Aide médicale active à mourir. Trois scénarios, plus un

Aide médicale active à mourir. Trois scénarios, plus un
Publié le 28 mars 2023
L’encadrement de la fin de vie va-t-il connaître une évolution législative en France ? Si une aide active à mourir devait être légalisée, quels en seraient le périmètre, les modalités, les contrôles ? François Blot propose de réfléchir à plusieurs scénarios. Outre le statu quo, et au-delà d’un monde rêvé mais inaccessible, il imagine deux voies, l’une pouvant être définie comme radicale mais stable, l’autre comme prudente mais évolutive.
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La légalisation de l’aide active à mourir (médicalisée ou non) constitue un bouleversement de société hautement probable dans les mois à venir en France. Comme elle le fut ailleurs, en Europe limitrophe, en Océanie, au Canada et dans dix Etats américains. Est-ce le témoin, l’accélérateur ou le déclencheur de la fin d’un monde ? Qu’importe, il nous faut d’ores et déjà réfléchir aux mondes possibles, afin de définir le monde souhaitable. Sans revenir sur les déterminants philosophiques, sociétaux, politiques voire religieux du débat, examinons les principaux scénarios envisageables. Outre le modèle actuel de la France de 2023 (celui d’une vie de plus en plus médicalisée, d’une fin de vie de plus en plus longue et d’une impossibilité légale d’être aidé à l’abréger), il existe trois scénarios alternatifs. Le premier, un monde fantasmé, est celui d’un monde de solidarité et de raison, plus idéalisé que nostalgique, et où une demande d’aide active à mourir serait quasiment dépourvue de sens ; le deuxième, un monde possible, est celui d’un saut civilisationnel assumé et non ambigu vers l’accès à une aide médicalisée à mourir ; le dernier, un monde instable, est celui d’une évolution partielle, répondant à certaines questions mais en laissant d’autres en souffrance. Imaginons concrètement à quoi ressemblerait le monde issu de chacun des scénarios.

Horizons perdus

Dans des villes à visage humain, des campagnes pas encore désertifiées, nous naissons, grandissons et vieillissons entourés de nos parents, enfants, petits-enfants. Le vieillard fait l’objet d’un respect continu, il est le transmetteur d’une mémoire et d’un savoir sacrés. Lorsqu’il est seul, sans famille, une maison d’accueil le reçoit, où il finit ses jours en humanité. Les avancées médicales sont venues à bout de nombreuses maladies, et la durée et la qualité de vie ont été considérablement améliorées au cours des dernières décennies. La cancérologie, la neurologie, la réanimation ont fait de tels progrès que les traitements et les machines peuvent maintenir la vie au-delà des limites connues. Mais la médecine, consciente que la mort fait partie intégrante de la vie, a aussi conduit avec la société une réflexion en profondeur sur ses propres limites. La fin de vie est anticipée bien avant la dégradation finale, les soins palliatifs précoces sont intégrés dans le parcours de vie et de santé, une large collégialité permet de débattre de chaque situation, à l’hôpital, à domicile, en maison pour personnes dépendantes. La frontière entre le curatif et le palliatif n’est plus étanche, le passage de l’un à l’autre est progressif. Médecins généralistes et spécialistes ont accès à une formation palliative qui permet de ne recourir aux professionnels des soins palliatifs que dans les cas les plus complexes. Grâce au 6e plan spécifique depuis le début du siècle, ces derniers ont vu leurs moyens s’accroître suffisamment pour faire vivre à la fois des équipes mobiles (jusqu’au domicile des personnes), des hôpitaux de jour et des lits identifiés, enfin des unités dédiées réparties dans tous les départements et dotées en personnels et en lits. L’accès à la sédation terminale est discuté de façon anticipée et celle-ci est mise en œuvre dans tous les cas de souffrances que les soins habituels ne suffisent pas à apaiser. Faire des soins n’a pas plus de poids que prendre soin ; guérir ne vaut pas plus que soigner ; la personne est un sujet, bien davantage qu’un objet de soins.

Hélas, ce monde n’est pas plus réel que Shangri-La.

Un monde possible

La France compte près de 70 millions d’habitants, et 1% d’entre eux meurt chaque année (soit 6 à 700 000 personnes). Du fait des progrès médicaux et des techniques, l’espérance de vie dépasse 85 ans pour les hommes comme pour les femmes, qui vivent un peu plus longtemps. La qualité de vie est améliorée d’autant, mais on meurt toujours, quoique plus tard, de cancer, de maladie neurodégénérative, de pathologies cumulées (respiratoires, cardio-vasculaires, endocriniennes, etc.). Environ un tiers des personnes en fin de vie nécessitent chaque année le recours à des soins palliatifs, soit près de 250 000 personnes. La dépendance physique, et souvent cognitive, accompagnée de solitude accrue en situation de grand âge du fait des évolutions démographiques et sociales, impose un tissu d’accueil des personnes âgées et dépendantes toujours plus dense.

