La dépendance financière
Commençons par les liens financiers. Marine Le Pen a financé et finance encore ses campagnes avec de l’argent russe et hongrois. Elle a contracté en 2014 auprès d’une banque russe (First Czech-Russian Bank, FCRB) un prêt de 9 millions d’euros. La banque ayant fait faillite, le prêt a d’abord été racheté par une firme automobile, Conti, puis par la société d’aéronautique russe Aviazapchast dirigée par d’anciens militaires réputés proches des services de renseignement. Le Rassemblement national étant confronté à un lourd endettement et à de graves difficultés financières (fin 2018, son endettement s’élevait à 24,4 millions d’euros), elle a finalement obtenu de la firme russe un généreux rééchelonnement de ses remboursements jusqu’en 2028 pour 8 millions d’euros. Si elle était élue Présidente de la République, Marine Le Pen serait ainsi en situation de dépendance financière vis-à-vis de proches de Vladimir Poutine pendant toute la durée de son mandat.
Une loi de 2017 fait désormais interdiction aux candidats de recourir à des financements extra-européens pour financer leurs campagnes. Marine Le Pen a donc dû se tourner cette fois-ci vers d’autres acteurs. C’est en Hongrie, auprès de la banque MKB, qu’elle a obtenu un prêt de 10.6 millions d’euros remboursable sur 16 mois, comme l’atteste sa déclaration auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (p. 12).
MKB est la propriété d’un oligarque hongrois, Lörinc Mészáros, ami d’enfance du Premier ministre Viktor Orban et maire du village où ils ont grandi ensemble. Ce milliardaire qui a commencé comme chauffagiste et qui reconnaît devoir sa fortune à « Dieu, la chance et Viktor Orban », est connu pour avoir vu son patrimoine multiplier par 50 depuis le début des années 2000. Un business florissant réalisé en bonne partie grâce à des contrats d’Etat et marchés publics sans appels d’offres (pour 1.5 milliard d’euros lors de la seule année 2017…), financés en particulier par des fonds européens !
L’obtention de ce nouveau prêt s’explique par la proximité de Marine Le Pen avec le Premier ministre hongrois, dans la nébuleuse des dirigeants européens populistes et nationalistes. Qu’une candidate hostile à l’Union Européenne soit finalement financée par l’argent des contribuables européens, ayant transité par les caisses de l’Etat hongrois et son réseau d’influence politique, eux-mêmes en conflit avec Bruxelles sur de nombreux dossiers, ne manque pas d’ironie.
En tout état de cause, les électeurs français sont en droit de se demander quelles seraient les marges de manœuvre de Marine Le Pen si elle venait à être élue présidente de la République en avril prochain. Car une chose est sûre, elle serait encore débitrice au soir de son élection auprès de ses créanciers hongrois (MKB) et russe (Aviazapchast). Et l’on sait que ni Vladimir Poutine, ni Viktor Orban ne sont très diplomates quand ils tiennent financièrement quelqu’un.
Une alliance avec la Russie
Au chapitre « Défense » de son programme, Marine Le Pen franchit une autre limite. Alors même que l’armée de Vladimir Poutine est en train de mettre l’Ukraine à feu et à sang, en violation des règles du droit international et du droit de la guerre, et de déstabiliser l’équilibre de sécurité de notre continent, c’est avec le maître du Kremlin que la candidate du Rassemblement national propose de passer une « alliance » : « Parallèlement et sans crainte des sanctions américaines, il sera recherché une alliance avec la Russie sur certains sujets de fond : la sécurité européenne qui ne peut exister sans elle, la lutte contre le terrorisme qu’elle a assurée avec plus de constance que toute autre puissance, la convergence dans le traitement des grands dossiers régionaux impactant la France (Méditerranée orientale, Afrique du Nord & centrale, Golfe/Proche-Orient et Asie notamment)
» (p. 10 du programme de Marine Le Pen pour la défesne).
Le coup de chapeau à l’engagement de la Russie dans la lutte contre le terrorisme renvoie clairement ici aux opérations de l’armée russe en Tchétchénie et en Syrie, théâtre sur lesquels on sait pourtant qu’elle s’est livrée à de multiples exactions et qu’elle a soutenu des despotes sans pitié. Quant à la proposition d’indexer notre politique étrangère en Afrique, en Méditerranée orientale, au Moyen-Orient et en Asie sur la recherche d’une convergence avec Moscou, ce serait nous lier les mains avec la Russie et remettre en cause tout notre système d’alliances. Une aventure dont nous sortirions moins souverains et plus dépendants.
