Deux Conventions citoyennes : quelles leçons, quel héritage ?

Deux Conventions citoyennes : quelles leçons, quel héritage ?
Publié le 16 juin 2023
  • présidente du comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie
  • Directeur général de Terra Nova
La Convention citoyenne sur le climat n'est plus une expérience isolée. Début avril, la Convention citoyenne sur la fin de vie a rendu ses travaux. En quoi cette deuxième expérience se différencie-t-elle de la première ? Que nous apprend-elle sur les conditions de réussite de cet exercice ? Quelles leçons à retenir pour la suite ? Claire Thoury, présidente du comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur la fin de vie dialogue ici avec Thierry Pech qui avait assuré la co-présidence du comité de gouvernance de la Convention citoyenne sur le climat.
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De nombreux points communs rapprochent les deux expériences de Conventions citoyennes réunies en France en 2019-2020 et 2023. Leur utilité a été beaucoup discutée. On connaît moins leur déroulement, vécu de l’intérieur. Le point de départ des deux Conventions consiste dans une saisine du Premier ministre. Mais les formulations de cette saisine étaient assez différentes, avec un objet très large pour la convention climat et un sujet au périmètre plus limité pour la convention fin de vie. Comment cette saisine a-t-elle structuré votre travail ? 

La Grande Conversation

La saisine formulait dans notre cas une question assez large : « le cadre d’accompagnement de la fin de vie est-il adapté aux différentes situations rencontrées ou d’éventuels changements devraient-ils être introduits ? » L’exercice demandé était cadré par le fait que le Conseil économique social et environnemental (CESE) a été réformé en 2021 et qu’on lui a confié la charge d’organiser les conventions citoyennes. Nous pouvions nous inspirer de l’exemple précédent de la convention climat. Nous avons d’ailleurs intégré dans notre comité de gouvernance deux citoyens de la précédente convention pour avoir leur retour d’expérience.

En 2019, au moment où la convention climat est lancée, le statut du CESE n’est pas clair dans la saisine. Il est à la fois sollicité pour organiser, mais en même temps il est dit, dans la lettre de mission du Premier ministre, que c’est le comité de gouvernance qui prend les décisions d’organisation. Cette ambiguïté a été levée par la loi qui confie au CESE l’organisation des conventions. La gouvernance de la convention était encadrée par le fait que le CESE avait reçu la mission de l’organiser. Le président du CESE Thierry Beaudet a néanmoins souhaité que le comité de gouvernance soit ouvert et pluriel. Ainsi aux côtés des 6 membres du CESE étaient présents des personnalités avec des compétences diverses, des spécialistes de la participation citoyenne, des spécialistes de l’éthique, des représentants du comité d’éthique (CCNE), des anciens de la convention climat, la directrice du Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie. Cette diversité des profils était indispensable et devrait être maintenue dans des exercices ultérieurs.   

