Fin de vie : ouvrir la boîte noire

Fin de vie : ouvrir la boîte noire
Publié le 3 mars 2023
Dans le débat sur la fin de vie, les soins palliatifs et l’aide médicale à mourir, un pan du réel reste encore dans l’ombre pour beaucoup d’entre nous : quelles sont concrètement les pratiques médicales, les produits, les gestes qui permettent à la médecine d’accompagner le malade jusqu’à la mort ? Loin de l’armoire à poisons taboue que certains pourraient encore fantasmer, François Blot, réanimateur, dissèque ici l’arsenal des molécules qui, de l’anesthésie-réanimation jusqu’à l’euthanasie en passant par les soins palliatifs, permettent, selon des protocoles précis d’associations et de dosages dont les médecins sont familiers, de sauver des vies aussi bien que d’en faciliter l’issue.
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La fin de vie médicalisée reste pour un grand nombre de personnes entourée de mystères dont seuls les médecins auraient la connaissance et le secret. Or, il existe un nombre défini de molécules, dont les actions souhaitées et les effets secondaires sont connus, utilisées dans des situations médicales précises dont dépend le choix du produit et de la dose prescrite.

Les voies d’administration

Certains produits peuvent être administrés par voie orale (« per os », du latin « bouche ») ou par une sonde placée dans l’estomac, et sont alors absorbés par le tube digestif, d’où ils passent dans le sang. D’autres sont administrés par voie intraveineuse (IV), soit en flash (IV direct, parfois un peu plus lentement : IV lent), soit de façon continue, par une seringue électrique (ou auto-pousseuse) qui perfuse le produit dans les veines. Certains produits peuvent être prescrits ou par voie orale, ou par voie IV. Enfin, pour certains produits dont la morphine et dérivés, la voie sous-cutanée (sous la peau, mais pas directement dans une veine) existe, ainsi que la voie transdermique (patchs). En résumé, les trois principales voies d’administration des médicaments sont digestive, intraveineuse et sous-cutanée.

Les produits utilisés

Chaque produit a deux dénominations : pharmacologique (nom qui décrit la molécule de façon invariable à travers le monde), et commercial (nom de spécialité, qui peut varier selon le laboratoire qui commercialise le produit ; le symbole® est classiquement accolé)1.

  • Les anesthésiques / hypnotiques : ils ont un effet sédatif, c’est-à-dire qu’ils diminuent l’activité cérébrale et nerveuse (sédation). Ainsi, ils agissent sur le sommeil (hypnotiques), l’anxiété (anxiolytiques), la relaxation musculaire (myorelaxants), et les convulsions / épilepsie (anticonvulsivants). Les sédatifs disponibles appartiennent à la catégorie des benzodiazépines ou apparentées. Les benzodiazépines, dont le nom pharmacologique se termine le plus souvent en ‘am’, ont pour tête de file le valium® (diazépam) ; la molécule utilisée aujourd’hui en anesthésie et réanimation est l’hypnovel® (midazolam), par voie IV directe ou continue. La principale molécule apparentée est le diprivan® (propofol), aux propriétés similaires (et de durée d’action un peu plus courte), également en IV direct ou continu. Lorsque l’une ou l’autre (midazolam, propofol) est injectée en flash (IV direct), l’action est quasi-immédiate puis disparaît après quelques minutes ; si une action durable est souhaitée, il faut relayer l’injection flash (appelée aussi « bolus ») par une administration IV continue. Ces molécules peuvent être utilisées pendant plusieurs jours, mais exposent soit à des toxicités, soit à une diminution de l’effet (échappement à l’action du médicament, ou « tachyphylaxie ») nécessitant d’augmenter les doses ou de changer de molécule.
  • Les antalgiques / morphiniques : ils agissent contre la douleur (algo, en grec : douleur). Dans le cas qui nous occupe ici, les antalgiques utilisés sont des opioïdes, ou opiacés, de la famille de la morphine (morphine elle-même ou dérivé : fentanyl, sufentanil…). Ils sont puissamment antalgiques (dits « de palier III »), peuvent soulager une sensation de gêne respiratoire, et à doses élevées provoquent un ralentissement, une baisse de la puissance (appelée « dépression respiratoire »), voire un arrêt respiratoire. Comme les anesthésiques, une injection flash a un effet de durée limitée (quoique plus longue que les anesthésiques) ; une action plus prolongée exige donc soit de renouveler les injections IV directes, soit une administration continue par seringue électrique, ou par système autocontrôlé par le patient.
  • Les barbituriques : ils diminuent et même abolissent l’activité du cerveau (« dépresseurs du système nerveux central »), donc à la fois la conscience et les nerfs qui commandent les muscles, dont l’activité respiratoire. Ils sont utilisés notamment pour traiter l’épilepsie (convulsions). Des doses faibles peuvent être utilisées par voie orale, sans effet sur la respiration. Des doses plus élevées et IV (par exemple dans les crises d’épilepsie sévères) induisent une dépression voire un arrêt respiratoire, et imposent de maintenir la respiration par une ventilation artificielle, ou mécanique (machine appelée ventilateur, ou respirateur).
  • Les neuroleptiques : L’usage le plus courant est celui de la psychiatrie, à visée tranquillisante notamment, ou contre les phénomènes de délire (« antipsychotiques »). Dans le cas qui nous occupe ici, ils sont utilisés pour leurs propriétés sédatives, en complément le plus souvent des médicaments hypnotiques.
  • Ne sont pas utilisés dans les situations de fin de vie2 : les curares (qui paralysent les muscles et ne sont utilisés qu’en réanimation et en anesthésie, toujours associés à un anesthésique et sous couvert d’une ventilation artificielle, du fait de la paralysie des muscles respiratoires empêchant toute respiration naturelle) ; ils n’ont aucune action sur la conscience.

