Marine Le Pen n’a pas rompu les amarres avec ses inspirations national-populistes. C’est en effet dans la Hongrie nationaliste et illibérale de Viktor Orban qu’elle est allée chercher cette idée. En Hongrie, le dispositif mis en place en juillet 2019 est toutefois légèrement différent : il s’agit d’un prêt public d’environ 30 000 euros (10 millions de forints) réservé aux couples mariés dont l’un des deux au moins ne doit pas avoir divorcé précédemment et dont la femme doit avoir entre 18 et 40 ans (c’est-à-dire être en âge de procréer). Comme dans la proposition de Marine Le Pen, le capital restant dû à la naissance du troisième enfant se transforme en don. Mais, à la différence de sa version française, le prêt public hongrois n’est pas initialement à taux zéro : si les époux veulent être libérés des intérêts de leur dette, ils doivent mettre au monde au moins un enfant. Dans ce cas, les mensualités de remboursement sont en outre suspendues pour trois ans.
La formule hongroise vise un objectif clairement nataliste : dans un pays où l’indice conjoncturel de fécondité est de 1,55 enfant par femme (contre 1,59 en moyenne dans l’Union européenne) et où 37% des jeunes Hongrois aspirent à s’expatrier pour aller chercher de meilleurs salaires à l’étranger, l’urgence est non seulement de soutenir la natalité pour contenir la dépopulation mais aussi de fixer la main d’œuvre sur le territoire. La situation française est différente : notre pays ne connaît pas un mouvement d’émigration comparable et sa natalité demeure robuste (1,86 enfant par femme en 2019). Il n’empêche : en s’inspirant de l’exemple hongrois et en l’adaptant, Marine Le Pen entend non seulement faciliter l’accès rapide à la propriété, mais aussi soutenir une natalité qu’elle juge dangereusement faiblissante.
L’angoisse du déclin démographique de notre pays n’est pourtant guère justifiée. Ainsi, il est faux d’affirmer comme le fait Marine Le Pen que le taux de natalité français n’a « jamais été aussi bas » qu’en 2019 (1,86 enfant par femme). Si ce chiffre est bien le point le plus bas depuis une vingtaine d’années (nous étions à 1,89 en 2000), nous avons connu des niveaux plus bas encore dans les années 1990 : 1,74 en 1995, 1,77 en 1990. La vérité est que, depuis la fin du baby-boom d’après-guerre, ce sont surtout les années 2005–2015 qui tranchent par le dynamisme de la fécondité (1,94 enfant par femme en 2005, 2,03 en 2010 et 1,96 en 2015). Et même en 2019, le taux de fécondité français était l’un des plus élevés de l’Union européenne, loin devant le Royaume-Uni (1,68), la Belgique (1,60), les Pays-Bas (1,57), l’Allemagne (1,54), l’Italie (1,27) ou encore l’Espagne (1,23). Il est donc à la fois exagéré et inutile de sonner l’alarme nataliste.
Au-delà de la visée nataliste, l’objectif de la proposition de Marine Le Pen est de soutenir un accès plus rapide à la propriété pour les jeunes couples. Aider les vingtenaires (qui votent beaucoup pour Marine Le Pen quand ils ne s’abstiennent pas) dans ce sens risque fort cependant de se heurter à une réalité sociologique simple : l’âge moyen du premier achat immobilier se situe à… 32 ans ! Avant 30 ans, le taux de propriétaires est inférieur à 25% et il dépasse à peine 5% entre 20 et 25 ans. On peut certes plaider que l’âge moyen d’accès à la propriété pourrait diminuer dans le futur comme il l’a fait ces dernières années : il se situait en effet entre 36 et 38 ans en 2015, il y a à peine sept ans, mais cette baisse rapide a été principalement tirée par la réduction des taux d’intérêt. Or dans un contexte macro-économique marqué par le retour de l’inflation et la fin annoncée de la politique accommodante de la BCE, il est peu probable que ce phénomène se prolonge très longtemps.