Claire Thoury

Parmi les nombreuses similitudes, il y en a une qui paraît évidente mais qui mérite d’être soulignée : dans les deux cas, la saisine émane de l’exécutif. Or, on pourrait très bien imaginer qu’elle émane un jour du Parlement ou encore de la société civile elle-même, comme cela a parfois été le cas dans d’autres pays par le passé. Concernant les différences, j’en vois quatre. La première, c’est que la convention climat était une première. En dehors des expériences étrangères, elle n’avait pas de précédent auquel se référer, soit pour en corriger les erreurs, soit pour en imiter les réussites. On « essuyait les plâtres » comme on dit, et cela vaut aussi pour l’exécutif. La deuxième tient à la nature du sujet. Dans le cas de la convention climat, le sujet choisi est très large (« comment réduire d’au moins 40 % les émissions de gaz à effet de serre dans notre pays d’ici 2030 ? »). Il rayonne dans quantité de domaines : le logement, l’agriculture, l’alimentation, les mobilités, etc. La troisième différence tient à ce qu’il ne s’agit pas d’une controverse. On ne demande pas aux citoyens de trancher une controverse déjà constituée ou partiellement formée, mais d’écrire un ensemble de politiques publiques dans un champ très ouvert. D’ailleurs, les citoyens ont vivement ressenti l’ampleur de la commande qui pesait sur eux. La quatrième différence qu’on observe dès la saisine dans le cadre de la convention climat, c’est qu’on demande aux citoyens d’écrire quelque chose qui s’approche au plus près d’un texte législatif ou règlementaire, c’est-à-dire d’aller jusqu’à une « quasi décision » normative. Le contrat formulé par le président de la République à l’époque, c’est de « transmettre sans filtre » le résultat des délibérations. Il a accompagné sa formule, qui est restée dans les esprits, d’une précision qu’on a presque toujours oubliée : « pour autant que ces propositions aient une forme telle qu’elles puissent être transmises directement au législateur ou au gouvernement pour application réglementaire directe ». Car dans le cas contraire, bien sûr, une réécriture serait nécessaire. Le « sans filtre » ne veut pas dire qu’on va mettre en œuvre immédiatement toutes les conclusions de la convention, mais qu’elles seront transmises telles quelles au législateur, pour autant que leur rédaction le permette. Nous avons donc d’emblée quatre différences majeures entre les deux conventions et elles entraînent toute une série de conséquences procédurales. L’intervention des experts, par exemple, est plus ou moins difficile à doser selon qu’on doit traiter une question ouverte ou une controverse et selon que la question ouverte est large ou pas.

Thierry Pech

Une différence essentielle entre les deux conventions est en effet que le sujet de la fin de vie est un sujet de controverse très installé depuis longtemps dans le débat public, avec des groupes bien situés. Comment, du point de vue de l’organisation des débats, gérer l’équilibre de l’expertise présentée et comment éviter qu’il y ait d’emblée des crispations reproduisant les partitions habituelles de cette controverse ?

La Grande Conversation

Certains aspects de la question sont assez consensuels, comme le développement de la recherche, des soins palliatifs, de la connaissance des droits, de la lutte contre les inégalités territoriales… Mais l’aide active à mourir, le cœur du sujet, sur lequel nous étions attendus, est controversé.

Nous avons décidé très tôt d’accepter l’idée qu’il n’y aurait pas d’unanimité sur le sujet. Nous voulions mener un travail de controverse, avec des points de convergence et des points de divergence. Ce qui voulait dire concrètement de réfléchir à la place qui serait faite à la minorité opposée à l’aide active à mourir. Fallait-il, par exemple, réserver la possibilité de présenter un rapport à part, reflétant la position minoritaire, comme cela a pu se faire dans le passé au CCNE, ou prévoir des avis dissidents annexés en fin de rapport ? Les citoyens ont rapidement évacué cette hypothèse en disant qu’ils étaient tous membres de la convention à égalité et qu’il fallait que la production finale reflète la diversité de la Convention et les débats qui s’y sont déroulés.

Nous avons expliqué tout de suite qu’on ne cherchait pas à faire comme si tout le monde était d’accord. Le fait de ne pas chercher une unanimité a été très bien compris par les citoyens. Mais reconnaître les différences, cela veut dire concrètement organiser des votes. Ce qui nous a valu des sueurs froides, y compris parce que nous avons connu des difficultés techniques. Les citoyens ont voulu voter un rapport dans lequel les points de convergence et les points de divergence étaient exprimés, dans lequel tout le monde avait sa place. Le dernier jour, une citoyenne a d’ailleurs pris la parole pour dire : « Je veux remercier les 75 % d’entre vous d’avoir laissé au 25 % d’entre nous 50 % de la place dans le rapport et 50 % du temps de parole ». Nous ne disons d’ailleurs pas : la convention citoyenne veut une aide active à mourir. Nous disons : 75 % des citoyens se sont prononcés en faveur de l’aide active à mourir. Ce qui veut bien dire que 25 % se sont prononcés en défaveur de l’aide active à mourir. 