Effets désirés et effets secondaires

Chaque molécule a son (ou ses) effet(s) pharmacologique(s) désirés, et ses effets toxiques ou secondaires. Hormis les phénomènes d’allergie (ou anaphylaxie), qui surviennent quelle que soit la dose (quelques milligrammes suffisent), les autres effets, souhaités ou secondaires, dépendent de la dose prescrite.

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Les effets désirés sont, selon le produit, principalement sédatifs (anesthésiques / hypnotiques), antalgiques (morphine et dérivés), anticonvulsifs (barbituriques). Pour chacun d’eux, plus la dose utilisée augmente, plus il survient, d’une part, une altération de la conscience (jusqu’au coma), et, d’autre part, une dépression respiratoire (jusqu’à l’arrêt respiratoire).

Ainsi, à dose faible (voie orale, ou même intraveineuse mais aux plus faibles dosages), seul l’effet pharmacologique désiré est observé : selon le médicament, donc, baisse de l’angoisse, de la douleur, des convulsions. A dose plus élevée, l’effet pharmacologique est plus puissant, mais la vigilance diminue, jusqu’à parfois une perte complète de conscience ; la respiration reste cependant présente et efficace. A doses plus fortes encore, non seulement la conscience est altérée, mais la respiration devient lente, faible, inefficace (en anesthésie ou en réanimation, la mise en place d’une ventilation artificielle, par un respirateur, est alors nécessaire pour continuer à oxygéner le sang, puisque les poumons ne le font plus eux-mêmes). Enfin, aux doses les plus élevées, la respiration peut même cesser totalement (en dehors d’une assistance respiratoire, la mort après arrêt respiratoire survient alors en quelques minutes, précédée de dégâts cérébraux irréversibles) ; cependant, fréquence et délai de survenue de l’arrêt respiratoire (puis du décès) varient considérablement selon les personnes, les produits, la voie d’administration (notamment, l’effet obtenu après absorption orale est plus aléatoire qu’après injection intraveineuse).

Tous ces médicaments ont donc un « double effet » : l’effet désiré prédomine à faible dose, puis les effets secondaires prennent le dessus à mesure que les doses augmentent (à doses égales, le rapport effet souhaité / effet toxique varie entre personnes malades, selon la fragilité de l’organisme, l’avancée de la maladie, etc.)