Discuter avec la Russie des enjeux de sécurité européens est une chose : notre géographie nous y invite. En faire un « allié » est une tout autre affaire. Ce choix reviendrait non seulement à faire éclater l’alliance atlantique mais aussi à diviser les Européens et l’Union européenne au moment même où elle cherche à affirmer son identité géopolitique. Il reviendrait également à fermer les yeux sur les diverses formes de guerre hybride qui mène la Russie de Vladimir Poutine contre la France, que ce soit au Mali avec les forces de la société militaire privée Wagner ou en matière cyber où les « interventions actives » dans la campagne française de 2017 ou dans la campagne américaine de 2020 montrent de quoi la Russie est capable.
Tout comme Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen a eu l’habileté politique d’adapter son discours au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine : condamnation de l’invasion, compassion à l’égard du peuple ukrainien et de ses millions de réfugiés, silence sur son soutien depuis plus de dix ans à Vladimir Poutine. Elle a ainsi échappé à la fuite d’une partie de son électorat, contrairement à Éric Zemmour qui, lui, a persisté dans son discours pro-russe et anti-réfugiés. Mais la candidate du Rassemblement national n’a pas vraiment amendé sa vision des relations internationales. Les tragiques événements en cours n’ont manifestement pas de prise sur elle. Ainsi, le 16 février dernier, quelques jours avant l’invasion russe, les élus du Rassemblement national au Parlement européen ont tous voté contre le projet d’assistance financière à l’Ukraine. Deux semaines plus tôt, le 29 janvier, elle avait refusé de parapher la déclaration de solidarité avec l’Ukraine de ses partenaires nationalistes et souverainistes européens (Pologne, Hongrie, etc.) réunis à Madrid. Enfin, le 1er mars sur BFM, alors que le pilonnage des villes ukrainiennes avait débuté depuis 8 jours, Marine Le Pen se déclarait « très réservée » sur les livraisons d’armes à l’Ukraine au motif que « cela ferait de nous des cobelligérants ».
Son expérience politique conduit la candidate du Rassemblement national à faire le dos rond au plus fort de la crise ukrainienne, mais cela ne change rien à ses choix stratégiques. Maintenant que la guerre a révélé les visées impérialistes de Vladimir Poutine et son idéologie anti-occidentale et anti européenne, la vision lepéniste de l’alliance avec la Russie apparaît contraire à l’intérêt national et très éloignée d’un authentique patriotisme.
La fascination pour Vladimir Poutine
Au-delà de cette conception stratégique d’une alliance avec la Russie, il y a la fascination pour un homme, qui apparaît comme un modèle à imiter. Et tous les actes guerriers du dictateur russe depuis dix ans ont trouvé grâce aux yeux de son admiratrice.
Interrogée le 3 janvier 2017 sur BFM au sujet de la Crimée, elle déclarait ainsi : « Je ne crois absolument pas qu’on puisse dire qu’il y a eu une annexion illégale. Il y a eu un référendum, les habitants de la Crimée souhaitaient rejoindre la Russie ». A ses yeux, le référendum d’autodétermination organisé le 16 mars 2014 sans le consentement de Kiev, dans des conditions peu transparentes (l’OSCE n’a pas supervisé le scrutin) et, qui plus est, condamné par l’Assemblée générale des Nations Unies, aurait donc effacé le coup de force militaire qui l’a précédé. Dans le monde de Marine Le Pen, le respect des frontières n’existe plus.
Toujours en 2017, le 24 mars, Marine Le Pen est reçue par Vladimir Poutine au Kremlin en pleine campagne présidentielle française. Elle déclare à cette occasion : « Nous ne croyons pas dans une diplomatie de menaces, de sanctions ou dans une diplomatie de chantage que l’Union européenne, malheureusement, applique de plus en plus contre la Fédération de Russie et contre ses propres membres ». C’est très exactement le discours du chef du Kremlin. Marine Le Pen valide ainsi le mythe construit par Poutine depuis plus de 10 ans : celui d’une Fédération de Russie dans la position d’agressée, humiliée par les Occidentaux depuis l’éclatement de l’URSS en 1991, menacée par l’élargissement à l’Est de l’OTAN ou de l’Union européenne.
Il faut dire qu’en 2017, le contexte international est particulièrement propice à ce genre de sorties. De l’autre côté de l’Atlantique, Donald Trump vient d’être élu, ce dont se réjouit la patronne du Rassemblement National : le nouveau locataire de la Maison blanche n’aime ni l’OTAN, ni l’Europe, ni le libre-échange et il s’engage à ce que les Etats-Unis ne se lancent plus dans des aventures militaires comme en Afghanistan, il laisse du même coup les Russes faire ce qu’ils veulent sur le théâtre syrien. Un vent nouveau semble se lever qui promet de balayer les tentations fédéralistes européennes, les naïvetés multilatéralistes, le « mondialisme » libéral et de remettre les souverainetés nationales au centre des affaires du monde. Marine Le Pen recevra d’ailleurs en grandes pompes, lors du congrès de son parti en mars 2018, Steve Banon, l’idéologue organique du trumpisme.