Claire Thoury

75%, ce n’est pas l’unanimité, mais c’est un très haut niveau de consensus. Dans le cas de la convention climat, il existait également à la fin, sur la plupart des sujets, un très fort consensus entre les membres. Dans des assemblées parlementaires, il est rare qu’on arrive à des majorités de 75 %. Dans le cas des conventions, sans rechercher un avis unanime, on peut tout de même produire un résultat fortement consensuel sur l’essentiel. Mais pourquoi arrive-t-on à un tel niveau de consensus alors qu’on prétend ne pas le rechercher et même valoriser les désaccords ? Parce qu’on retarde au maximum le moment de voter, le moment d’agréger des majorités et des minorités, parce qu’on se donne beaucoup de temps pour que les gens puissent échanger des arguments et, le cas échéant, changer de position. Plus tôt on vote, plus tôt on risque de figer des positions et de former des « camps ». Les conventions citoyennes sont souvent défendues par des théoriciens qui cherchent à éviter les inconvénients du vote, lequel suspend la délibération, construit des fractions, des oppositions, des conflits, etc., voire suscite des stratégies de campagne.

Cela nous renvoie à une question essentielle : qu’est ce qui fait une préférence collective dans une démocratie ? On considère souvent que c’est l’agrégation de préférences individuelles par le moyen du vote ou du sondage : les préférences sont souvent supposées « déjà là », « déjà formées ». Dans ce sens, la démocratie, ça consisterait essentiellement à compter les voix. En réalité, ce qui fait le propre de la démocratie, ce n’est pas ça : c’est la formation des volontés individuelles dans la délibération et l’échange des arguments et des informations. C’est ça, le cœur de l’éthique délibérative. Dans le cas des conventions citoyennes, il n’est pas très surprenant qu’à la fin on ait de forts consensus puisqu’on retarde le plus possible le moment de l’agrégation des préférences individuelles et qu’on se concentre sur les moyens de leur formation. Le processus est d’autant plus puissant que les gens n’arrivent pas en appartenant à un groupe déjà constitué, comme c’est le cas dans un Parlement. Les citoyens sont mobiles, ils changent d’avis, ils n’ont pas d’idée véritablement arrêtée sur le sujet. Dans la convention climat, nous avions posé la question : 72 % des participants ont changé d’opinion entre le début et la fin de l’exercice. En réalité, l’exercice de la délibération fait apparaître des contradictions mais favorise à la longue la convergence des points de vue et la recherche de l’accord. Il n’est donc pas étonnant qu’on arrive à des positions très consensuelles. Et c’est quand même très précieux dans une époque caractérisée au contraire par la polarisation des opinions.

Thierry Pech

C’est moins le cas sur notre sujet car la plupart des citoyens avaient déjà un avis en arrivant. Mais beaucoup ont changé d’avis. Pas de manière radicale mais souvent sur les conditions pratiques, sur les nuances. De ce point de vue, c’est très différent d’un sondage. Parce qu’on examine les arguments et les contre-arguments, on peut changer de position. C’est aussi la raison pour laquelle il faut protéger les citoyens des pressions extérieures. Car il y a beaucoup de militants qui veulent peser sur les citoyens. Or, on ne peut pas couper les citoyens du monde pendant toute une série de week-ends. Le rôle du comité de gouvernance est de rappeler qu’il s’agit de la convention des citoyens et qu’il faut respecter leur autonomie.

Claire Thoury

La difficulté, c’est qu’en effet, ce sont des processus longs. En Irlande, le travail de la convention était divisé en plusieurs questions et chaque question était traitée en un week-end. Les conventionnels pouvaient donc être placés en quelque sorte « sous cloche », à l’abri des pressions extérieures. Dans un processus long, les citoyens peuvent subir davantage de pressions. Comment protéger l’identité de ces gens qui ne sont pas élus pour exercer une fonction générale pour une période de temps qui est renouvelable ? Il faut arriver à trouver le bon compromis à la fois avec eux et avec le reste de la société pour protéger leur identité et leur statut qui reste provisoire.

Nous nous sommes également posé la question de ce qu’il fallait faire des positions minoritaires. Dans ces exercices, les minorités ne peuvent pas être traitées comme elles le sont dans la vie démocratique habituelle où les minoritaires ont certes des droits, mais où ils sont clairement désignés comme les perdants. Au contraire, il nous fallait inventer quelque chose pour leur reconnaître une place et une valeur. Nous avions mis en place pour cela un régime d’opinions dissidentes, comme on le fait dans certaines juridictions internationales. C’était une manière de dire à ces gens : vous avez fait des efforts, votre opinion compte même si, à la fin, elle n’est pas majoritaire.