Les médecins, notamment les anesthésistes, les réanimateurs, les médecins de soins palliatifs ou les spécialistes de la douleur sont habitués à manier ces molécules, à tous les paliers de doses, et en savent les effets attendus.

Les situations rencontrées

  • Anesthésie-réanimation : une benzodiazépine ou apparentée est associée à un morphinique, couramment avec pour commencer une dose flash (IV directe), relayée par une perfusion continue. Il s’agit d’obtenir un sommeil profond et un relâchement des muscles, dont les muscles de la respiration, afin de pouvoir réaliser une intervention chirurgicale en toute sécurité (sur une durée de quelques heures), ou en réanimation de mettre l’organisme au repos et de déployer les techniques de support des fonctions vitales (quelques jours). Parfois, un curare peut être ajouté aux deux autres molécules, jamais seul et jamais hors anesthésie ou réanimation.

Des anesthésies locales, ou locorégionales, sont aussi utilisées pour certaines interventions, utilisant des anesthésiques locaux et des morphiniques. La personne reste alors éveillée.

Douleur : les équipes de lutte contre la douleur manient des antalgiques de différents niveaux (ou paliers), le plus élevé étant la famille de la morphine. Celle-ci peut s’administrer par voie orale, sous-cutanée, transdermique, ou intraveineuse (flash, ou continue). Un dosage de plus en plus élevé, ou trop élevé pour une personne donnée, peut entraîner une diminution de la conscience (allant de la somnolence au coma), une dépression respiratoire. Ainsi, certaines douleurs rebelles peuvent nécessiter des doses très élevées, mais dont l’escalade peut être limitée ou stoppée par les effets secondaires ; l’équilibre bénéfice / risque est alors évalué au cas par cas.

Certains types de douleurs, par exemple en cancérologie, sont liées à un mécanisme sur lequel la morphine n’agit pas, ou peu : ces douleurs dites « neurogènes », ou « neuropathiques », produisent souvent des sensations électriques, et ce sont d’autres molécules, voire des techniques issues de la physique qui sont employées. Ces douleurs sont plus difficiles à diagnostiquer, mais les traitements actuels en ont clairement amélioré la prise en charge.

De nombreuses autres techniques, non médicamenteuses, sont également proposées dans le traitement de la douleur (hors sujet ici).

La très grande majorité des douleurs peuvent être contrôlées, exceptionnellement supprimées, par des antalgiques de différents paliers, mais aussi par des techniques locales (par exemple, par pompes intra-thécales, qui agissent sur les nerfs de la moelle épinière). Toutes ne le sont pas, cependant, sauf au prix d’effets secondaires majeurs. On parle alors de douleurs réfractaires.

  • Situations palliatives avancées et fin de vie : en plus de l’accompagnement humain et des techniques non médicamenteuses, les traitements symptomatiques ont pour buts de contrôler l’anxiété et l’insomnie, les douleurs physiques, la gêne respiratoire (dyspnée), les nausées et vomissements, etc. On retrouve notamment ici les benzodiazépines (pour anxiété, angoisses, insomnies) et les antalgiques, dont les morphiniques (pour la douleur, mais aussi la dyspnée). Le plus souvent, les patients en situation palliative avancée reçoivent l’un et l’autre, allant de la prescription orale à la voie intraveineuse continue à petites doses (par exemple, les doses de midazolam voire de morphine continue utilisées pour lutter contre anxiété et douleur sont, approximativement, de 10 à 20 fois inférieures à celles utilisées en réanimation). La diminution de la vigilance et de la capacité respiratoire est en principe minime à ces doses.
  • Sédation proportionnée ; sédation aiguë et détresse vitale : Face à des douleurs physiques ou psychiques rebelles que des doses « conventionnelles » ne parviennent pas à apaiser, une sédation transitoire peut être nécessaire, presque toujours associée à un traitement antalgique. Midazolam et morphine permettent d’endormir la personne malade, en altérant peu ou pas ses capacités respiratoires. En cas d’insuffisance du midazolam, d’autres classes de médicaments comme des neuroleptiques peuvent être utilisées à visée sédative. Lorsque les symptômes sont mieux contrôlés, une tentative de réveil est faite. Il s’agit donc d’une sédation dite proportionnée (aux symptômes) et transitoire.

