Enfin, les trois partis cités comptent des proportions quasi semblables de chômeurs dans leurs soutiens.

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Les auteurs de l’étude relèvent néanmoins que leurs électeurs partagent une vision négative de l’immigration et une volonté de la réduire, un regard critique sur le féminisme, le sentiment que le passé était meilleur que l’époque actuelle et une moindre confiance envers les institutions. Cette force électorale se concentre dans le sud de la Suède, en particulier la Scanie, région la plus méridionale comptant, avec Malmö, une métropole parmi les plus multiculturelles du pays, depuis longtemps stigmatisée par l’extrême-droite.​​

Il n’est pas exclu qu’une certaine part des 20,5% des suffrages reçus par l’extrême-droite le 11 septembre 2022 provienne d’anciens électeurs des Modérés, ce parti ayant perdu 11 points, 39 députés et 554 000 voix entre sa victoire de 2010 et les dernières législatives​​.

2. Comment et pourquoi les Sociaux-Démocrates ont-ils perdu le pouvoir ?

Magdalena Andersson, la Première ministre sortante en 2022, n’a pas connu un désaveu lors de ces élections. Elle a fortement fait progresser les Sociaux-Démocrates, arrivés en tête dans vingt-sept districts électoraux sur vingt-neuf (134 000 voix gagnées, sept députés supplémentaires par rapport aux élections précédentes), faisant de son parti le seul situé au-dessus de 30% et obtenant plus de cent sièges au Riksdag. Son bilan n’était donc pas désavoué, pas plus que celui de son prédécesseur, Stefan Löfven, au pouvoir de 2014 à 2021. Sa gestion, aux côtés de Stefan Löfven dont elle fut la Ministre des Finances dès 2014, de la pandémie de COVID-19, la politique migratoire généreuse jusqu’en 2016, l’étatisation de la Police en 2015, l’acceptation par cette économie dite frugale du Plan de Relance de l’UE en 2020, n’ont pas été condamnées dans les urnes. En réunissant 30,5% des voix, Magdalena Andersson réalisa certes un score historiquement faible pour son parti (le deuxième le moins élevé depuis 1920), mais elle le fit sans adopter une ligne aussi conservatrice que les Sociaux-Démocrates danois, malgré ses propos critiques, fin avril 2022, sur l’intégration en Suède, qui ne relevait toutefois pas d’un refus de l’immigration. Le parti conserve ses bastions, avec des scores supérieurs à 40% dans les districts de Norrboten ou du Västerbotten, bat les Modérés dans leur fief de Stockholm et de sa banlieue, mais souffre contre les Démocrates Suédois en Scanie et dans le Blekinge, deux régions méridionales marquées par une certaine insécurité et des ségrégations urbaines. Les Sociaux-Démocrates restent populaires à travers l’ensemble du pays (34,6% sur l’île de Gotland, 34,5% et 39,4% dans les comtés ruraux Värmland et Västernorrland), au contraire d’autres partis européens de centre-gauche aux électorats de plus en plus concentrés (en Toscane et Émilie-Romagne pour le Parti Démocrate italien, dans les zones francophones pour le PS belge, par exemple).

Pourtant, faute d’allié assez fort pour constituer une coalition (malgré la légère remontée des écologistes (5,1%, soit 0,7 point et 39 000 suffrages de plus), les Sociaux-Démocrates ont dû céder la place à Ulf Kristersson, qui venait pour sa part de faire perdre 47 000 voix et deux sièges à son parti, après une campagne particulièrement atone, et qui a préféré une alliance des droites avec l’extrême-droite plutôt qu’une grande coalition au centre.