Thierry Pech

Ce que nous avons vécu dans la convention sur la fin de vie invite justement à réfléchir sur le statut des minorités politiques. Car nous avons senti une attente pour une meilleure reconnaissance des positions minoritaires. Ce qui ne veut pas dire une remise en question du fait que la majorité décide. Mais éviter les tensions, des humiliations vives, des polarisations fortes. Ce que montrent aussi les deux conventions, c’est qu’il faut du temps pour répondre à une question. 27 jours au total pour nous, sur 9 week-ends. Et, pour répondre à une question unique, on se rend compte qu’il faut prendre en compte de nombreuses autres questions, avec une série de nuances qui émergent. Faire place à la nuance, c’est une force pour tout le monde. C’est ce qui permet d’éviter les humiliations, le sentiment de ne pas être écouté. Les sujets ne sont pas du tout binaires et ce que les citoyens ont montré à travers cette convention c’est qu’il était possible de dégager une position majoritaire tout en gardant le sens de la nuance. 

Claire Thoury

Au fond, les conventions citoyennes montrent que la conversation démocratique n’est pas nécessairement un pugilat. On aimerait que les débats parlementaires et, plus généralement, les débats publics, aient la même tenue. Elles ont montré qu’on pouvait tenir un équilibre avec des gens de bonne foi et de bonne volonté entre l’affrontement des arguments et un profond respect pour toutes les parties prenantes de la discussion. Idéalement, le projet de la délibération consiste à faire gagner ce que le philosophe allemand Jürgen Habermas appelle « la force sans force du meilleur argument ». Mais le perdant n’est pas moins méritant que le gagnant dans une confrontation de cette nature ou, plus exactement, le minoritaire n’est pas moins méritant que le majoritaire. C’est une vraie leçon de morale démocratique. L’arbitrage majoritaire n’a pas d’autre valeur en soi qu’une « procédure d’arrêt », pour reprendre les termes de Philippe Urfalino, « arrêt » au double sens de décision normative et de terminaison de la discussion. Ces exercices montrent que le propre de la démocratie est moins la recherche d’une volonté majoritaire que tout le chemin d’argumentation qui conduit à la décision finale. Mais on délibère bien en vue prendre une décision, sinon on pourrait délibérer indéfiniment. Or, comme disait Descartes, l’action ne souffre aucun délai, il faut décider. C’est pourquoi cette règle de l’arbitrage majoritaire s’impose pour mettre fin à une discussion et fixer une position. Mais la valeur de l’arbitrage tient moins à son caractère majoritaire qu’à tout ce qui l’a précédé.

Thierry Pech

Comment s’est déroulée l’organisation du travail des citoyens ? Comment faire débattre plus de 180 citoyens ensemble ?

La Grande Conversation

Du point de vue de l’organisation de la convention climat, on pouvait mener les débats de façon séquentielle ou simultanée. En simultané, ça veut dire que tout le monde planche sur les mêmes questions en même temps. En séquentiel, c’est quand on crée des commissions (se loger, se déplacer, se nourrir… dans le cas de la convention climat), ce qui veut dire que certains citoyens vont se spécialiser sur des sujets précis comme on le fait dans le cadre des commissions permamentes du Parlement. Chacun des modèles présente des avantages et des inconvénients car il faut à la fois faire vivre le groupe ensemble et le subdiviser pour les besoins de la discussion. Mais dans le cadre la convention climat, il était difficile de progresser tous ensemble car cela voulait dire par exemple prendre toutes les décisions concernant le logement puis passer à la question des mobilités. Mais les décisions prises pour le logement allaient se réfracter sur les mobilités puisque les deux sujets sont techniquement liés. Une autre difficulté tient à ce que lors du premier débat, les citoyens n’ont pas encore assimilé beaucoup de connaissances, ils sont moins compétents qu’ils ne le seront par la suite sur les autres sujets. Donc ils risquent d’être moins clairvoyants sur le premier sujet que sur le dernier. Le modèle séquentiel est en fait le modèle des assemblées parlementaires. Toutes les assemblées parlementaires fonctionnent de cette manière et elles ont également les défauts de ce système. Très vite, certains élus sont les références de leurs collègues parce qu’ils se sont spécialisés. On le voyait aussi lors des plénières de la convention climat : tout le monde se tournait vers les quelques citoyens qui avaient acquis une autorité sur un sujet particulier.