Mais certaines détresses vitales suraiguës nécessitent, elles, une prise en charge en urgence immédiate. Celle-ci peut conduire, quand la situation médicale et le pronostic le permettent, à endormir en quelques minutes le malade, afin de le mettre sous assistance respiratoire (intubation de la trachée, respiration artificielle) et de l’amener en réanimation ou au bloc opératoire. Mais en situation palliative avancée, des limitations thérapeutiques sont souvent décidées, en accord avec la personne, afin d’éviter toute obstination déraisonnable. Une détresse vitale telle qu’une asphyxie aiguë ou une hémorragie cataclysmique impose alors d’endormir la personne en détresse, toujours avec le couple midazolam – morphine, cette fois à dose forte, en intraveineux (direct, puis relais par perfusion continue) : le décès survient le plus souvent dans les minutes qui suivent, du fait de l’asphyxie ou de l’hémorragie. Dans de très rares cas, la cause de la détresse aiguë peut être levée, la situation se stabiliser puis s’améliorer, permettant même d’envisager le réveil.

  • Sédation profonde et continue (maintenue jusqu’au décès) : Elle consiste à endormir (sédater) de façon profonde et définitive un patient aux souffrances réfractaires, du fait d’une maladie incurable et dont le pronostic vital est engagé à court terme (décès attendu dans les quelques heures à quelques jours)3. Un traitement de la douleur (antalgique) est toujours associé, et même majoré. Le couple midazolam – morphine (ou dérivé) est donc couramment utilisé, avec une dose en « bolus » (flash) puis un entretien par perfusion continue ; cette dose d’entretien est intermédiaire entre celles utilisées pour diminuer les symptômes dans les situations palliatives avancées, et celles utilisées en réanimation (lesquelles imposent de mettre en route une ventilation artificielle). Une benzodiazépine d’action plus longue, telle que le diazépam, est parfois utilisée, ainsi que le propofol, déjà cité. Un neuroleptique peut aussi être prescrit, en complément des benzodiazépines, si celles-ci sont insuffisamment actives. La sédation profonde et continue ne provoque pas la mort, qui surviendra de façon « naturelle », liée à la maladie. Mais, par la loi du « double effet », elle peut participer à réduire la durée de vie. Les jours qui passent exposent à une diminution de l’action de la sédation (notamment du midazolam : « tachyphylaxie »), obligeant à augmenter les doses et/ou changer de médicament.
  • Suicide assisté et euthanasie : dans ces deux formes d’aide active à mourir, la substance létale est administrée par voie orale ou intraveineuse, par la personne elle-même (suicide assisté) ou par un tiers, en règle générame un médecin (euthanasie). En pratique, c’est pour la voie intraveineuse un barbiturique qui est principalement utilisé, à dose très supérieure à celle prescrite pour traiter des convulsions4; le coma survient alors en quelques minutes. Il peut être suivi d’un arrêt respiratoire (donc du décès puisqu’aucune assistance respiratoire n’est mise en œuvre), ou bien un curare est administré secondairement, une fois le coma profond obtenu, et l’arrêt respiratoire est alors quasi-immédiat (paralysie des muscles respiratoires).

Par voie orale, il s’agit soit d’un barbiturique, là aussi, mais surtout, depuis quelques années (exemple de l’Oregon5), d’une combinaison de molécules parmi lesquelles une benzodiazépine (diazépam), de la morphine, un ou des médicaments contre les troubles du rythme cardiaque, et un certain antidépresseur. Le délai de survenue du décès est alors éminemment variable : un décès sur deux survient en moins de 30 minutes, mais les durées allaient en 2021 de 2 minutes à 24 heures selon les personnes, et selon les combinaisons de produits utilisées.

D’autres techniques ont été proposées (exemple de la Suisse), par inhalation de gaz inerte appauvri en oxygène.

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François Blot