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Face à ces conditions démographiques et sanitaires, la Loi n° 2023-999 du 23 décembre 2023 porte sur trois axes majeurs : un développement de la médecine palliative comportant, avec une dotation de 15 euros par habitant, une formation à la culture palliative précoce et étendue, un recrutement de professionnels médicaux et paramédicaux sans précédent, mais aussi de pairs-aidants et de bénévoles, l’ouverture d’unités dédiées et la création ou le renforcement d’unités mobiles ; les évaluations sur l’engagement thérapeutique sont réelles et s’accompagnent d’obligations de moyens et de droits opposables : l’anticipation palliative s’articule avec la prévention contre l’acharnement thérapeutique. Le deuxième axe porte sur le vieillissement, avec une bascule des efforts vers le maintien à domicile d’une part, le renforcement quantitatif et qualitatif de l’accueil pour personnes âgées et dépendantes d’autre part, axe défini comme priorité quinquennale 2024-2029.

L’aide active à mourir est légalisée, c’est le 3e axe de la loi du 23 décembre. Quatre principes majeurs régissent cette bascule juridique, éthique et médicale :
1. Une demande d’examen non bornée par des critères étroits (pathologie, âge…), mais définie par la seule subjectivité du demandeur qui pose le caractère insupportable de sa souffrance ;
2. Un examen pluriel systématique, méticuleux et a priori de chaque demande ;
3. Un accès à toutes les formes d’aide active à mourir, comprenant assistance au suicide et euthanasie, seule garantie d’une égalité de traitement indépendante du type de souffrance ou de handicap ;
4. Un engagement soignant, en l’occurrence médical, complet, incluant l’accompagnement à la fois humain et professionnel depuis l’examen de la demande et la prescription de la substance létale, jusqu’à son administration.

Point 1. Toute personne estimant subir une souffrance physique, psychique ou existentielle peut faire une demande d’aide médicale active à mourir. Si les situations pouvant amener à ce type de demande sont connues grâce à l’expérience des pays / Etats l’ayant légalisée (cancers avancés incurables, pathologies neurologiques motrices et/ou cognitives, grand âge et/ou poly-pathologies, etc.), la loi française ne retient aucun critère « d’éligibilité » lié à l’âge (minimal ou maximal), l’existence ou non d’une pathologie, son type (somatique, psychiatrique) ni la notion de durée de vie restante estimée. La seule appréciation subjective par la personne de sa souffrance, quel qu’en soit le type, donne droit si elle le souhaite à l’ouverture d’une demande d’examen d’aide active à mourir. Une demande anticipée, par une directive, est prise en compte pour les cas, notamment, où l’état clinique / cognitif se détériorerait ultérieurement.

Point 2. L’examen de chaque demande est soumis à un collège de 5 à 9 membres, de façon systématique, encadrée et préalable à toute mise en œuvre de prescription. Collégialité et pluralité assurent le bornage à la fois méticuleux et bienveillant d’une demande qui, elle, ne comprend pas de critères d’exclusion a priori.

Le collège comprend des médecins (médecin de soins primaires ou spécialiste référent de la personne ; médecin spécialiste d’une éventuelle pathologie en cause ; autre praticien ; psychiatre), des soignants non médecins (dont un/des membre/s de l’équipe en charge de la personne), un/des juriste/s, un éthicien/philosophe. L’examen de chaque cas est répété, il comprend la rencontre de la personne par au moins deux membres du collège, ainsi que l’examen du dossier médical et de tous les éléments permettant de cerner le cadre de vie et le contexte. Les intervalles sont définis en fonction de la situation (existence d’une pathologie ou non et son degré d’avancement), permettant d’allier examen méticuleux, recherche d’ambivalence, de fluctuation dans la demande d’une part, et d’autre part de reconnaissance d’un éventuel caractère plus urgent de la demande en cas, notamment, de pathologie lourde. Le caractère réfractaire de la souffrance pouvant différer d’une personne à l’autre, le collège ne porte pas de jugement de valeur mais s’assure de la constance de la demande, de l’absence de manquement médical éventuel (en soins palliatifs, psychiques, etc.), et de l’absence manifeste de pression extérieure illégitime sur la personne (sans nier l’interdépendance sociale et l’habitus qui définissent toute personne, mais n’en abolissent ni l’autonomie ni le libre-arbitre).