Thierry Pech

Avec un sujet très large, vous avez été conduit à organiser des groupes thématiques : se loger, se nourrir, se déplacer, produire. Si nous avons aussi fait discuter les citoyens en petits groupes, nous n’avons en revanche pas fait de groupes thématiques, pour que tous les citoyens travaillent sur les mêmes sujets. Ce qui n’est pas allé sans difficultés car il est difficile de demander à une personne opposée par principe à l’aide active à mourir de débattre des modalités de sa mise en œuvre. C’est pourquoi nous avons organisé les débats de sorte que les citoyens travaillent par groupes de position et d’opinions.   

Claire Thoury

Mais comment justifier de confier ce travail à des citoyens tirés au sort ? Comment définissez-vous la place et le rôle d’une convention citoyenne dans nos institutions démocratiques ?

La Grande Conversation

En première approche, on peut dire qu’une convention est là pour éclairer le public et le législateur. Car, dans les deux cas, il y a bien en perspective un acte législatif, évoqué dès la saisine. Mais comment éclairer le législateur ? Après tout, celui-ci aurait pu mobiliser une commission d’experts. Pourquoi cette forme-là ? Qu’a-t-elle de différent par rapport à une commission d’experts ? Ce qu’on demande aux citoyens réunis dans la convention, ce n’est pas de faire avancer la connaissance ou l’expertise technique sur un sujet. Ce qu’on leur demande, c’est de produire une proposition politique. Il me semble que, sur ce point, les chemins divergent un peu entre la convention climat et la convention fin de vie. Si l’on va au bout de cette idée qu’il s’agit de produire une proposition politique, il faut qu’elle ait la forme d’une quasi décision et qu’elle tranche tous les aspects de la question. En théorie, c’est le rôle des partis de formuler des propositions politiques et d’appeler les citoyens à arbitrer entre elles. En quoi consiste une proposition politique ? C’est un arbitrage, non pas simplement dans l’ordre des moyens, des instruments, des justifications techniques mais aussi dans l’ordre des valeurs. Dans le cas de la convention climat, les citoyens ont débattu de questions d’équité, de répartition des efforts, etc. 

Thierry Pech

D’abord, une convention peut être faite pour défricher un sujet, comme l’intelligence artificielle par exemple, pas pour faire une loi, plutôt pour anticiper des questions de société à venir. Deuxième situation : organiser des conventions citoyennes pour aider à trancher des sujets qu’on n’arrive pas à trancher via les canaux habituels. Le grand risque, c’est de faire croire aux gens qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas. Il ne faut pas confondre les rôles : les parlementaires sont élus pour fabriquer la loi ; le comité d’éthique donne l’avis des sages, sans pouvoir de décision ; les partis politiques dessinent des positions politiques. Que demande-t-on finalement à une convention citoyenne ? On lui demande de faire quelque chose qu’aucun autre espace ne fait. Et ce n’est pas un gadget destiné à gagner du temps pour faire avaler une décision difficile aux Françaises ou aux Français en faisant croire qu’on a organisé un débat démocratique. On demande à des citoyens tirés au sort d’aider à trancher une controverse que toutes les autres institutions ne parviennent pas à trancher seules. La convention est donc un maillon manquant dans une chaîne de prise de décision. Ce n’est pas le seul maillon mais il a un rôle essentiel par rapport aux autres. La convention répond aussi à une attente de citoyens qui sont de plus en plus éduqués, qui ont envie d’être partie prenantes de la décision politique, pas seulement par le vote. Quand on leur donne des outils, quand on leur fait confiance et qu’on leur dit qu’ils sont légitimes pour ce qu’ils sont, ça fonctionne. Durant les 4 mois de la convention, j’ai souvent répété aux 184 citoyens tirés au sort : vous êtes légitimes, pas parce que vous allez devenir les experts du sujet, à la manière des grands sages du conseil d’éthique, pas parce que vous allez potentiellement rédiger une loi, mais parce que vous êtes vous-mêmes, et c’est tout ce qu’on vous demande. Ce qu’on attend des citoyens, c’est qu’ils acceptent de donner un bout d’eux-mêmes, d’accepter de recevoir un bout des autres et, à partir de ça, de produire de l’intelligence collective. Il ne faut donc pas chercher à définir le rôle des conventions à l’imitation des autres institutions. Elles ont un rôle propre, qui est bien particulier. L’objectif ultime est de produire une proposition politique, mais pas comme les partis politiques. Je dirais donc plutôt « produire une proposition citoyenne ». D’ailleurs, nous n’étions pas seuls dans ce débat : il y a eu avant nous l’avis du conseil d’éthique (CCNE), il y a un débat national qui s’est ouvert ensuite, il y aura les contributions des soignants, des corps intermédiaires organisés en représentation d’intérêt… La contribution de la convention citoyenne est donc une contribution parmi d’autres sur un sujet qui ne peut pas être uniquement juridique ou éthique ou médical… mais une contribution essentielle puisqu’il s’agit de la contribution citoyenne.