A cette époque, l’alignement de Marine Le Pen sur les positions du Kremlin est presque total. Elle a déjà eu l’occasion de déclarer son « admiration » pour Vladimir Poutine1 et colle à sa propagande. Le 17 juillet 2014, elle avait ainsi pris position à propos de l’appareil de KLM-Malysia Airlines abattu au-dessus de l’Est de l’Ukraine, en refusant d’« accuser les séparatistes du Donbass et même la Russie et à exonérer les forces armées ukrainiennes. » Soit grosso modo la ligne de défense du Kremlin.
La russophilie politique de Marine Le Pen la conduit alors à défendre une architecture de sécurité du continent européen plus conforme aux vœux de Moscou. Mais son objectif avoué est d’aller plus loin en créant « une union paneuropéenne des Etats souverains incluant la Suisse et la Russie ». Cette union supplanterait l’Union européenne en lui substituant une sorte d’internationale des nationalismes du continent. On l’a vu, le programme de 2022 change les mots mais pas tellement l’idée : il propose désormais « la création d’une Alliance Européenne des Nations qui a vocation à se substituer progressivement à l’Union Européenne ». Sans dire où s’arrête l’Europe.
La fascination de Marine Le Pen pour Vladimir Poutine la conduit à couvrir toutes ses turpitudes. En 2015, alors que le meurtre de l’opposant et ancien vice-premier ministre russe, Boris Nemtsov, avait envoyé un message très clair sur la nature de ce régime, Marine Le Pen voyait la solution dans l’état de droit russe ! : « J’ai confiance en la justice russe, avait-elle déclaré sur France 3, il n’y a pas de raison de ne pas le faire. Il est évident que tout le monde souhaite de retrouver, d’arrêter et de condamner ces assassins lâches qui ont tiré dans le dos. J’attends que la justice s’acquitte de son devoir. Il faut être prudent et permettre aux juges et aux policiers de faire leur travail ».
En 2018, lorsque Sergueï Skripal et sa fille font l’objet d’une tentative d’assassinat à Salisbury au Royaume-Uni au moyen d’un agent neurotoxique, le Novitchok, Marine Le Pen s’étonne que « la Grande-Bretagne soit aussi affirmative » sur la responsabilité de la Russie dans l’élimination de cet ancien espion russe. Relayant la propagande du Kremlin, elle explique : « J’ai le sentiment qu’il y a autre chose derrière cela. Qu’il y a une volonté stratégique de mettre une forme de mur peut-être entre la Russie et l’Union européenne ». Elle ajoute même, nourrissant la paranoïa russe : « Je sais, pour avoir été députée européenne, que l’Union européenne… mène une véritable guerre froide à la Russie ».
Quand on prend un peu de recul et qu’on dresse le tableau d’ensemble de la relation de Marine Le Pen à la Russie de Vladimir Poutine, on comprend que l’envie d’imiter le modèle est puissante. La fascination de l’homme fort, le mépris pour l’état de droit, le goût pour les justifications tordues, à la limite du complotisme, le cynisme dans l’approbation des coups de force, sont manifestes tout au long de ce parcours.
Les démocraties ne meurent pas du jour au lendemain sous le coup d’une révolution ou d’un coup d’Etat qui s’abattraient comme la foudre. Dans Plaidoyer pour l’Europe décadente, Raymond Aron définit ainsi ce qu’il appelle le syndrome de Weimar : « Une répartition des suffrages telle que la démocratie ne garde plus le choix qu’entre deux formes de suicide : ou bien en donnant le pouvoir à ceux qui la détruiront, ou bien en violant son propre principe de légitimité. » Telle est la fragilité démocratique, autoriser l’activité de forces politiques au sein du régime, dont l’objectif ultime est la destruction de la liberté et de la démocratie. La guerre civile n’est pas le cas de figure le plus fréquent. La plupart du temps la chute d’une démocratie est le résultat d’une fatigue, d’une lassitude. Des forces la minent de l’intérieur. Suffrage après suffrage, ces forces gagnent du terrain, elles pénètrent et pervertissent le débat d’idées, et quand l’apprenti dictateur réussit à se faire élire, c’est un lent grignotage des libertés qui commence, une délégitimation des institutions, une remise en cause de l’équilibre des pouvoirs et de l’état de droit, tout cela au ralenti, à peine perceptible, jusqu’à l’estocade finale. Le referendum que Marine Le Pen2 veut organiser dès son élection, serait le premier missile contre l’état de droit et la Constitution, et certainement pas le dernier. C’est bien l’identité française qui serait alors mise en cause, car l’état de droit fait partie intégrante du modèle démocratique français. Dans cette élection présidentielle, Marine Le Pen n’est pas une patriote, elle est la candidate du parti de l’étranger.