On peut naturellement argumenter qu’un tel PTZ d’un maximum de 100 000 euros en complément d’un prêt immobiliser classique conduit à réduire le taux d’intérêt moyen sur l’ensemble de l’endettement et qu’il incitera les jeunes couples hésitants à franchir le pas. Mais c’est sans compter avec une autre difficulté. En effet, il faut en général, pour accéder à un prêt immobilier, pouvoir faire valoir une situation d’emploi stable auprès de son banquier. Or, l’âge moyen au premier emploi à durée indéterminée a lui-même beaucoup reculé ces dernières décennies : selon un récent avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE), il était de 20 ans en 1974 contre 27 ans en 2019. De fait, la « jeunesse » dure désormais longtemps…
D’autant plus que le statut d’emploi ne fait pas tout : encore faut-il que les revenus d’activité soient suffisants pour écarter le risque de surendettement et de défaut. Dans l’hypothèse où un jeune couple emprunterait 80 000 euros via ce nouveau dispositif (taux zéro sur 10 ans, mensualités de 666 euros) et 100 000 euros auprès d’une banque traditionnelle à un taux nominal de 1,58% sur 20 ans (mensualités de 486 euros), ses mensualités globales sur les premières années pourraient s’élever 1152 euros. Si l’on considère que les mensualités ne doivent pas excéder un tiers du revenu pour ce type de profil (le Haut conseil de stabilité financière fixe un taux d’endettement maximum de 35%, assurances comprises), il faut donc que ce couple gagne environ 3500 euros nets, soit près du salaire médian national à temps plein pour chacun des deux membres du couple et ce en début de carrière…
On peut bien sûr juger qu’il est possible d’accéder à la propriété en visant des biens d’une valeur inférieure à celle retenue dans cet exemple (180 000 euros). Mais, dans les zones tendues et les grandes aires urbaines françaises, cela implique le plus souvent de s’éloigner des cœurs d’agglomération et des aménités urbaines et de d’investir dans un (voire deux) véhicule(s) avec les dépenses contraintes supplémentaires qui en découlent (carburants, assurance, réparation, contrôle technique…). La part des dépenses contraintes et pré-engagées qui grèvent le pouvoir d’achat réel des ménages, ne diminue en conséquence pas vraiment.
Non seulement l’âge moyen au premier emploi stable réduit la fenêtre de tir de cette mesure, mais les seuils de revenu nécessaires en début de carrière pour pouvoir rembourser le crédit risque d’écarter les publics les plus modestes que Marine Le Pen prétend représenter (« Je suis la candidate du peuple »). Inversement, ce dispositif sans aucune condition de ressources risque de profiter à tous ceux qui n’en ont absolument pas besoin et de favoriser des dynamiques de rente : les très diplômés qui se stabilisent plus vite sur le marché du travail, disposent de revenus conséquents, voire d’un patrimoine familial transmis entre vifs (le programme de Marine Le Pen prévoit à cet effet de faciliter les donations familiales) pourront ainsi se constituer plus rapidement un patrimoine et une épargne confortables. A la fin de l’histoire, si Marine Le Pen est élue, ce type de mesures pourrait s’avérer un excellent moyen d’accélérer l’accumulation patrimoniale des jeunes issues des familles les plus favorisées.
Quant à ceux qui pourront profiter de la transformation du capital restant dû en don à la naissance d’un troisième enfant (versant nataliste de la mesure), ils risquent d’être moins nombreux encore. En effet, seuls 16% des familles françaises comptent trois enfants et 5% plus de trois, soit 21% en tout. A moins que le désir d’enfant ne soit piloté par la seule envie d’épargner, il est douteux que cette situation change à brève échéance. La raréfaction des familles nombreuses résulte en effet de nombreux facteurs, souvent beaucoup plus puissants que le seul intérêt monétaire : le recul de l’âge moyen au premier enfant (28,5 ans en 2018 contre 24 ans en 1974) et au troisième enfant (32,6 ans), le désir de concilier vie professionnelle et vie familiale, le désir d’autonomie matérielle des femmes, etc.
Il reste que l’addition pour les finances publiques pourrait être assez salée. L’Institut Montaigne qui a chiffré l’effet de cette mesure de ce point de vue table sur un impact de 12,6 Mds d’euros dans un scénario médian et de 30,8 Mds d’euros dans un scénario plus maximaliste. Les hypothèses sous-jacentes à ce calcul sont cependant très optimistes sur l’engouement des bénéficiaires potentiels pour cette mesure. Pour toutes les raisons listées ci-dessus, il nous semble plus raisonnable de tabler sur un impact inférieur ou égal à 5 Mds d’euros. Ce qui est déjà significatif. Surtout si l’on prend en compte les effets inflationnistes de cette aide sur les prix de l’immobilier, l’offre de logements n’ayant pas une élasticité telle qu’elle puisse rapidement s’ajuster à une soudaine augmentation de la demande solvable. Par un effet de second tour, ce type de politique contribue en réalité la rente immobilière des détenteurs de patrimoine.