Claire Thoury

Mais la convention sur la fin de vie a-t-elle tranché la question qui lui était posée ? On a beaucoup retenu le « nuancier » avancé par les citoyens et la formulation de 19 questions pour prendre en compte le sujet. 

La Grande Conversation

La majorité des citoyens, 75 % d’entre eux, veulent une aide active à mourir, plutôt sous forme de suicide assisté et d’euthanasie ou de suicide assisté avec exception d’euthanasie, pour les personnes majeures affectées de maladies incurables, qui sont en situation de souffrance réfractaire et dont le pronostic vital est engagé à court ou moyen terme. Le nuancier intervient dans un deuxième temps. Une position majoritaire a bien été dégagée.

Claire Thoury

Je suis d’accord avec le fait que ce n’est pas parce qu’une proposition politique a été mise sur la table par une convention citoyenne que d’autres propositions politiques ne peuvent pas l’être par des syndicats, des corps professionnels, des associations, des partis, etc. Mais je ne pense pas que les conventions soient simplement une contribution parmi d’autres. Elles sont atypiques. Je pense que ce qui nous distingue ici, ce n’est pas le résultat de l’exercice qu’on a coordonné, mais le rapport au législateur et au Parlement. La différence entre les deux processus, c’est que dans la convention climat, il y avait un comité légistique qui a aidé les citoyens à transcrire leurs propositions sous la forme de propositions de lois ou de décrets. Dans le cas de la convention sur la fin de vie, l’exercice attendu n’est pas le même. Des représentants élus ont pu réagir négativement à la convention climat en disant : mais qui sont ces gens qui n’ont pas été élus et qui vont faire notre travail à notre place ? La réalité, c’est que c’est un travail qu’ils ne font plus. Les députés n’écrivent plus les lois, ils ne les fabriquent pas, ou alors de façon épisodique et assez marginale. C’est le gouvernement qui, dans la quasi-totalité des cas, porte les projets de loi, fabriqués par ses administrations et ses cabinets. Certes, les députés délibèrent en commissions, examinent et amendent les textes et, finalement, les votent. Mais au total le Parlement est très affaibli par les institutions de la Cinquième République. Les outils du « parlementarisme rationalisé » permettent au gouvernement de faire passer ses textes en contraignant fortement le travail parlementaire et parfois même sans vote majoritaire (notamment dans le cas de l’article 49.3). En somme, les élus de la représentation nationale ne sont pas seulement victimes de la défiance croissante de leurs concitoyens à l’égard de la politique, ils sont aussi victimes d’institutions qui ont intégré la défiance à l’égard du Parlement dans la construction même des pouvoirs. Dans ce contexte, quand on ajoute des conventions citoyennes, on peut comprendre qu’ils soient inquiets sur leur fonction. Pourtant, je pense que les conventions n’enlèvent rien aux parlementaires. Elles ont en effet vocation à produire des « quasi décisions », pas des décisions. Il s’agit de demander aux citoyens membres de ces conventions de se mouiller jusqu’au bout, de mesurer toutes les complexités et difficultés de la question à trancher, de surmonter ses dilemmes. Ce faisant, on s’interdit d’en rester à des positions générales ou de faire son marché entre les aspects les plus simples et les aspects les plus épineux. Autrement dit, il s’agit de mettre des citoyens dans la position du décideur, de « faire comme si » en s’imposant les mêmes exigences. D’où l’expression de « quasi décision ». C’est important que les citoyens comprennent les difficultés et l’inconfort de cette position. Mais en aucun cas il ne faut laisser penser qu’un quelconque pouvoir de décider pour autrui leur serait délégué. Il faut être très clair sur ce point.