3. Le refus de la grande coalition

Les quatre partis de droite ont une majorité de deux députés (176 sur 349) au Riksdag, première majorité claire pour un exécutif depuis les législatives de 2014, ce qui constitue, pour eux, un argument de « normalité » politique malgré leur alliance avec l’extrême-droite et leur refus d’une grande coalition à l’allemande. L’anomalie suédoise tient bien en ce qu’aucun des partis de droite n’ait souhaité gouverner avec des Sociaux-Démocrates arrivés de loin en tête du scrutin, sans désaveu des électeurs. L’alliance parlementaire de quatre partis de droite ne fut possible que grâce à l’accord des Libéraux. Le Centre, parti héritier du mouvement agrarien, a, pour sa part, toujours refusé de gouverner avec les Démocrates Suédois, privilégiant un soutien aux Sociaux-Démocrates tout au long du XXe siècle. Les Libéraux ne gouvernèrent toujours qu’avec la droite, notamment en 1976 et 1991, deux moments rares de gouvernement par les Modérés. Pour les Chrétiens-Démocrates, l’arrivée d’Ebba Bush, aujourd’hui Vice-Première Ministre, à la tête du parti en 2015, entraîna une droitisation du discours, le parti se transformant peu à peu en mouvement de droite conservatrice classique, avec peu de référence à son identité chrétienne-démocrate. Dans la politique suédoise, ce changement eut des conséquences visibles jusqu’à aujourd’hui, puisque les Chrétiens-Démocrates, sous la direction de Göran Hägglund, avaient été parmi les partisans de l’Accord de Décembre, pacte transpartisan passé en décembre 2014 afin d’exclure les Démocrates Suédois de toute influence au Riksdag. Les trois partis siégeant aujourd’hui au Gouvernement s’étaient engagés à ne pas renverser le Gouvernement minoritaire Sociaux-Démocrates/Verts pendant la durée de la législature. Ce geste de clair rejet de l’extrême-droite et de coopération entre les partis, qui comportait notamment une paix budgétaire via l’accord de la droite pour ne pas contester les choix financiers de l’exécutif, a pu renforcer la volonté des Modérés de ne plus laisser passer leur chance en 2022. Kristersson lui-même avait échoué, en 2018, à constituer un exécutif minoritaire via une coalition avec les Chrétiens-Démocrates. Peut-être inspiré par l’exemple de Sebastian Kurz, dont le Gouvernement constitué avec l’extrême-droite et les postures très conservatrices avaient été vus par une partie de la droite européenne comme un modèle, il n’hésita pas, malgré sa troisième place décevante, à se proposer comme Premier Ministre.

Aujourd’hui, les positions entre le Centre et les Libéraux sont irréconciliables, ainsi que le montre la différence affichée entre Annie Lööf, dirigeante du Centre ayant maintenu un cordon sanitaire avec les Démocrates Suédois, et Romina Pourmokhtari, jeune Ministre de l’Environnement issue des Libéraux, incarnant les reniements des positions passées de ce parti contre l’extrême-droite​​. Les deux partis siègent ensemble au Parlement Européen, mais n’ont presque plus rien à se dire en Suède

4. Impact européen de cette alliance

La seule réaction européenne à ce choix politique surprenant fut celle de l’eurodéputé Pascal Durand, quittant le groupe Renaissance en raison de la participation gouvernementale des Libéraux qui, au Parlement européen, siègent, tout comme le Centre, dans ce groupe. Au sein du Parti Populaire Européen (PPE), dans lequel siègent les Modérés et les Chrétiens-Démocrates, le choix de participer à un Gouvernement soutenu par l’extrême-droite s’accorde avec la droitisation récente de ce groupe, sous l’égide de son président Manfred Weber. Ce dernier tient sans doute compte de la présence des deux partis suédois dans le PPE, apportant six eurodéputés, dont deux pour les Chrétiens-Démocrates grâce à leur bon score aux européennes de 2019. Ce succès pourrait toutefois ne pas se reproduire : des scores similaires, en juin 2024, à ceux du 11 septembre 2022, pourraient apporter un siège de plus aux Sociaux-Démocrates ; une trop forte chute des Libéraux priverait Renaissance d’un représentant centriste ; des Démocrates Suédois au-dessus de 20% apporteraient un député de plus aux Conservateurs et Réformistes Européens. Dans un Parlement de moins en moins contrôlé par les grands groupes PPE et Socialistes & Démocrates, la répartition des vingt-et-un eurodéputés suédois pourrait se révéler décisive ; les cinq membres Sociaux-Démocrates comptèrent par exemple parmi les parlementaires ayant approuvé la Commission Von der Leyen, tout comme leurs collègues de groupe danois et finlandais. Du point de vue de la Commission, Ulf Kristersson pourra soutenir Ursula von der Leyen après les prochaines élections européennes, tout comme Petteri Orpo, nouveau Premier Ministre finlandais.

5. Les choix de gouvernement

Budgétairement, les choix du gouvernement actuel s’inscrivent tout d’abord en rupture avec les priorités des Sociaux-Démocrates, même si les objectifs d’équilibre budgétaire restent affirmés (la dette publique est sous les 30% du PIB depuis 2016). De sévères coupes budgétaires sont intervenues dans le budget de l’aide publique au développement : auparavant oscillant chaque année autour de 1% du RNB, il sera désormais défini selon un total trisannuel renforçant la conditionnalité pour les pays receveurs. Fin juin, le Conseil Suédois de la Recherche a annoncé l’abandon de tout financement de la recherche sur le développement, coupe large de 15,5 millions d’euros (180 millions de couronnes) prolongeant une baisse du financement du soutien à la paix de 22,7 millions d’euros (260 millions de couronnes) en janvier 2023.