Point 3. L’équité d’accès à une aide active à mourir est garantie par la possibilité de recours aux options d’assistance au suicide et d’euthanasie, en fonction de la situation médicale, de vie, et des souhaits de la personne. L’administration de la substance létale peut se faire, toujours en fonction de la situation, en secteur hospitalier, en institution médico-sociale ou à domicile ; par voie injectable (intraveineuse) ou digestive (ingestion).

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Point 4. L’aide active à mourir est un acte de soin, prescrit, accompagné et, au besoin, effectué par un médecin. Le processus est donc médical de bout en bout, depuis l’examen de la demande jusqu’au moment de l’administration. La prescription simple de la substance, suivie de la récupération en pharmacie par la personne et son absorption possiblement solitaire (modèle « oregonais ») n’est pas permise. La participation de bénévoles issus du monde associatif est possible et même souhaitable, mais l’accompagnement ne peut, pas davantage, se limiter à ces bénévoles, aux proches ou… à personne. La présence médicale et paramédicale, quel que soit le lieu de fin de vie, assure un soutien à la fois humain et « technique » dont le monde soignant ne peut se dédouaner. Le choix du type d’aide active à mourir dépend donc des conditions physiques de la personne, mais surtout de sa volonté, et s’appuie toujours sur un accompagnement fraternel et solidaire de la part du professionnel.

En résumé

Ce « monde possible » est le seul qui rende compte des conséquences de l’ultra-médicalisation inédite à laquelle l’évolution de la société et des techniques a conduit. La science et la société assument une complexité, sans retour possible, qu’elles ont créée. Par l’absence de critères restrictifs sur la demande, la loi s’affranchit d’un rigorisme qui n’aurait d’objectif que l’apparence, une liste trop précise de critères étant source d’éternelles discussions et contestations. Par la collégialité médicale et extra-médicale de l’examen de chaque demande, c’est tout une société qui assume son choix de légalisation, en humanité : c’est là que se situe « le verrou éthique » de la Loi. Par l’engagement médical de bout en bout, la mort est reconnue comme partie intégrante de la vie, le soin qui lui est apporté est tout aussi essentiel et digne que celui de guérir ou de soulager la douleur ; loin d’accroître la violence de la fin de vie, déjà présente dans la surmédicalisation de l’existence, l’aide à mourir médicalement assistée réduit la violence d’ores et déjà faite aux personnes comme aux soignants.

Enfin, et peut-être surtout, tout risque de dérive ou de « pente glissante » est exclu par le caractère d’emblée maximal de l’accès à la demande d’aide active à mourir, l’absence de restriction a priori qui tôt ou tard serait levée par de nouvelles lois ou de nouveaux recours, et l’équité de traitement de toute demande par l’accès aux deux types d’aide active à mourir. La rigueur et la bienveillance de l’examen collégial sont les seules mais absolues garanties de la stabilité du système.

Un monde instable

En plus d’une politique volontariste en termes de médecine palliative et de prise en charge du vieillissement (telle que décrite à gros traits plus haut), l’aide active à mourir est légalisée début 2024. Les débats ont été âpres entre Parlement, ordres soignants et sociétés savantes. Ces dernières, avec à leur tête la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs (SFAP), multiplient en 2023 les communiqués, campagnes de publicité et pressions diverses, affirmant qu’en cas de légalisation, les soignants ne prendraient pas part, dans leur immense majorité, à quelque forme d’aide active à mourir que ce soit. Les principales objections sont l’antinomie entre l’acte d’aider à mourir et la vocation hippocratique (avec une résistance moindre, cependant, contre l’assistance au suicide que contre l’euthanasie) ; les dérives observées à l’étranger sur les indications ou l’âge requis, qui ne manqueront de survenir en France ; le glissement vers une société utilitariste et de la performance excluant la fraternité face au handicap, à la maladie, au grand-âge.

Afin d’éviter tout risque de fracture au sein d’un monde sanitaire déjà en crise, une solution intermédiaire est choisie, selon trois principes de base :

1. Une demande d’examen basée sur le caractère insupportable de la souffrance, et encadrée par des critères d’éligibilité stricts (liste de pathologies ; exclusion des pathologies psychiatriques ; âge minimal ; engagement du pronostic à moyen terme) ;

2. L’examen de chaque demande est basé sur trois avis successifs, avec un intervalle minimal entre les examens garantissant la constance de la demande ;

3. Parmi les différentes formes d’aide active à mourir, seule l’assistance au suicide est retenue, selon une modalité restant à fixer dans les décrets d’application. L’aide active à mourir ne peut donc être considérée comme un soin, et l’engagement médical est limité à l’examen des demandes et à la prescription de la substance létale ; la suite du processus fait intervenir le pharmacien qui délivre le produit, les bénévoles associatifs, les proches.