La convention fin de vie s’est clairement écartée du modèle de la convention climat sur ce point. Elle n’avait pas de comité légistique et n’a pas prétendu vouloir remettre au gouvernement l’équivalent d’un projet de loi sur le sujet. Cela ne l’a pas empêchée de rendre un avis clair, précis et documenté sur les points essentiels de la question, et on pourra peut-être dire dans quelques mois qu’elle aura fortement contribué à la fabrication de la loi – c’est en tout cas mon espoir. Mais elle ne s’est pas imposé la même obligation en la matière que la convention climat. Or, cette obligation me semble saine. Car la fonction démocratique de ces conventions se trouve bien là : produire des propositions politiques qui soient des quasi décisions et, ce faisant, donner corps à une citoyenneté élargie conforme à la promesse de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation ».

Thierry Pech

Nous sommes en désaccord sur ce point. On peut concourir à la production de la loi sans avoir à rédiger soi-même des articles de loi. Je dirais que ce que produit une convention citoyenne, c’est l’équivalent de l’exposé des motifs d’une loi. Dire qu’on est favorable à une aide active à mourir, cela veut bien dire qu’on demande au législateur de faire en sorte que la loi reconnaisse la possibilité d’une aide active à mourir en France. Les citoyens ont donc travaillé pendant quatre mois pour éclairer la décision publique et ce qu’ils demandent, c’est de changer la loi. Mais pourquoi devraient-ils rédiger eux-mêmes cette loi ? 

Claire Thoury

On pourrait très bien avoir demain une convention citoyenne mobilisée dans les mêmes conditions sur un sujet essentiel mais dont les citoyens reculeraient devant l’obstacle, ou ne le traiteraient qu’à moitié – ce qui ne fut heureusement pas le cas dans la convention fin de vie. En effet, ce n’est pas confortable de devoir aller jusqu’au bout, dans les détails. La convention climat n’est pas allée au bout par exemple sur les conditions de financement de ses propositions, et je le regrette. Je crois que nous devons nous efforcer de rester très exigeants à l’égard de ces exercices. C’est à ce prix qu’ils peuvent être utiles. La convention fin de vie a par exemple laissé de côté la question des mineurs mais le politique, lui, va devoir la trancher. Il ne pourra pas se contenter d’exprimer une nuance, il devra prendre une décision. Et je n’aimerais pas être à sa place dans le cas présent !

Thierry Pech

Je suis d’accord sur le fait que, quand on fait une proposition politique, il faut aussi en évaluer les conséquences de manière assez exhaustive. Mais cela ne veut pas forcément dire qu’il faut aboutir à un pré-texte de loi ou à un texte de loi quasiment rédigé. Les citoyens de la convention fin de vie ont exprimé le fait qu’ils n’arrivaient pas à conclure sur la question des mineurs. Le fait qu’ils le disent aussi clairement montre bien que sur tous les autres sujets, ils sont sûrs d’eux, parce qu’ils sont allés au bout, parce qu’ils ont évalué toutes les conséquences, parce qu’ils sont allés au bout de l’exigence de l’argumentation. Ils n’ont pas cédé sur l’exigence, même s’ils n’ont pas rédigé leur proposition sous forme de loi. Je ne dirais pas que c’est de la timidité institutionnelle. Je crois au contraire que c’est une manière de réinvestir la démocratie autrement. On souhaite tous que le Parlement soit plus fort et que la démocratie représentative soit plus forte. Mais ça passe à la fois par des corps intermédiaires plus forts et par des espaces nouveaux comme les conventions citoyennes, qui sont des exemples de démocratie participative exigeante.