         L’abandon d’une « politique étrangère féministe » semble une flèche contre un des mots-clés de la politique étrangère sociale-démocrate après 2014. Sur les enjeux de Défense, l’entrée dans l’OTAN vient en revanche parachever un renforcement militaire, lui-même facilité par des décisions préalables à la coalition des droites. Rappelons que la Suède dispose, avec Saab, d’un des principaux groupes industriels d’armement en Europe, dont les chasseurs Gripen forment un concurrent direct des avions de Dassault, et dont les réparations et mises à jour des sous-marins d’attaques de la Marine améliora nettement leur discrétion. Le Gouvernement Kristersson hérite d’une trajectoire budgétaire à la hausse dans le budget des armées, certes depuis un niveau bas, mais qui avait notamment permis le retour de soldats stationnés à Gotland en 2018, acte plus que symbolique tant la présence suédoise armée sur cette île de la Mer Baltique représentait, jusqu’en 2005, la première ligne face à une possible attaque soviétique ou russe. La réouverture d’une base de l’Armée de l’Air à Uppsala en octobre 2021 témoignait d’une même volonté de présence visible du réarmement suédois – en réalité une utilisation plus marquée de potentialités militaires jamais abandonnées dans un pays où le service militaire exista jusqu’en 2010 -, en prolongement de la stratégie nationale de « défense totale », doctrine élaborée sous les Sociaux-Démocrates, qui inclut la résistance de la population en cas d’invasion. La coalition des droites hérite donc d’une dynamique qu’elle prolongera, l’adhésion à l’OTAN s’inscrivant dans la continuité des mandats de ses deux prédécesseurs de gauche.

Sur les sujets d’éducation, l’ambition de définir un « canon culturel national » et les annonces d’une part moindre des écrans dans les méthodes d’enseignement paraissent jouer le rôle de grandes annonces, sans effets sur la réalité d’un modèle aussi décentralisé que libéralisé depuis le début des années 1990. La coalition des droites ne devrait pas avoir de grandes capacités de changement dans la politique de santé, presqu’entièrement régionalisée et dans les mains des conseils de comtés et des municipalités. Arrivé au pouvoir peu avant la présidence suédoise du Conseil de l’Union Européenne entre le 1er janvier et le 30 juin 2023, le nouvel exécutif a maintenu une normalité de travail et de coopération avec les instances européennes, parvenant à un consensus sur la réforme du règlement de 2010 sur l’asile, transmis vers le Parlement après accord au Conseil, et a facilité les progrès du Pacte Vert Européen, adopté au début de l’actuelle présidence espagnole. Cette coopération habituelle fut-elle facilitée par l’absence de toute ministre d’extrême-droite du côté suédois lors des négociations ?

Les prochaines législatives sont prévues en 2026, mais il est impossible de savoir si la coalition des droites tiendra jusqu’alors, malgré sa fragilité. Conservera-t-elle sa solidité du fait du vif désir de ses trois participants ministériels, en particulier les Modérés, de gouverner ? En l’absence de scrutins partiels, et dans la mesure où les municipales et les régionales ont aussi eu lieu le 11 septembre 2022, seules les européennes de 2024 serviront de repère sur la satisfaction des citoyens. Cependant, et devant la réaction des droites aux dernières législatives, même une large victoire des Sociaux-Démocrates n’entraînera sans doute pas d’appel à des législatives anticipées. Tout est donc conçu, en termes de politiques publiques, pour que la normalité paraisse en cours, pour incarner la continuité aux yeux des citoyens suédois, pour ne pas choquer les partenaires européens. Cependant, au cours de l’été, la multiplication des autodafés de Coran, protégés par la justice suédoise au nom de la liberté d’expression, crée un embarras dans la majorité et affecte l’image internationale de la Suède.

         La coalition des droites suédoises, en ne faisant pas participer certains députés des Démocrates Suédois à l’exécutif, s’assure que des déclarations passées, que d’anciens actes ou participations à des manifestations d’éventuels ministres ne referont pas surface pour créer la polémique. Le soutien sans participation de l’extrême-droite met Ulf Kristersson et sa coalition à la merci de tout vote parlementaire, puisqu’elle rend les Démocrates Suédois non-solidaires de l’exécutif. En l’absence de toute possibilité de changement d’alliances – le choix initial des Libéraux et des Chrétiens Démocrates signifiant bien leur refus de toute coalition avec les Sociaux-Démocrates -, la seule solution en cas de mise en minorité d’Ulf Kristersson passerait par de nouvelles législatives, dont le résultat reste imprévisible, mais dont les deux facettes majeures du 11 septembre 2022 (domination nette des Sociaux-Démocrates et Démocrates Suédois premier parti parmi les droites) devraient demeurer prégnantes.

        

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Louis Andrieu