Point 1. Les critères d’éligibilité (de dépôt d’une demande) sont fixés et encadrés par la loi. Ainsi : 1) les types de pathologies sont définis dans une liste (cancers évolués, autres pathologies lourdes au pronostic vital engagé, pathologies neurologiques / neurodégénératives invalidantes sans espoir d’amélioration, etc.) ; 2) Les pathologies psychiatriques, dont l’évaluation du pronostic et de l’incurabilité est considérée comme sujette à caution, sont exclues ; 3) Une limite d’âge minimum est fixée ; à l’autre extrémité de la vie, une demande effectuée en situation de grand-âge et fondée sur une souffrance existentielle, sans pathologie organique fatale à court ou moyen terme, n’est pas recevable ; 4) Un engagement du pronostic vital à moyen terme est requis pour tout examen de demande d’aide active à mourir. Le premier projet de loi prévoit un délai de six mois pour l’ensemble des pathologies, à l’exclusion des maladies neurodégénératives pour lesquelles une durée de vie estimée inférieure à 12 mois est prévue. Aucune demande par directive anticipée, chez une personne qui n’est plus en situation psychique de consentir, n’est jugée recevable.

Point 2. L’examen des demandes relève de trois avis successifs, faisant intervenir le médecin référent (de soins primaires ou de spécialité) qui transmet la demande, puis un médecin spécialiste de la pathologie en cause, enfin un spécialiste tiers, de préférence compétent en médecine palliative et/ou un psychiatre évaluant le contexte psychique, social, familial… de la demande. La personne est rencontrée par chacun de ces acteurs. En revanche, pour des raisons de faisabilité pratique, il n’est pas prévu d’instance collégiale.Un intervalle minimal d’un mois est exigé entre les examens, afin de garantir la constance de la demande ; il peut être ramené à deux semaines en cas de pathologie jugée à risque de décès dans le mois par le praticien qui relaie la demande.

Point 3. L’assistance au suicide est légalisée, non l’euthanasie. Seuls l’examen d’une demande et la prescription du produit sont considérés comme compatibles avec les principes de l’exercice médical et la vocation du soin, non la participation active à l’administration du produit. Cette position prétend éviter une rupture éthique, psychique et même juridique chez les soignants, la substance létale étant auto-administrée par la personne. Après accord sur la recevabilité de la demande, deux modalités sont possibles : pour le domicile, le produit prescrit est retiré dans une pharmacie agréée par la personne ou par les bénévoles associatifs, qui accompagnent ensuite la personne dans la réalisation de l’acte. En institution médicale ou médico-sociale, les structures susceptibles d’héberger l’acte d’aide active à mourir sont définies par l’ARS, et l’accompagnement est également effectué par les bénévoles ; une facilitation de la part des professionnels de l’institution est néanmoins requise.

En résumé

La loi 2023-2024 sur la fin de vie constitue un compromis entre une demande citoyenne largement exprimée, et la crainte de faire peser un renversement de paradigme moral et légal sur un monde médical en crise et considéré comme hostile (quoique divisé).

Pour autant, il ne répond pas à toutes les situations, laissant notamment sans réponse les situations où le suicide est physiquement impossible (déficits moteurs quasi-complets, à moins de subterfuges technologiques posant alors la question d’une forme d’hypocrisie). Ce monde de demi-mesure établit donc les conditions du mécontentement de tout le monde et pour longtemps ; il fait le lit des dérives que craignent pourtant tellement les opposants à toute évolution législative et surtout sociétale, puisque les critères sur les pathologies, l’âge ou encore les modalités restreintes d’aide active à mourir appelleront d’éternelles et successives révisions, extensions, contestations. Loin de réduire le mal, la cote mal taillée l’accroît par la tension irrésolue qu’elle génère. Les opposants radicaux à toute évolution médicale et juridique créent eux-mêmes les conditions de ce qu’ils redoutent : des dérives inévitables.

Conclusion

Une boussole, quatre directions. Le premier de nos quatre points cardinaux est un monde fantasmé, pôle inaccessible au-delà d’un horizon perdu. Le deuxième constitue un twist sociétal de 180°, radical et sans doute vertigineux, mais stable, arbitré par le jugement éthique et reconnaissant le poids de la demande et l’autonomie de la personne. Le troisième semble plus prudent, borné d’emblée par des règles fixées par la Loi, mais précisément sujet à des ajustements ultérieurs. Le dernier est par nature celui du statu quo législatif, qui n’exclut pas un 6e plan de Soins Palliatifs, mais laisse sans réponse certaines demandes.

A la société, par l’expression de ses citoyens et de ses parlementaires, de fixer son Nord.

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François Blot