Claire Thoury

Comment se déroule l’étape suivante, qui est la reprise des travaux de la Convention par les Parlementaires ? Avez-vous eu des contacts anticipés avec les Parlementaires ?

La Grande Conversation

La Présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, est venue à la convention fin de vie dès le premier week-end pour échanger avec les citoyens. Son intervention a permis de lever un malentendu qui est un héritage de la Convention climat. Le Président de la République s’était engagé devant la Convention climat à transmettre ses propositions « sans filtre ». Le malentendu était que cette formule a été prise comme un engagement à tout reprendre et pas seulement à tout transmettre aux Parlementaires. Nous avons donc dû prendre des précautions, peut-être excessives, et installer chacun dans son rôle pour éviter les déceptions. 

Claire Thoury

Les polémiques sur le supposé conflit de légitimité entre conventions et Parlement n’est pas présent dans les autres pays qui ont mené de semblables exercices. En Grande-Bretagne, la convention de Birmingham a été réunie à la demande  de la Chambre des communes. De même pour la convention écossaise d’Edimbourg. Ces régimes authentiquement parlementaires ne voient pas les conventions citoyennes comme un risque de rivalité. En Irlande, lors de la première Citizens’ Assembly, des députés ont siégé avec les citoyens. Ces polémiques sont l’effet d’un syndrome français, celui d’un Parlement humilié par la pratique des institutions depuis 60 ans. Les parlementaires gagneraient à regarder ces exercices comme des objets qui sont en leur faveur et qui leur donneront une importance bien plus grande demain.

Thierry Pech

De notre côté, la réaction des parlementaires est plutôt positive. On verra bien la suite. Le Parlement gagnerait à saisir le CESE pour organiser une autre convention citoyenne puisque le CESE peut être saisi par la première ministre ou par les présidents des deux chambres. Ce serait intéressant que la prochaine initiative, quel que soit le sujet, vienne des Parlementaires.

Claire Thoury

Il me semble même, au-delà, que certaines conventions pourraient être organisées à l’Assemblée et à son initiative. Nous ne sommes pas au bout des expérimentations. On a à présent deux modèles qui se ressemblent beaucoup. La seconde convention a pu corriger certains défauts de la première. La nature des questions retenues appelle aussi des adaptations. Avant de figer ces modèles dans la loi, nous avons besoin de faire encore quelques expériences, notamment, comme l’ont fait les Irlandais, une convention hybride réunissant des citoyens et quelques élus. La seule chose qu’il serait utile de fixer dès à présent, ce sont les quelques grands principes qui doivent animer une convention citoyenne. Cela pourrait faire l’objet d’un texte de loi. Il dirait en quoi consistent l’indépendance de sa production et de ses délibérations, les garanties qui en sont attendues, la publicité des débats, etc.

Thierry Pech

Pour la suite, on a quand même des échanges assez réguliers avec les parlementaires. Même ceux qui étaient réticents au départ en considérant que tout avait déjà été dit sur le sujet ont reconnu ensuite publiquement l’utilité de notre contribution. Un député comme Olivier Falorni, par exemple, je le cite parce qu’il l’a dit publiquement, était plutôt opposé à l’organisation d’une convention au départ et considère maintenant publiquement que c’était indispensable. Maintenant, c’est aux Représentants de se montrer à la hauteur du travail des 184 citoyens. Le rapporteur de la loi, la ministre en charge doivent d’ailleurs venir présenter aux citoyens leur choix, expliquer ce qui a été retenu ou pas, et pourquoi. Nous réunirons donc à nouveau une dernière fois les citoyens mais sans vote. Il s’agira de rendre compte.

Claire Thoury

Propos recueillis par Marc-Olivier Padis

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Claire Thoury

Thierry Pech